REFLEXes

L’affaire Grüninger

26 septembre 2005 International, Les institutionnels

Paul Grüninger était un commandant de police des frontières en Suisse. A priori, ce n’est donc pas le type de personne qu’on s’attend à trouver dans cette rubrique. Mais l’homme est emblématique par l’acte qu’il a posé dans les circonstances particulièrement dramatiques de l’histoire européenne : au nom de sa conscience, il a désobéi. Ce faisant, il a sauvé des milliers de personnes. Il a payé chèrement son objection de conscience et ce n’est que récemment qu’il a été réhabilité… à titre posthume. Paul Grüninger est mort, mais le symbole reste pour tous ceux qui considèrent qu’à partir d’une certaine limite, la désobéissance devient un devoir moral, et universel.

Ces dernières années, le rôle ambigu de la Suisse dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale a souvent attiré l’attention de spécialistes de champs très divers. La position neutre et soulignée comme telle de cet État était beaucoup moins inoffensive que ce qui a été présentés par les intéressés. Comme l’a révélé en 1997 la Commission historique indépendante, la Suisse ne se contentait pas de faire le commerce de l’or avec l’Allemagne nazie ; elle était aussi son principal banquier : les banques ont fait 76% de toutes leurs opérations avec l’or du IIIe Reich. Environ un tiers de cet or représente ce que les nazis ont volé à des personnes privées, principalement des Juifs. La publication par cette même Commissions de la liste de plusieurs milliers de comptes dormant a fait encore plus de bruit. La plupart des propriétaires, pour des raisons évidentes, n’ont jamais déclaré leur argent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quant aux banquiers, ils n’ont pas fait le moindre effort pour annoncer l’existence de ces comptes aux membres ou héritiers des familles qui ont survécu à cette période. L’argent, resté cinquante ans dans les banques, a été à l’origine d’intérêts fabuleux. Cette affaire a vu le jour grâce à la trouvaille accidentelle d’un modeste employé de banque : Christopher Meïli (voir encadré).
La « neutralité » de la Suisse ne s’est pas limitée au financement du nazisme. Après l’annexion de l’Autriche en mars 1938, les réfugiés juifs et des autres groupes menacés (une grande partie venait originellement d’Allemagne) essayaient de trouver asile en Suisse. Ceux qui ont eu la chance de quitter leur pays quand il était encore possible de le faire et qui arrivaient en Suisse se trouvaient en terre étrangère généralement démunis de tout, les nazis les ayant dépouillés avant leur départ.
Mais le 19 août 1938, le gouvernement déclara que « la barque était pleine », et il ferma officiellement les frontières à tous ceux qui fuyaient le nazisme. Comme la plupart des pays européens, la Suisse a donc préféré abandonner des milliers de Juifs, de Tsiganes et d’opposants politiques à la terreur hitlérienne, c’est-à-dire à l’extermination. Plus tard, des rescapés polonais et russes ds camps de travail, ainsi que des Français et des Italiens fuyant le travail obligatoire ou le service militaire sous le fascisme, se sont également vu refuser l’asile en Suisse.
Tout le monde en Suisse n’était pas d’accord avec cette décision. Grâce aux efforts d’antifascistes convaincus et de plusieurs communautés juives, les personnes pourchassées purent néanmoins continuer d’entrer en Suisse pour sauver leur vie et celle de leurs enfants, vivant ensuite dans la clandestinité et sans argent.
Le commandant Paul Grüninger était le chef de la police du petit village suisse de Saint-Gall qui se trouve à la frontière avec l’Allemagne et l’Autriche. Il n’était pas révolutionnaire et ne participait pas à la résistance. C’était un simple fonctionnaire de la police des frontières, respectueux de son uniforme et du poste qui lui avait été confié par l’État et sa hiérarchie. Pourtant, quand il fut confronté à la réalité de milliers de gens exténués, terrifiés, démunis de tout et se retrouvant devant une frontière fermée, Paul Grüninger choisit de désobéir aux directives fédérales après s’être vainement opposé à la décision du blocage des frontières.
Avec l’aide de quelques subordonnés et avec la silencieuse bienveillance des habitants du village, il se mit à falsifier les documents d’entrée des réfugiés en les antidatant d’avant l’ordre de blocage des frontières. Il envoya des citations à comparaître et des invitations à des détenus du camp de concentration de Dachau pour les faire venir en Suisse. Il ferma les yeux devant de faux visas. Ainsi, les exilés entrant dans le pays ne sauvaient pas seulement leur vie, mais obtenaient aussi un statut officiel. Paul Grüninger risquait beaucoup ; il a pourtant toujours refusé la moindre somme d’argent, considérant son action comme un devoir. La désobéissance de ce capitaine de police a permis de sauver la vie de plus de 3000 Juifs d’Allemagne et d’Autriche.
