REFLEXes

Nous ne mangeons pas d’antispécistes pour ne pas tuer d’animaux

3 janvier 2007 ... Et les autres

Publié en octobre 1993

La défense des animaux est un sujet à la mode ; et comme personne n’échappe à la mode, le petit monde de l’ultraradicalité a lui aussi sa mouvance en faveur de nos frères les animaux : l’antispécisme. Mais, radicalité oblige, l’antispécisme va plus loin que la simple dénonciation des mauvais traitements infligés aux animaux, et, sous couvert de bonnes intentions, invente une nouvelle forme de sectarisme, créant une communauté d’où les «viandistes» sont exclus et considérés comme la cause de tous les maux de la planète. Pour en finir une fois pour toute avec ce genre de délire mystique, voici une petite mise au point.

La plupart des gens soit s’en foutent, soit l’ignorent : et il faut bien admettre que l’importance de l’antispécisme en France n’en fait pas un sujet capital.
Cependant, la virulence de certains antispécistes et les comportements qui en découlent, certains d’entre eux allant jusqu’à attribuer aux «viandistes» des qualificatifs généralement réservés à l’extrême droite, et, plus grave, à faire des rapprochements plus que douteux entre le génocide juif et l’élevage en batterie, rendent nécessaire une petite mise au point.
Un certain nombre de gens se sont impliqués dans les luttes contre «l’oppression» des animaux (élevage en batterie, vivisection, mauvais traitements divers etc.). Pour ne pas cautionner ce contre quoi ils luttent, ils refusent de manger de la viande. Leur végétarisme a donc une base idéologique. À coté de cela, se sont développées des pratiques plus radicales, regroupées sous le terme d’«antispécisme», et qui prétendent assurer l’égalité des droits entre l’homme et le reste du règne animal (et même parfois végétal), c’est-à-dire plus précisément d’étendre la notion de droit à l’ensemble du monde vivant. Ces revendications s’appuient le plus souvent soit sur l’idée que la souffrance est la chose au monde la mieux partagée, soit carrément sur un rejet de l’action de l’homme, représentation de tous les vices terrestres. On peut retrouver tout ou partie des éléments qui composent le syncrétisme antispéciste dans une certaine frange de la presse radicale (Apache, Zarmazone). En général, il s’agit pour ces groupes, ou journaux d’affirmer une radicalité nouvelle, d’avoir un nouvel objet révolutionnaire : peut-être déçus par les hommes, ils se tournent vers les animaux. Mais, cependant, l’antispécisme est chez eux une lutte parmi d’autres, et ne leur sert pas de base idéologique… Une façon comme une autre de montrer qu’aucune lutte ne les laisse indifférents. Cependant, c’est dans ces groupes que l’antispécisme est le plus agressif (radicalité oblige !) mais en même temps le moins développé au niveau du discours (les textes que nous avons pu lire sur le sujet dans leurs journaux étaient plutôt légers) ce qui finalement est plutôt rassurant en regard des brochures exclusivement antispécistes.
Notre propos n’est pas ici de discuter du bien fondé des positions antispécistes quant aux problèmes soulevés par la condition animale ; et c’est moins l’analyse que les postulats de la réflexion antispéciste qui rendent leur discours délirant.

Quels sont donc les fondements de la pensée antispéciste ?

Tout d’abord, de l’ensemble des textes qui propagent la lettre du credo antispéciste se dégage une peur obsessionnelle de la mort. Non pas de sa propre mort, de celle d’un proche, mais une véritable angoisse métaphysique face à la réalité, que les antispécistes s’attachent à rendre morbide. À chaque pas que nous faisons, à chaque geste, nous sommes susceptibles de prendre la vie. Ainsi, le but avoué ou inavoué de tout antispéciste est de supprimer de la surface de la terre toute idée de souffrance, de mise à mort, volontaire ou non, sans préoccupation d’espèce. Ainsi à titre d’exemple, il est conseillé «pour que les insectes ne viennent plus se coller à la peinture fraîche, [d'] incorporer quelques gouttes d’huile camphrée au pot de peinture (glycérophtalique ou à l’huile).»[1]. De même pour «les plantes, ces êtres vivants… [on] pourrait ne manger que des plantes tombées de l’arbre, comme les fruits, ou de grosses plantes, dans le souci d’en tuer le moins possible»[2], voire même de se nourrir exclusivement d’aliments de synthèse minérale. De l’homme au protoplasme, une vie est une vie, et il n’est «pas fait de différence quant aux vies d’un humain et d’un animal»[3].

