REFLEXes

L’idéologie de la sécurité

10 décembre 2006 ... Et les autres

(Article publié en juin 1993 dans le n° 39 de la revue REFLEXes)

 

Si le gouvernement Balladur est attaché aux problèmes de la sécurité – comme le montre la nomination de Pasqua à l’Intérieur -, il semble important de revenir sur « l’idéologie de la sécurité » mise en place pendant le gouvernement socialiste et notamment le plan Quilès. Car, au vu des mesures dernièrement envisagées – sauf les contrôles d’identité – il s’agit bien d’une continuité de la politique antérieure.

Le Plan Sécurité de Quilès se caractérise par une trilogie des plus intéressantes, à savoir : prévention, répression, dissuasion.

La présence du dernier terme de la trilogie est assez curieuse, car la dissuasion a toujours été présentée comme étant l’objet premier de la répression et de la prévention. Serait-il nécessaire de le rappeler ?

Cela étant, ces deux phénomènes, élaborés, mis en place et dirigés par l’État semblent, suite à ce plan, devoir agir main dans la main alors que jusqu’à présent, l’un était toujours préféré à l’autre et vice-versa, suivant les époques. Car en fait, et nous le verrons, la répression et la prévention assurent, sous des formes différentes une même fonction à savoir : réguler, contrôler le social.

Alors tout l’intérêt est de savoir quand et pourquoi l’État a privilégié, tout au long de son histoire, la répression puis la prévention, et pourquoi il met aujourd’hui en avant l’association des deux.

Les règles du jeu.

Même si l’ermite a toujours plus ou moins fasciné, l’homme, comme tout être vivant, intègre un groupe. Il ne vit pas seul, mais au sein d’une association humaine appelée société.

La nature des rapports de l’homme avec la société a, depuis relativement peu de temps, attiré l’attention. La découverte de la diversité des formes de sociétés à travers le monde et le temps a permis, par les études successives effectuées, de mettre en avant, malgré cette diversité, un certain nombre de points communs.

Toute vie commune ne peut se réaliser sans un ensemble de règles, de contraintes, admises et respectées par tous, qui assurent une coexistence pacifique entre les individus en les obligeant à respecter autrui et les biens d’autrui. Car l’homme est avant tout un être de désir. Pour lui, l’imitation est la matrice de base des relations sociales : ce que je désire n’existe jamais indépendamment de l’imitation du désir d’autrui. L’enfant qui désire absolument le jouet que possède son camarade et s’en désintéresse dès qu’on le lui donne, est un exemple révélateur de ce comportement. La conséquence première de cette relation est l’émergence d’un conflit. Si autrui refuse de me céder l’objet convoité, alors il devient aussitôt un ennemi. Et comme il est lui aussi sujet désirant, il y a nécessairement conflit. Le conflit est donc au fondement de toute relation sociale. D’où la nécessité que les individus soient insérés dans un ensemble de valeurs et de normes qui organisent et régulent leurs relations, leurs comportements et créent des idéaux collectifs pour assurer une certaine unité entre tous les individus du groupe.

Dès lors, l’action de l’homme doit, pour être sociable, c’est-à-dire pour être acceptée par l’ensemble du groupe, s’inscrire dans une structure d’action fournie par cet ensemble de règles implicites ou explicites qui impose un cadre à l’action par l’intermédiaire de sanctions et/ou de récompenses.

Lorsque l’action s’effectue en dehors du cadre normatif, elle n’a plus aucun sens pour le social et déclenche de ce fait une réaction : la sanction. Elle peut être physique, économique (amendes, etc.), surnaturelle ou sociale (exclusion du groupe, etc.).

Les sanctions et les récompenses (lorsque l’action s’intègre dans le cadre normatif) ont en fait une même fonction : assurer une suffisante conformité aux normes d’orientation de l’action humaine pour sauvegarder entre les membres d’une collectivité le dénominateur commun nécessaire à la cohésion et au fonctionnement de cette collectivité.

Cet ensemble de sanctions et de récompenses intègre le contrôle social, notion définissant la part de l’activité de la société qui consiste à assurer le maintien des règles et la conformité des conduites aux modèles établis. Il fait partie de la régulation sociale qui désigne l’action des mécanismes correcteurs qui maintiennent un système en existence.

