REFLEXes

Le Front National et la guerre contre l’Irak

3 mars 2003 Les institutionnels

Certains se seront peut-être étonnés de voir le Front national appeler officiellement[1] ses militants et ses sympathisants à participer aux manifestations du 15 février contre la guerre, sans pour autant, le jour dit, apparaître en tant que tel. Et pourtant, Le Pen ces dernières années fut l’un des plus fervents soutiens du gouvernement irakien dans la classe politique française.
Il faut dire que le parti de Jean-Marie Le Pen avait déjà appeler, le 1er février 2003, devant l’ambassade américaine, à un rassemblement de protestation qui rassembla près de 200 personnes, pour « adresser un message d’espoir au peuple irakien ». Le 19 décembre 1998 déjà, en marge de la manifestation de la gauche pour demander l’arrêt des frappes anglo-américaines en Irak, le Front national avait organisé un rassemblement devant l’ambassade américaine, qui avait alors rassemblé une trentaine de personnes, principalement des élus.

D’ailleurs, l’engagement du Front national en général et de son leader en particulier en faveur de l’Irak n’est pas neuf. On se souvient de la visite de Le Pen à Saddam Hussein en novembre 1990, lors de laquelle il avait fait des déclarations visant à reconnaître l’annexion du Koweit ; et durant l’année 1991, le FN, à l’initiative de son patron, avait mené campagne contre la guerre du Golfe, faisant grincer quelques dents au sein du parti. Ainsi, à cette occasion, certains cadres avaient même démissionné du FN[2]. Par ailleurs, le pari politique était risqué : comment faire comprendre à ses électeurs qu’il fallait expulser les Arabes d’ici tout en soutenant ceux de là-bas ?

La femme de Le Pen s’emmêle

La même année, le 31 mai 1991, Le Pen se marie avec Jeanne-Marie Paschos, née en 1933, fille d’un père marchand de tableaux grec, ex-épouse de Jean Garnier[3]. Jany trouva sa place au sein du Front en s’intéressant à différentes associations frontistes à caractère humanitaire : protestante de confession, elle soutint L’entraide nationale, la soupe populaire du pasteur Blanchard, fut (et est encore) présidente d’honneur de plusieurs associations de défense des animaux… Mais c’est surtout en tant que présidente de l’association caritative SOS Enfants d’Irak, créée en 1995, que « Jany » Le Pen s’est véritablement engagée. Et lorsque Le Pen, pour faire barrage à Mégret, la proposa comme comme tête de liste aux élections européennes, dans le cas où son inéligibilité aurait été confirmée, Jany Le Pen avait affirmé qu’elle n’en avait pas du tout l’intention. Aussi est-il raisonnable de penser que son engagement aux côtés des enfants irakiens ne vise pas qu’à faire plaisir à son mari, mais résulte d’une véritable volonté personnelle. L’activité de l’association, sans être débordante (mais l’humanitaire, surtout quand il passe par le porte-monnaie, n’a jamais rencontré beaucoup de succès à l’extrême droite), fut régulière tout au long des années 1990, envoyant médicaments et équipement de soin en Irak et chapeautant l’ensemble des manifestations de soutien du FN à l’Irak. La présence de Jean-Michel Dubois au poste de secrétaire général de l’association montre à quel point SOS Enfants d’Irak est chevillé au Front : membre du bureau politique du FN, conseiller régional d’Ile-de-France, président du FNEML (Entreprise Moderne et Liberté) depuis 1987, associé de la société éditrice de National Hebdo, ce patron soupçonné d’avoir entretenu des liens étroits avec la secte Moon et ainsi financé le FN est l’un des cadres les plus importants du parti de Jean-Marie Le Pen.

