REFLEXes

Les mauvais anges gardent l’Oncle Sam

6 février 2003 International, Les radicaux

Il y a quelques mois, des informations ont commencé à filtrer à travers l’Atlantique à propos des milices. Mais que sont ces milices ? Qui cachent-elles ? Sont-elles une menace ou seulement l’expression des brigades anti-Clinton en colère ?
Les milices, un phénomène relativement nouveau aux États-Unis, prennent leurs racines dans les vieilles traditions de liberté et des armes à feu. La tradition de liberté remonte aux fondements de la Constitution américaine qui garantit théoriquement la liberté d’expression (dans le premier amendement). Le droit de porter des armes à feu est également garanti par la Constitution.

Au cours de ce siècle, il y a eu des précurseurs des milices : les Minutemen pendant les années 1960 et les survivalists de l’ère Reagan. Le but premier de ces deux mouvements était de défendre l’Amérique contre le communisme.

Les Minutemen se décrivaient dans une brochure comme une «organisation nationale de patriotes américains […] dernier rempart contre le communisme». Par l’intermédiaire de la plus puissante association du lobby des armes à feu, la National Rifle Association, les Minutemen ont accumulé de nombreuses adhésions et un formidable arsenal. Leurs liens politiques avec la droite allaient de la société anticommuniste John Birch à diverses fractions du Ku Klux Klan, en passant par l’Église de Jésus Christ Christian qui a évolué en Aryan Nations dirigée par Richard Butler.

Le mouvement survivalist, moins bien organisé, était basé sur une philosophie du «retour aux collines», grâce auxquelles les «patriotes américains survivront dans les déserts pendant l’invasion soviétique» pour après revenir combattre et gagner la guérilla contre «l’ennemi rouge». Cette idée a été résumée dans le film L’Aube Rouge, réalisé en 1984 à l’apogée de la paranoïa de Reagan sur la guerre froide. Les survivalists ont donné naissance à des magazines et des boutiques consacrés à la protection de l’Amérique contre l’invasion russe.
Les milices d’aujourd’hui puisent clairement leur inspiration dans ces deux mouvements, mais il n’y a pas autant d’anticommunistes (l’URSS est en morceaux) que d’anti-Clinton.

Le mouvement a sûrement commencé avec le projet de loi Brady qui est passé pendant la première année de la présidence de Clinton. Le projet de loi Brady limite l’achat des armes à feu en insistant sur une période de cinq jours de «calme» entre la demande d’une arme et du permis et l’obtention de ceux-ci. Ce projet a été largement vu par le lobby des armes comme une transgression au droit de porter des armes. C’est pourquoi Clinton a été décrit comme un «fasciste» par les milices, ainsi que le gouvernement qu’elles considèrent comme un tyran qui essaye de contrôler tous les aspects de la vie des gens.

Les milices ont tendance à mettre sur le dos du gouvernement tous les problèmes de la société américaine. Alors qu’en Europe, on a tendance à considérer que le gouvernement est capable de résoudre les problèmes, aux États-Unis, c’est le gouvernement qui est perçu comme le problème. Les milices croient donc que c’est leur devoir de protéger l’Amérique de son gouvernement.

Le mouvement des milices s’est rapidement déployé, il a des centres dans au moins vingt États, de la Pennsylvanie à la Californie. Une grande partie est concentrée au nord-ouest du Pacifique, dans les cinq États suivants : Idaho, Oregon, Montana, Washington et Wyoming. Comportant quelques-unes des plus spectaculaires beautés naturelles de l’Amérique, ces cinq États ont un intérêt particulier pour l’extrême droite. Ils sont ce que l’extrême droite appelle la «solution des 10%» ; en d’autres termes, ces cinq États, constituant 10% des cinquante États qui composent l’Union, sont revendiqués comme un «pays blanc» pour la population «aryenne» américaine. Bien évidemment, ils sont les cinq États qui ont le plus faible mélange ethnique de tous les États-Unis : seulement 5% des habitants de ces États peuvent être considérés comme une «minorité».