Au début de l’année 1939, le nombre impressionnant de réfugiés qui passaient en très peu de temps par le poste de frontière de Saint-Gall attira l’attention des chefs de la police : ils ouvrirent une enquête et découvrirent « l’activité illégale » de Grüninger et de ses subordonnés. Ces derniers, simples exécutants aux ordres de leur supérieur, ne furent pas poursuivis. En revanche, Paul Grüninger fut suspendu de ses fonctions en avril 1939, puis licencié définitivement de toute tâche de fonctionnaire.
Le procès eut lieu en octobre 1940 : Grüninger n’eut pas le droit de choisir son avocat. Celui que lui fournit la police était connu pour son antisémitisme et ses sympathies pro-nazies. Le destin du capitaine était scellé : le 23 décembre 1942, le tribunal du district de Saint-Gall le condamna à une amende pour violation du devoir de fonction. Mais malgré tous les efforts de l’accusation, il fut totalement impossible de l’inculper de corruption ou de trouver chez lui une maladie psychiatrique. Les choses auraient été tellement plus simples et plus « morales ». Or, pendant son procès, Grüninger assuma totalement sa culpabilité et le fait qu’il ait effectivement rompu ses engagement : « l’humanité » fut sa seule ligne de défense. Après le verdict, il refusa de faire appel. Or à cette époque, la Suisse connaissait déjà l’existence des chambres à gaz, ainsi que l’a démontré l’historien Raul Hillberg.
À la suite de ce procès, qui fit beaucoup de bruit, les premiers soupçons sur la neutralité de la Suisse ont commencé à se faire jour dans l’Europe non-occupée : pendant le procès, l’avocat de Grüninger avait fait tellement de déclarations pro-nazies qu’il était impossible de dissocier sa plaidoirie du réquisitoire du procureur.
Lorsque, après la guerre, la Justice suisse continua à refuser catégoriquement de casser la condamnation de 1942, cela fut perçu dans le contexte de la coopération économique de la Suisse avec l’Allemagne nazie et du rôle ambigu de la Croix rouge suisse pendant la guerre.
Paul Grüninger, à qui tout travail comme fonctionnaire avait été interdit, fut soutenu par ses amis et certains de ceux qu’il avait sauvés : il mourut dans la misère en 1972, à l’âge de 80 ans.
Pendant des années, l’association « Justice pour Paul Grüninger ! » a combattu en vain pour sa réhabilitation. En 1995, l’association a organisé une rencontre qui a rassemblé les survivants sauvés par Grüninger, venus d’Autriche, de France, d’Israël et de beaucoup d’autres pays, ainsi que des juristes, des journalistes et des écrivains. La salle comble a exigé la réhabilitation pleine et entière de la mémoire de Paul Grüninger.
Ce n’est qu’en 1996 que la Suisse a trouvé le courage de reconnaître son « erreur » et de réhabiliter à titre posthume le capitaine de police qui a plus écouté sa conscience que les ordres de ses chefs.
Le film documentaire du réalisateur Richard Dindo, L’affaire Grüninger, présenté au festival du cinéma de Berlin en 1998, a apporté encore plus de publicité à cette histoire vieille de soixante ans. Le film ne montre pas seulement comment les événements s’enchaînent et il ne demande pas la pitié pour l’accusé : son but, c’est la réhabilitation morale totale de Grüninger. La méthode du réalisateur n’est pas habituelle : le film a été tourné dans la cour de Justice de Saint-Gall où en 1942, Grüninger fut condamné. Il n’y a pas de phrases pathétiques ni de scènes dramatiques : Dindo reprend le procès de Grüninger, mais cette fois, dans la salle, le public n’est plus le même. Sur les bancs, ce sont les survivants sauvés par Grüninger qu’on voit, ainsi que sa famille et ses subordonnés. Ils sont à la fois public et témoins de la défense.
Un couple de survivants, qui a passé une nuit le poste de frontière de Saint-Gall, témoigne : « Le capitaine était poli et correct, mais il ne rentrait jamais dans une discussion. » La fille de Grünigner explique quant à elle les années difficiles qui ont suivi la condamnation de son père, ainsi que la misère et l’indifférence de la majorité de la population.
En Suisse, Grüninger a rejoint le panthéon des Justes comme Friedrich Born, Carl Lutz, le pasteur Roland de Pury et Harald Feller. Pour cela, son image fut tardivement, mais bien évidemment récupérée par les officiels d’aujourd’hui qui déclarent vouloir rompre avec le passé trouble de la Suisse. Mais combien de Grüninger sont encore condamnés de nos jours, en Suisse ou dans la forteresse Europe, pour le même devoir d’humanité ?

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