Mécanismes correcteurs, valeurs, cadre normatif, sanctions, récompenses, toutes ces contraintes ont été et sont toujours assurées par des pouvoirs temporels et/ou spirituels, politiques et moraux. Parmi eux se trouve l’État, qui est particulièrement intéressant dans la mesure où son apparition et son développement se font en parallèle avec l’apparition et le développement du mode de production capitaliste. État et capitalisme apparaissent en étroite corrélation.

En effet, le pouvoir étatique n’a guère de prédécesseurs bien qu’il ait beaucoup d’ancêtres. Unifié, en contraste avec la multiplicité des pouvoirs de l’Ancien Régime, fondé sur le droit, riche et puissant, il assure non seulement la régulation sociale indispensable à toute vie commune, mais joue un rôle économique vital qui résulte de la nécessité absolue d’assurer la reproduction du rapport d’exploitation capitaliste (entre le travail et le capital). Il faut assurer le bon fonctionnement du marché, la gestion et la reproduction de la force de travail et la cohésion sociale aux contradictions sociales et économiques inhérentes au capitalisme et en les déplaçant. Pour ce faire, deux méthodes essentielles : la répression, commune à toutes les sociétés, et la prévention, beaucoup plus récente, moins répandue, mais peut-être beaucoup plus efficace. Cela dit, ces comportements étatiques ont tous deux une fonction particulière et indispensable que nous allons présenter.

Le « tout répressif ».

Comme nous l’avons vu, les règles sont nécessaires à toute association humaine. Ce qui définit et prouve la réalité d’une règle, c’est la contrainte qu’elle exerce sur l’individu et la sanction que suscite son infraction.

La répression, présente dans toutes les sociétés, a donc pour objet central de démontrer que la règle est en vigueur, et d’annuler l’effet destructeur de l’infraction sur les sentiments collectifs, c’est-à-dire l’affaiblissement de l’obligation. Elle a toujours été un acte d’une violence extrême, passant de la torture à l’exécution capitale pour l’exemple, mais a peu à peu évolué vers un acte ségrégatif et d’enfermement visant à canaliser une population d’anormaux, de déviants pour qu’ils ne puissent pas nuire à la société. La répression est devenue, parallèlement à sa violence originelle toujours présente, un acte d’assignation d’une place sociale à une population pauvre et mouvante, destiné à clarifier et à ordonner l’espace social. C’est ainsi qu’en 1656 est créé l’hôpital général, dans lequel on enferme tous ceux qui n’obéissent pas, ne respectent pas les règles du jeu, les normes en vigueur. Dès lors, la répression ne se borne pas seulement à renforcer la règle en punissant l’infraction. Elle la renforce indirectement en en faisant un critère de classement social.

En 1808, une étape importante dans le processus de l’enfermement est franchie. Avec la création à cette date des prisons cantonales et des maisons centrales de correction, les délinquants condamnés ont désormais un lieu d’enfermement séparé des fous et des indigents. Cette spécialisation de l’enfermement par la création de la prison a amené à une stigmatisation des enfermés, mais surtout à la constitution d’une population de délinquants. Propos contradictoires, puisque l’objectif de cet établissement est de la réduire.

En fait, la prison, par son architecture et son organisation interne contrôle, assiste 24 heures sur 24 l’individu incarcéré, ce qui l’infantilise, l’affaiblit et le rend plus vulnérable qu’il ne l’était à son entrée. De ce fait, il se retrouve incapable d’affronter (dans la grande majorité des cas) les difficultés de l’existence à sa sortie. Ce qui crée un environnement propice à la récidive dont le taux a toujours été élevé depuis la création de la prison, et l’est encore. C’est en ce sens que M. Foucault présente la prison comme une fabrique de délinquants ayant une fonction particulière.

En effet, avec dans la population un secteur marginal constant voué à la délinquance, on se donne un formidable instrument de pouvoir. Car, dans la mesure où ce groupe d’ « illégalistes » existe en lui-même, il entre en conflit avec la masse de la population qui est évidemment la première victime des activités du groupe. Le conflit entre les délinquants d’une part et la masse de la population d’autre part, a été un objectif perpétuellement poursuivi par le pouvoir depuis le XIXème siècle, et l’est encore aujourd’hui. Car l’existence de ce groupe de délinquants, à l’égard duquel l’ensemble de la population ne peut pas ne pas avoir de réactions d’hostilité, rend acceptable, tolérable la présence permanente de la police au milieu de la population. Cela est accentué, parallèlement, par un appel à la peur sans cesse relancé par des informations hétérogènes qui soulèvent l’inquiétude et la crainte, et créent des images stéréotypées du délinquant. Ce qui alors légitime la répression et le contrôle effectué sur certaines populations. Il est en effet intéressant de constater que, depuis sa création jusqu’à nos jours, l’écrasante majorité de la population carcérale est constituée d’individus issus des classes les plus défavorisées de la population.