L’Idaho est le lieu où est basé Aryan Nations, l’organisation néo-nazie quasi religieuse du pasteur auto-proclamé Richard Butler. C’est aussi dans cet État que l’ex-paramilitaire Bo Gritz, un proche collègue du membre du KKK David Duke, a monté une communauté survivalist appelée Almost Heaven. Robert Jay Matthews s’est basé juste de l’autre côté des frontières de l’État, à Washington, et a fondé la plus meurtrière des organisations terroristes néo-nazies qu’ait jamais vue l’Amérique : The Order, qui est responsable de plusieurs vols importants de lingots d’or, de nombreux meurtres dont celui de l’animateur de radio Alan Berg, et d’une bataille à mort avec la police ; après, le groupe a été pris dans une rafle. L’Oregon a été le foyer de quelques-uns des gangs de skins les plus vicieux de l’histoire américaine : à Portland, le réfugié éthiopien Mugleta Seraw a été tué par des skins qui l’ont battu à mort avec des battes de base-ball : cette triste histoire a été connue dans tout le pays.
Février 1994, Montana. La milice du Montana a été fondée par deux frères (John et David Trochmann) et a recruté des centaines de supporters. Les frères Trochmann sont des héros du mouvement des milices qui est connecté au niveau national sur Internet et aux radios à ondes courtes. Ils insistent sur le fait que le contrôle de l’armement signifie «le contrôle du peuple», et sur le fait que cela constitue une large partie d’un programme gouvernemental plus large. Selon les Trochmann, le gouvernement américain est en guerre contre son propre peuple.
Cette «guerre» est caractérisée par ce qu’ils appellent une taxation excessive, le projet d’une carte d’identité nationale et des lois de plus en plus restrictives (comme le projet de loi Brady). Ainsi, les Trochmann proclament que la seule solution est le combat. À un meeting typique des milices du Montana, David Trochmann tient un stand où il vend des manuels de l’armée américaine sur la survie et les combats lors des guérillas, et des gourdins de l’armée allemande qui envoient des décharges électriques de 160 000 volts. De plus, des sachets de nourriture séchée et congelée sont offerts en cadeau à ceux qui se préparent à attendre dans les collines jusqu’à ce que l’ennemi soit battu.

Mais la milice du Montana est plus qu’un groupe de fêlés se préparant à une guerre mythique contre Clinton : les connections avec l’extrême droite sont solides, et le fascisme est le cœur de l’idéologie sous-jacente du mouvement. John Trochmann a déjà été invité par l’Aryan Nations de Richard Butler, et il a encore parlé à leur congrès en 1990. En 1992, il a été impliqué dans l’incident Weaver. Randy Weaver était un suprémaciste blanc de l’Idaho qui a refusé de se rendre au FBI sous la menace ; il s’est finalement rendu une fois que sa femme et son fils ont été tués lors de tirs des tireurs d’élite du FBI. Le cas Weaver est considéré par de nombreux membres des milices comme une preuve que le gouvernement veut soumettre le «peuple» en le désarmant et en le renversant.

En ce moment, John Trochmann proclame qu’il n’est plus intéressé par le fascisme ; mais sur les stands de son frère durant les meetings, on voit des livres qui nient l’Holocauste et de la propagande fasciste (vidéo, etc.). Des théories sur la conspiration abondent à propos d’un gouvernement du monde socialiste qui contrôlerait Clinton et aurait pour but de réduire les Américains en esclavage. John Trochmann dit détenir des documents qui prouvent que les États-Unis seront morcelés en dix régions et que des camps de concentration sont en train d’être construits pour les dissidents (blancs). Selon lui, les responsables de ce plan diabolique sont des banquiers juifs renommés : les Warburg et les Rothchild. Quelle surprise !
Les vétérans antiracistes des États-Unis qui enquêtent sur les milices ont dit clairement que les Trochmann et leurs collègues à travers tous les États ne font que rénover le vieux message antisémite. Les milices sont tout bonnement une nouvelle façon d’attirer des gens vers l’extrême droite américaine. Il est certain que la majorité de ceux qui ont signé sont des gens ordinaires qui sont concernés par leur liberté et leurs droits. Mais d’autres trouveront un nouveau foyer dans le mouvement suprémaciste blanc qui se trouve à la frontières du mouvement des milices.