Jany Le Pen a fait une dizaine de séjours en Irak, parfois accompagnée de son mari ou d’élus FN[4], au cours desquels elle fut en général reçue par le président irakien en personne, séjours qui furent le plus souvent l’occasion de consolider les relations « diplomatiques » entre le FN et le dictateur de Bagdad, et surtout de donner à Le Pen l’illusion d’avoir la dimension d’un chef d’État. Pour parler des plus récents, notons celui effectué en décembre 2000, en violation de la résolution 670 des Nations Unies sur l’embargo aérien, pour participer au Comité de suivi de la conférence de Bagdad pour la levée de l’embargo, ou plus récemment encore, son séjour d’une semaine au lendemain du rassemblement du 1er février 2003 dans le cadre de la « plate-forme européenne de solidarité avec le peuple irakien »[5].

Position sur la crise actuelle

Lors des derniers développements de la crise irakienne, le FN s’est exprimé d’une seule voix pour dénoncer une guerre contre l’Irak qualifiée d’ « injuste », et ce à de nombreuses reprises aussi bien dans les médias qu’à la tribune du Parlement européen (une trentaine d’interventions sur le sujet !). Si Gollnisch et Marine Le Pen se sont exprimés sur le sujet, c’est surtout Le Pen, qui n’entend pas partager son hégémonie au sein du FN quant aux relations internationales, qui s’est exprimé, en profitant au passage pour épingler les hésitations de Jacques Chirac : ainsi, en septembre dernier, Le Pen rappela que « l’article 35 de la Constitution prévoit expressément que la déclaration de guerre doit être autorisée par le Parlement » ; puis, en novembre, Le Pen reprocha au chef de l’État de ne pas avoir utilisé le droit de veto de la France au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais la fermeté affichée du chef de l’État coupa court à ces critiques : le 10 février sur France-info, Le Pen admit avoir été « agréablement surpris » par Chirac, son ennemi de toujours.

C’est que, en dépit de son soutien de longue date à l’Irak, Le Pen a bien du mal à faire entendre sa voix : en accord avec le gouvernement en place et avec la grande majorité de l’opinion, en particulier celle de gauche (les récents sondages indiquent que 80% des Français seraient opposés à la guerre), le FN n’est pas à l’aise, et ce pour plusieurs raisons.

- d’abord, il lui est difficile de jouer les trublions provocateurs comme en 1991 (rares étaient ceux alors à critiquer l’intervention américaine), et ses prises de positions ne lui permettent pas de se distinguer de l’ « établissement » ;

- ensuite, il n’arrive pas à mobiliser en masse ses militants sur le sujet, trop éloigné de leurs préoccupations franco-françaises (le FN, pour justifier son absence visible lors de la manifestation anti-guerre du 15 février, eut le culot de prétendre avoir voulu « éviter toute provocation » !) ;

- enfin, et c’est l’essentiel, c’est à un sacré numéro de contorsionniste que se livre le FN dans son discours par rapport à l’Irak, qui donna lieu à quelques sorties assez étonnantes.

Un argumentaire un peu gonflé

Le discours du Front national sur la guerre contre l’Irak s’articule autour de trois axes principaux : une dénonciation assez radicale de l’impérialisme américain, un appel à la paix teinté d’humanitarisme et une défense virulente de l’Irak en tant que nation et en tant que peuple.

L’antiaméricanisme de Le Pen n’est pas neuf : malgré une période reaganienne dans les années 1980 et l’influence proantlantiste de Mégret dans les années 1990, le Front national a toujours affiché une certaine méfiance à l’égard des États-Unis, en dénonçant en particulier l’hégémonie culturelle, assimilée au cosmopolitisme et au « mondialisme ». Poussé à l’extrême dans le cas présent, Le Pen alla jusqu’à demander une « rupture des relations diplomatiques avec les États-unis »[6]. Et cette fois, c’est essentiellement sur des questions économiques que le FN oriente son discours, dénonçant le « néo-colonialisme » mené par des « pays prédateurs » à la recherche du contrôle des réserves pétrolières, la « colonisation économique de l’Irak » , Le Pen proposant même avec ironie que la devise inscrite sur les dollars américains soient désormais « in Gold we trust »[7]… Mais, ne menant pas son analyse jusqu’à son terme anticapitaliste, le discours frontiste finit par tourner court.