Nous touchons là un point capital, car la répression est effectuée avant tout sur les populations utilisées comme main d’oeuvre par le système de production capitaliste. Même si dans les premières phases du développement du capitalisme, la main d’oeuvre était abondante et peu organisée, son exploitation à outrance risquait à tout moment de créer des conflits graves pouvant mettre en péril le maintien et le développement du système capitaliste. D’où l’action de l’État par une répression effective très forte, légitimée entre autres (dès le début) par cette équation bien connue : « classes laborieuses = classes dangereuses ».

Cependant, dans les phases suivantes du développement du capitalisme, ce dernier s’est heurté à un ensemble de contradictions, telles la baisse tendancielle du taux de profit, la suraccumulation, la réduction des débouchés, etc., qui eurent de graves répercussions sur l’ensemble des conditions de travail et d’existence des travailleurs. Dès l’apparition des premiers problèmes, la gestion de la force de travail et le maintien de la cohésion sociale devinrent plus complexes et nuancés. Les changements qui affectèrent alors la société par des décalages et des dysfonctionnements divers mirent en évidence l’insuffisance de la répression et du recours à la loi. L’idée de la nécessité d’une surveillance attentive de la régulation sociale s’imposa : la prévention commença à se développer.

Le « tout préventif »

Le XXème siècle voit apparaître les premières grandes contradictions du système de production capitaliste et la nécessité vitale, pour assurer son développement, d’un accroissement important de la concentration de la production et des capitaux, accroissement qu’assurent conjointement l’État et les différents monopoles de l’époque.

Ces deux phénomènes suscitent la concentration d’une force de travail qu’il faut reproduire, entretenir et organiser, mais entraînent aussi de graves transformations des conditions de vie et de travail des salariés, et une augmentation systématique des exclus, non seulement du marché du travail, mais aussi, et de ce fait, de la consommation.

Pour d’une part reproduire et entretenir la force de travail nécessaire, et d’autre part gérer la détérioration des conditions de vie et l’exclusion de certains, la simple répression policière et judiciaire ne suffit plus. C’est ainsi que la prévention, qui apparaît dès le début du siècle, s’affirme peu à peu.

Alors que la répression est du domaine du pénal, la prévention, elle, est du domaine de l’action sociale, qui possède deux formes.

La première forme de l’intervention sociale est celle de la défense sociale. C’est l’idée selon laquelle il faut défendre la société contre les risques que lui font encourir certains individus pour différentes raisons qui les exposent à l’indigence, au vagabondage, à la délinquance. Cette idée n’est pas nouvelle, mais la nouveauté qui intervient à la fin du XIXème siècle est que l’encadrement des marginaux trouve son concept avec l’idée de dangerosité apportée par la criminologie naissante. La détection et la prise en charge psychologique et assistancielle des individus risquant de devenir dangereux, constituent les pièces maîtresses des mouvements de normalisation scolaire, militaire et industrielle de la population. Il faut encadrer les individus qui menacent la société en échappant à ses normes, ou qui seraient susceptibles de le faire (selon ce raisonnement, tous les individus doivent être encadrés).

L’autre face du social se définit à l’inverse. Il s’agit de défendre l’individu contre les préjudices que lui occasionne la société. C’est à elle de prendre en charge la protection de chacun. Il s’agit de socialiser le risque et de faire de l’indemnisation des préjudices l’affaire de chacun.

Ces deux formes d’intervention sociale sont en fait deux façons de légitimer une même chose, à savoir la reproduction de la force de travail, qui s’effectue par un encadrement strict assurant l’ensemble des conditions nécessaires à la vie d’une famille de travailleurs, à la procréation et la reproduction de la qualification technique mais aussi idéologique de cette force, à savoir l’adoption de modes de pensée, de normes et de pratiques ne remettant pas en question l’essentiel des rapports de production en vigueur.

La prévention s’inscrit dans ces deux cadres d’action, car son objectif est de réduire la fréquence de certains comportements en recourant à d’autres solutions qu’à la sanction pénale. Pour y parvenir, elle tente d’agir sur les situations et/ou sur les normes pour diminuer les opportunités favorables à ces comportements ou accroître celles qui leur sont hostiles, et pour encourager le développement de normes sociales officieuses en harmonie avec le respect de la loi.