L’antispécisme voit dans le respect de la vie sous toutes ses formes les garanties d’une vie meilleure où l’ensemble des problèmes humains et non humains seraient résolus. Les antispécistes se détachent ainsi de toute responsabilité vis à vis des conflits, massacres («Je ne peux rien faire pour beaucoup de problèmes humains»[4]), famines («nous, nous ne sommes pas mouillés dans cette affaire»[5]) puisque la disparition de la violence (y compris des rapports de prédation qu’entretiennent les espèces entre elles) ne passera que par le changement de nos habitudes alimentaires. Cette déresponsabilisation s’appuie également sur un principe simple, qui consiste à se désolidariser de toute personne étrangère à sa sphère de pensée, c’est-à-dire ici, pour les antispécistes, de se désolidariser de ceux qui mangent de la viande.
Ainsi l’AIDA[6], par exemple, clame haut et fort son désintérêt absolu de la politique, étant entendu que celle-ci concerne la gestion des rapports des viandistes entre eux, qui, par leur comportement carnivore, ruinent de toute façon tout projet d’une société meilleure. Elle refuse donc de faire «la moindre différence arbitraire entre les humains exploiteurs d’animaux» ; en conséquence, elle n’accorde «aucune importance au particularisme gauchiste, libéral, réactionnaire ou nazifiant des uns ou des autres, tant que ces derniers n’affichent pas leur opinion politique (!) et qu’ils travaillent pour la libération concrète et physique des animaux»[7]. A-t-elle alors une sympathie quelconque pour l’idéologie wagnérienne (voir encadré) ?
Notons à leur décharge que les Cahiers antispécistes lyonnais (CAL) sont sur ce point en désaccord avec l’AIDA, ce qui ne les empêche pas de les soutenir ; de plus, pour ce qui est de la considération du végétarisme comme solution politique aux problèmes sociaux, le discours est bien le même. L’affiche des CAL «Ceux qui s’opposèrent à l’esclavage au XIXe siècle… sont ceux qui cessent de manger de la viande aujourd’hui» est sur ce point un exemple édifiant. Et moi qui croyais que ceux qui se battaient hier contre l’esclavage étaient ceux qui se battaient contre l’esclavage aujourd’hui…

Paix, amour, liberté, légumes.

Mais revenons-en à l’idéal antispéciste. Cette vision du monde où chacun vivrait dans une parfaite harmonie avec son environnement n’est pas sans rappeler la vision édénique de l’Au-delà qu’offrent les religions. Et ce n’est pas le seul point commun qu’entretiennent religion et antispécisme. Les deux procèdent en fait de la même façon.
Dans un premier temps, les antispécistes remettent en cause un système de valeurs qu’il juge anthropocentriste, puis mettent en avant des assertions qui souvent procèdent de la confusion entre l’abstraction et l’absence de sens. Ils présentent les concepts de Nature, d’Humanité, d’Intelligence comme des vues de l’esprit (ce qu’elles sont effectivement) et en déduisent qu’elles ne reposent sur aucune réalité palpable, et que par conséquent, pour les antispécistes, le passage à l’abstraction qui jusqu’à présent était la condition sine qua none de la formalisation d’une pensée cohérente, ne représente plus rien. La plus que douteuse LFCV (Ligue française contre la vivisection) a elle repris sans complexe l’ensemble du lexique religieux : «animal mon frère», «la vie nous paraît d’essence spirituelle… Pour nous en limite il n’y a rien à démontrer, ni à expérimenter. Démontre-t-on l’amour, la beauté, la paix ?», «notre arrogante autodestruction est en marche» (jugement dernier)… Un discours métaphysique foireux qui ne recule devant aucun ridicule : «l’Alpha avait scellé les Grandes énergies et la Connaissance, l’Oméga les libère…L’esprit doit les maîtriser». Ben voyons !
L’exemple est extrême, mais c’est sur des bases semblables que l’ensemble de l’antispécisme repose : une fraternité entre les choses vivantes, l’appel à l’Amour… L’antispécisme se doit donc de détruire certaines certitudes, ceci afin d’assurer son propre discours sur des bases arbitraires, mais qui font appel à des valeurs «inaliénables» et sympathiques, tel que l’amour, la paix.

À partir de là, tout est permis, tous les outils de la pensée étant discrédités, et plus rien ne venant séparer l’homme de l’animal, «instinct» et «intelligence» se trouvent ravalés aux rangs de «lieux communs, que l’on retrouve partout et à toutes les sauces, et qui signifient surtout la volonté générale de considérer les animaux comme aussi peu existant que possible»… Or, qui nous dit «que la fourmi ne s’arrête pas quelques instants pour goûter le soleil, qu’elle n’agit pas aussi pour elle seule ?»[8]. On s’aperçoit aussi qu’il y a des hommes qui sont sans doute «moins intelligents», «moins évolués» que certains autres animaux. Mais attention, ceux-là, en tant qu’hommes, ont droit au label «Homme» et ne sont donc ni mangés, ni vivisectés (sic)[9] ! Dans ce cadre s’intègre le Projet Grands singes anthropoïdes, présentés dans les Cahiers antispécistes lyonnais de septembre 1993, qui partant du fait que les humains débiles profonds ont des capacités égales voire inférieures à celles des gorilles et autres orangs-outangs, propose une nouvelle déclaration des droits, non de l’homme, mais de la «communauté des égaux», qui regroupe l’homme et un certains nombre de singes. Cette déclaration propose avec le plus grand sérieux, par exemple, que les singes vivent en liberté parmi nous, qu’ils puissent bénéficier d’une aide judiciaire en cas de litige avec un humain (ou un autre singe). Sans commentaire.