Un rapide coup d’œil sur la littérature des milices disponible sur Internet montre, tout du moins publiquement, que les milices sont simplement des défenseurs des armes à feu qui craignent Dieu et se sentent menacés par l’administration démocrate. Le manuel des Minutemen du Michigan, qui sont aussi connus pour être la milice régionale du Michigan Nord, est composé de huit pages pleines de détails intéressants. Après avoir présenté les amendements constitutionnels qui affirment le droit du citoyen à porter des armes, il y a une longue partie sur les dessous historiques des milices. On peut également lire une présentation de leurs buts : «[Les milices existent] pour établir une structure dirigiste porteuse de cohésion, capable d’instruire et d’allouer des tâches au fur et à mesure que les besoins surviennent ; pour entraîner ses membres dans les nombreuses disciplines nécessaires au fonctionnement des milices tant collectivement qu’individuellement ; pour éduquer ses membres sur des parties de l’histoire, sur les lois et principes provenant de la connaissance donnée par les grandes archives historiques du pays et de la Bible qui a été le plus grand et l’unique guide qui a influencé toutes les grandes nations désirant être libres ; pour informer ses membres des événements locaux, nationaux et globaux mettant en péril la Constitution et touchant la direction du pays ; pour encourager ses membres à se lever contre la tyrannie, le globalisme, le relativisme moral, l’humanisme et le Nouvel Ordre mondial qui menace de nuire à notre mode de gouvernement et aux États-Unis».

Ce texte semble rempli d’une innocence honnête, mais il faut le décoder. L’expression «le Nouvel Ordre mondial» n’a rien à voir avec la vision de l’ancien président George Bush d’un monde post-guerre froide. C’est en fait un discours suprémaciste à peine voilé sur la «conspiration juive». Les références au relativisme moral et à l’humanisme sont une attaque contre les standards modernes et l’éducation chrétienne non-fondamentaliste qui est généralement enseignée dans les écoles américaines. La Bible dont il est question est la Bible de qui ? Il ne s’agit certainement pas de celle de la plupart des chrétiens. La Bible des suprémacistes blancs est généralement une Bible qui apprend que les Blancs sont le «peuple élu», et non les Juifs, et que toutes les autres races sont des «mud races»[1] ou des sauvages à peine humains. Proclamer que cette «Bible» est celle qui a guidé toutes les grandes nations nie le fait que de nombreuses sociétés pré-chrétiennes étaient plus avancées que celle-ci à certains égards, et que certaines sociétés post-chrétiennes l’ont été également, comme l’empire maure, qui était musulman, et qui a dominé la Méditerranée.
On peut donc déduire de ce manuel que l’idéologie raciste et suprémaciste blanche est sous-jacente au mouvement des milices.

Les organisations antiracistes des États-Unis ont raison de craindre une montée des milices : ce mouvement vise bien plus que le contrôle sur les armes à feu et le droit de porter des armes. Il est en train d’élargir l’intérêt que suscite l’idéologie fasciste dans une société qui s’est lassée du Klan et qui ne tolérera plus de violences racistes. Il est en train de renverser le gouvernement ce qui, en soit, n’est pas une mauvaise idée. Mais par quoi ces milices souhaitent-elles le remplacer ? Leur idéal est une société dans laquelle les non-Blancs et les autres minorités seraient les esclaves de leurs maîtres «aryens».

Paru dans REFLEXes n° 46, mai 1995

  1. «mud» signifie boue, gadoue []
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