Ainsi, deux types de préventions apparaissent. Il y a la prévention situationnelle : spécifique, elle s’adresse aux victimes potentielles et vise d’abord à modifier les situations pour les rendre moins favorables aux comportements délictueux. Il y a la prévention sociale qui est constituée de programmes généraux formés d’actions sociales, culturelles ou économiques, visant à améliorer globalement les conditions de vie dans un quartier touché par l’exclusion sous toutes ses formes, dans l’espoir d’agir indirectement sur la délinquance.

Cette prévention s’est élaborée au fil du temps, et, chose intéressante, autour de la délinquance juvénile.

C’est au milieu du XIXème siècle qu’apparaissent les prémisses de la prévention avec la création puis par la suite la multiplication des bâtiments se proposant de substituer à la correction, l’amendement et la rééducation des mineurs. On cherche alors à régénérer et à moraliser les mineurs pour leur faire intégrer les normes en vigueur hors du cadre familial. Cette mesure n’a eu que peu de succès, d’un point de vue aussi bien idéologique qu’effectif.

Mais c’est avant tout au XXème siècle que la prévention prend toute son ampleur. Ainsi, en 1945 est créée une justice des mineurs qui se veut centrée sur le jeune délinquant, et cherche à prendre pour lui la meilleure mesure éducative possible. Puis surtout, en 1958 apparaît une notion très importante pour la suite, celle d’enfant en danger, qui amène peu à peu une déjudiciarisation de la délinquance juvénile. Si l’enfant est en danger, c’est que la famille ne joue pas son rôle de protection et de socialisation. On s’intéresse alors de plus en plus à la famille, non pour la reconnaître comme étant une instance toute-puissante, mais au contraire pour multiplier autour d’elle des substituts familiaux et des intervenants sociaux en tout genre, qui se doivent de contrôler la fonction dévolue à l’autorité parentale par une loi de 1970, qui consiste en un ensemble de droits et de devoirs destiné à assurer le développement et la formation de l’enfant.

On assiste alors à un développement très important du pouvoir de contrôle sur les mineurs. Cette évolution du contrôle des mineurs permet parallèlement de mettre en évidence l’évolution du contrôle social dans son ensemble. Car, sous couvert d’humanisme, d’intérêt pour la personne et pour sa réinsertion, on a privilégié la déjudiciarisation par rapport à la répression, intégrant et développant de ce fait l’action d’appareils divers d’intervention sociale, ce qui avait et a toujours l’avantage considérable d’élargir le champ d’intervention et de surveillance de façon subtile car elle est délivrée de tous les soupçons possibles puisque légitimée par la non présence, jusque dans les années 1980, de la police dans ce type d’action.

Ainsi, on occupe, divertit, éduque les jeunes des couches les plus défavorisées et leur famille, pour leur éviter de tomber dans la délinquance qui à cette époque se maintient au sein d’un pays où la croissance est de rigueur. La prévention est alors dominante.

Mais avec les années 1970, une nouvelle situation économique apparaît, et avec elle une nouvelle situation sociale. Les crises successives, le développement du chômage et les difficultés d’insertion dans la vie transforment le quotidien et accroissent la précarité et l’exclusion. La délinquance qui augmente relativement, est de plus en plus mal supportée du fait du très faible taux d’élucidation des affaires qui vient cristalliser les peurs des différentes fractions de la population sur les délits. Les politiques de prévention de l’époque s’avèrent fragiles et isolées. L’urgence de nouvelles actions apparaît à l’ordre du jour.

Répression et prévention : accès au panoptisme[1]

La deuxième moitié du XXème a donc vu se développer une nouvelle forme de contrôle social se présentant sous un jour plus pédagogique et insistant sur son orientation rééducative et non répressive. Mais les difficultés issues des crises des années 1970, qui vont mettre en avant le retard et le manque de souplesse de l’appareil productif français, vont modifier les données du problème. Car l’efficacité d’une agence de contrôle social ne doit pas être entendue seulement comme efficacité quantitative (contrôler un plus grand nombre de cas) ou qualitative (mieux contrôler). Il faut en effet tenir compte de l’efficacité symbolique d’une institution. Le rendement symbolique d’une institution de contrôle social repose sur la légitimité qui est reconnue à ses fonctions tant répressives que normalisatrices. Indépendamment de ses pratiques effectives, tant qu’existe un certain consensus sur la validité de l’institution, elle conserve son efficacité symbolique. Dès que ce consensus disparaît, l’institution est atteinte.