Cependant, et les antispécistes restent discrets sur ce point, l’homme reste le seul animal à prendre conscience de la cause de tous les maux de la planète : le non respect de la vie d’autrui. Il se doit donc de montrer l’exemple à ses semblables (entendez les autres animaux). Il pourra donc judicieusement enseigner aux animaux domestiques (chiens, chats…) les vertus du végétalisme[10].
Pour l’antispécisme, s’il ne faut rien atteindre du Ciel, il faut tout de même que s’opère le «déclic» salvateur qui «relève malheureusement autant de l’exploit que de l’aléatoire»[11]. Mais toutefois le salut reste possible pour l’infortuné qui verra sa route éclairée par les propos des antispécistes.

Je crois voir dans votre regard incrédule que ce rapprochement entre pratiques sectaires et antispécisme vous paraît exagéré. Hélas, il n’en est rien. Et si toute religion a ses fanatiques, les préceptes même de l’antispécisme sont autant d’appels à l’intolérance. Il existe déjà des fêtes interdites aux «viandistes» ; et quelle est la position des antispécistes par rapport aux propositions de l’une des leurs, qui préfèrerait «qu’il y ait une ou des lois qui interdiraient de manger de la viande et qui puniraient ceux qui en mangent», «que les gens qui mangent de la chair d’animaux mangent aussi de la chair d’humains», «que la viande soit plus chère»[12] ?
Même sur des questions politiques, comme le racisme, le sexisme et les discriminations en général, les antispécistes réagissent par rapport à des considérations manichéennes, comme n’importe quelle religion. Ainsi passent-ils «du tiers-monde aux Papous, ce qui n’est pas pareil mais dans la tête de beaucoup de gens, tiers-monde = sous-développés = peuples primitif = Papous» et avouent pourtant «je ne sais pas en fait si les Papous mangent de la viande et font des sagaies»[13], l’essentiel étant de culpabiliser le lecteur (méchant, va !). De la même manière, celui qui mange de la viande sera vu comme le suppôt de Satan qui sera condamné à mourir du cancer, d’artériosclérose et autres joyeusetés[14] (on s’attend d’un moment à l’autre à être changé en statue de sel). S’ensuit un discours messianique, où le pécheur est appelé à saisir sa chance d’accéder au paradis terrestre en adoptant un régime végétalien. L’antispécisme procède de toute évidence d’une déception vis-à-vis des luttes politiques, parce ce qu’elles ne sont vues que selon des critères éthiques donc prépolitiques[15]. À l’heure où l’antifascisme se doit d’éviter toute forme de diabolisation de l’extrême droite, l’antispécisme fonce dans le mur : non content d’adopter une démarche intellectuelle commune au domaine religieux, elle fait appel aux mêmes valeurs (amour, morale, bien, mal). L’association Boule de neige (collectif lyonnais pour la libération de l’animal), d’ailleurs, ne s’en cache pas : «Boule de Neige n’est pas loin de faire le rapport avec le nouveau Catéchisme, prescrivant «l’amour pour les bêtes, mais pas plus que pour un être humain»»[16]. Quel soulagement pour n’importe quel militant politique que de savoir enfin où est le Bien, où est le Mal, quel est le remède miracle qui fera qu’enfin chacun vivra libre, heureux, dans l’opulence, la joie et l’allégresse ! Alors, avis aux amateurs, le septième ciel se trouve dans la lutte antispéciste, «car pour vouloir penser clairement, pour vouloir désirer un monde meilleur (…) cesser de manger de la viande c’est vraiment la moindre des choses.»[17] Minima Moralia !

Mis en ligne le 3 janvier 2007

  1. Brochure Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d’animaux, mai 1989 – novembre 1992, p. 9.[]
  2. ibid, p. 50.[]
  3. ibid, p. 4.[]
  4. ibid, p. 15.[]
  5. ibid, p. 10.[]
  6. Association Action information pour les droits des animaux (ex-AEDA).[]
  7. Lettre de l’AIDA adressée aux Cahiers antispécistes lyonnais.[]
  8. ibid, p. 35.[]
  9. ibid, p. 35.[]
  10. ibid, p. 29 à 31.[]
  11. ibid, p. 6.[]
  12. ibid, p.16.[]
  13. ibid, p. 11. À noter pour information que les Papous sont très friands de cochon.[]
  14. ibid, article «Santé», p. 23 et suivantes[]
  15. «J’ai passé du temps dans ma vie à lutter avec eux contre le racisme et le sexisme, contre l’oppression des humains [...]. Je voudrais encore aujourd’hui pouvoir me sentir motivé pour le faire. Mais je n’y arrive pas. Car cette chose si petite m’obsède, je n’arrive pas à détourner mon attention : comment peuvent ils manifester contre un meurtre quand ils tuent si facilement tous les jours ? [...] Comment peut-on vouloir que l’homme cesse d’être un loup pour l’homme et en reste un pour le lapin ?», ibid, p. 51.[]
  16. CAL de septembre 1993[]
  17. idem[]
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