C’est donc la dimension pacifiste qui prend le dessus : alors qu’il n’a de cesse de réclamer l’augmentation substantielle des crédits militaires, et que son bellicisme a pu à maintes reprises s’affirmer, le FN n’a pas hésité à lâcher des colombes lors de son rassemblement devant l’ambassade américaine le 1er février Le Pen, après avoir, quinze jours avant, qualifié la guerre de « fléau de l’humanité » a affirmé que Bush, qu’il a comparé à Hitler[8], allait commettre le « premier crime contre l’Humanité du XXIe siècle » devant les député européens le 29 janvier dernier… Au-delà des références qui permettent toujours d’exagérer les défauts de l’un pour mieux atténuer ceux de l’autre, il est clair que le FN et son leader veulent frapper les esprits. C’est d’ailleurs pourquoi les activités humanitaires de SOS Enfants d’Irak sont le véritable porte-drapeau du FN dans cette affaire. Ce refus de la guerre s’accompagne même d’une justification d’éventuelles ripostes terroristes, dont la dénonciation avait pourtant été le fonds de commerce du FN ces derniers mois. Ainsi, Le Pen, tout en reconnaissant que « le terrorisme existe », estima qu’il est lié à « la politique agressive des États-unis »[9] et que « la politique occidentale lui fournit chaque jour un nouveau terreau »[10]. Conscient que ce genre d’arguments pourrait choquer ses sympathisants attachés à l’idée de « choc des civilisations », Le Pen opère un habile distinguo entre les peuples du Moyen-Orient et les musulmans de nos banlieues qui selon lui profiteraient du conflit en Irak pour faire la guerre ici[11] !

Toute l’habileté de Jean-Marie Le Pen réside en effet à faire admettre à ses sympathisants que les Irakiens ne sont pas « des Arabes comme les autres ». Présentant l’Irak comme un berceau de la civilisation, évoquant dans ses discours Nabuchodonosor le fondateur de Bagdad, « la plus belle ville du monde », Le Pen a cherché à donner de ce pays l’image d’une nation « civilisée », « moderne », et « laïque ». Cette guerre ne sera pas « une guerre contre l’Islam » déclara-t-il[12] devant ses militants, ravalant la thèse du choc des civilisations au rang de « marketing politique » et de « matraquage médiatique » !

La popularité de la position anti-guerre préserve pour le moment le FN d’une trop grande contradiction avec les positions de sa base. Cependant, ses positions pro-irakiennes risquent de le mettre en difficulté à l’avenir, comme cela a pu lui arriver à Beyrouth en décembre dernier, où personne n’a voulu spontanément recevoir la délégation composé de Jean-Marie Le Pen, Bruno Gollnisch et leurs épouses respectives, en dehors du chef du Hezbollah, Mohammed Hussein Fadlallah ! Déjà, certains assurent leurs arrières, comme Marine Le Pen qui a tenu à rappeler que le FN n’était pas « pour l’Irak ou pour Saddam Hussein », mais simplement que son père défendait « la justice » et le droit international dans cette affaire…

Esbé

  1. dans un communiqué daté du 12 février 2003[]
  2. Comme Jules Monnerot, alors membre du bureau politique.[]
  3. L’un des dirigeants d’ECOTEC, une société pas très nette qui payait le loyer de la maison des Le Pen.[]
  4. Comme Jean-Michel Dubois, Marie-France Stirbois, Bruno Gollnisch ou encore récemment Farid Smahi.[]
  5. Une initiative d’une association belge éponyme (SOS Kinderen Irak) sans lien direct cependant avec celle de Jany Le Pen.[]
  6. Français d’abord, février 2003. Cependant, Martial Bild, directeur de Français d’abord, publia un erratum, affirmant que le FN considère la France et les États-Unis comme des « alliés ».[]
  7. Conférence de presse à Beyrouth, 21 décembre 2002.[]
  8. sur LCI le jeudi 14 novembre 2002.[]
  9. sur LCI le jeudi 14 novembre 2002.[]
  10. Discours lors du rassemblement du 1er février 2003.[]
  11. cf. Français d’Abord Quotidien du 19 février 2003.[]
  12. Discours lors du rassemblement du 1er février 2003.[]
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