Les politiques de prévention perdent tout au long des années 1970, mais surtout en 1981 avec les évènements des Minguettes, ce consensus indispensable à leur existence, car la situation socio-économique se transforme tout au long de cette période.

Nous sommes de nos jours entrés dans un modèle où de nouvelles conditions de concurrence se sont imposées aux entreprises suite aux deux chocs pétroliers. Cela a conduit à une remise en cause de l’organisation taylorienne de la production. Ainsi, de nouvelles exigences sont apparues en terme de qualité, de diversification des produits et des délais, nécessitant le recours à une main d’oeuvre plus qualifiée et plus motivée. La flexibilité de l’organisation productive apparaît indispensable pour s’adapter rapidement aux évolutions affectant les marchés de la technologie, afin d’être toujours plus compétitif.

Dès lors, le besoin en main d’oeuvre peu qualifiée se réduit considérablement, et cette population est peu à peu exclue de l’emploi et par la suite de la consommation. Ces exclus, que l’on appelle aussi les marginalisés économiques, sont de plus en plus nombreux, y compris au sein des classes moyennes qui, justement, avaient le plus profité des années de l’après-guerre, et qui se heurtent non seulement à l’impossibilité de travailler mais aussi à celle de se loger ou de se soigner.

En fait, on se trouve de nos jours dans une société où deux situations apparaissent.

La première situation est celle des exclus. Ce sont des personnes qui se trouvent donc dans une situation qui conjugue à la fois l’absence de travail et l’isolement social. Car dans une société comme la nôtre, où être c’est produire et consommer, l’absence d’emploi amène à une non-reconnaissance sociale, à la perte du statut et à l’effritement, voire la disparition totale du réseau de relations.

La deuxième situation se caractérise par une vulnérabilité de plus en plus importante d’une part croissante de la population active. Elle associe une précarité de plus en plus affirmée du travail et une fragilité relationnelle.

Ces deux situations, dominantes de nos jours, déstructurent peu à peu le tissu social car elles suscitent le phénomène suivant : seule la situation de l’individu importe. Ce qui transforme la société en une somme d’individualités prises par des angoisses et par la peur du lendemain, dont la faiblesse du lien social, le déclassement de certains groupes amenant à une crise identitaire, l’absence de bases stables pour assurer son avenir, etc. en sont les premières causes.

Toutes les solutions peu coûteuses pour le système ont été essayées afin de remédier à cette situation socio-économique : relance keynesienne, politique monétariste, etc. Mais rien n’y a fait, et faute de changements profonds, la sortie semble passer par une société à deux vitesses. Une société où la plus grande richesse côtoie la misère, à ceci près que contrairement aux mégalopoles du tiers-monde, la visibilité sociale doit être réduite, question d’équilibre politique et social.

Il faut donc effectuer des contrôles pour cacher, canaliser et gérer les pauvres afin qu’ils ne puissent pas gêner les transformations nécessaires au maintien et au bon développement du système capitaliste. Il faut également agir pour que les angoisses des individus qui ont encore un emploi ne détruisent pas la cohésion sociale indispensable, mais servent à quelque chose.

Pour ce faire, l’État réutilise la répression de façon importante, sans abandonner, bien au contraire, la prévention. Ainsi, on constate qu’en 1990, 13,5 milliards de francs ont été consacrés à la répression et 19 à la prévention.

La répression a en fait un avantage considérable : celui d’être visible. La présence et l’action (arrestations) de la police, de même que l’existence et la construction de prisons se voient. Ainsi, même si son efficacité n’est pas évidente, elle a l’avantage d’être spectaculaire et de convaincre l’opinion que quelque chose se fait. Elle permet ainsi d’agir directement sur ce phénomène caractéristique de notre époque, et qui est devenu le thème favori des débats publics et privés : le sentiment d’insécurité, cette peur de la délinquance, de l’agression qui manifeste en fait un malaise collectif aux contours imprécis, s’alimentant à des sources multiples. Mais en même temps, paradoxalement, elle permet de maintenir ce sentiment d’insécurité à un niveau élevé, par la présence importante de la police et l’augmentation des arrestations et condamnations. Cela a plusieurs fonctions.

La première est, bien entendu, celle dont nous avons déjà parlé dans la deuxième partie de ce texte, à savoir, focaliser l’attention de la population sur le phénomène de la délinquance, et stigmatiser un certain groupe d’individus afin qu’elle accepte et trouve normal le contrôle et la répression exercés sur ce groupe, constitué majoritairement de marginalisés économiques. Car si diverses classes sociales ont, au regard de la loi, des comportements similaires, on constate que le système judiciaire tend à récupérer plus facilement les individus de statuts « inférieurs ».

La deuxième consiste dans le maintien de l’insécurité d’un social où tout peut arriver. Ainsi, même quand tout est tranquille, la peur règne car si rien n’est arrivé, c’est que quelque chose pourrait arriver. Il faut donc sans cesse mettre en place de nouveaux contrôles : un quadrillage plus étoffé de la vie sociale est alors demandé, car une population en sécurité est une population surveillée.

D’où le maintien de l’importance de la prévention, ou plus exactement, l’apparition d’une nouvelle prévention.

En effet, suite aux évènements de 1981, un nouveau type de prévention, plus général, résultat du rapport de la commission des maires sur la sécurité en 1982, est mis en avant. Ce rapport analyse les réponses à la délinquance et présente à la fois les limites de la répression et les insuffisances de la prévention. Il propose alors de nouveaux dispositifs visant à une interpénétration des stratégies sécuritaires et des politiques de prévention, le tout orchestré par le pouvoir local. Il s’agit en fait de mobiliser, d’associer, de confronter les acteurs de tous les domaines d’activité sociale (santé, urbanisme, éducation, vie associative) au niveau local, car l’efficacité de l’action ne peut passer que par une appréhension des problèmes sur le terrain pour une adaptation du dispositif.

Le décloisonnement et la collaboration des différents acteurs sociaux impliqués dans les politiques locales de prévention conduit à modifier la place de la police dans la ville car, elle aussi, est engagée dans ce partenariat caractéristique de la nouvelle prévention. Ce qui lui permet de légitimer son action, sa présence, et de mettre en avant sa « mission sociale ». Ceci se traduit en partie par le développement considérable de l’îlotage, qui est présenté comme une police de proximité assurant une présence régulière et sécurisante dans les quartiers, et une garantie contre les dérapages dans la mesure où l’îlotage consiste en un face à face personnalisé créant « une participation concrète des protections des droits de l’homme ». L’augmentation importante des bavures policières depuis ces dix dernières années atteste plutôt du contraire. Cela dit, les pouvoirs publics omettent facilement de dire que l’îlotage permet d’effectuer un quadrillage précis des populations, les policiers pouvant dès lors pénétrer les groupes de jeunes et les familles à problèmes.

En fait, ces nouvelles politiques de prévention, par leur pluridisciplinarité, permettent un contrôle plus étendu des populations à problèmes car elles assurent à leurs intervenants (travailleurs sociaux, policiers) la possibilité d’être le plus près possible de ce qui se passe, et de placer sous leur regard l’ensemble de la vie quotidienne dans sa totalité et dans son immédiateté.

Ainsi, l’État est au courant de tout, voit tout, sans être vu. Car, même si cela se passe à un niveau local, l’État est présent puisque c’est lui qui définit les orientations dans le domaine de la prévention, précise les formes de sa collaboration avec les villes et les départements et assure une partie du financement.

Conclusion

Avec les transformations socio-économiques de ces dernières années, l’État ne peut plus faire un choix décisif entre « le tout répressif » et « le tout préventif ».

Depuis les résultats du rapport de la commission des maires sur la sécurité, plus connu sous le nom du «rapport Bonnemaison», sa démarche associe prévention et répression. Ce subtil mélange des deux possède de grands avantages car, par le brouillage des frontières qui le caractérise, il permet, comme nous l’avons vu, un contrôle social de proximité, jamais vu auparavant.

Ainsi, on peut dire que nous assistons actuellement à une approche panoptique de la société civile, pour reprendre le concept de Bentham développé par M. Foucault dans Surveiller et punir, qui a pour objet essentiel de gérer la marginalisation socio-économique, afin d’éviter une trop grande déperdition de la force de travail, et de limiter les possibilités de conflits, surtout de nos jours, en dissimulant ou en atténuant les contradictions du système. Ce qui permet au pouvoir de maintenir sa domination, d’assurer le maintien et le développement de l’ordre économique, d’une façon douce, subtile, et de ce fait plus légitime.

Mis en ligne le 10 décembre 2006

  1. Le panoptisme repose sur le couple voir/sans être vu. Il est à la base du système pénitentiaire, où le surveillant peut observer le détenu quand il le veut, sans que celui-ci ne puisse savoir qui l’observe et quand on l’observe.[]
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