REFLEXes

Jean-Yves Camus : « Le FN peut survivre à Le Pen »

15 janvier 2003 Les institutionnels

Jean-Yves Camus est politologue, spécialiste de l’extrême droite en France et en Europe. Il est l’auteur, entre autres, de Front national, Histoire et analyses, aux éditions Laurens.

En quoi, selon vous, peut-on dire que l’équation FN = fascisme n’est plus pertinente ?

Lorsque le Front national rassemblait toutes les tendances, y compris les plus dures de l’ultra-droite, disons entre la création en 1972 jusque dans le milieu des années 1980, cela avait effectivement une part de vérité. Quand Duprat était le numéro deux du parti, quand Victor Barthélémy était numéro deux du parti, quand François Brigneau était là, on pouvait effectivement dire, compte tenu de l’itinéraire politique des gens que je viens de citer, qu’il y avait des tendances fascistes, et même néo-nazies, à l’intérieur du FN. Mais aujourd’hui le parti en tant que tel, c’est-à-dire ses structures dirigeantes, et son électorat, ne peuvent pas être assimilés à un fascisme qui, stricto sensu, n’a jamais existé en France de manière autre que marginale. Historiquement, le fascisme, c’est l’expérience historique du fascisme italien. Le nazisme, c’est celle du national-socialisme allemand entre 1933 et 1945. Le reste, ce sont des idéologies autoritaires qui peuvent être celle de l’Action française dans les années 1930, celles des Ligues, mais cela n’est pas du fascisme à proprement parler, notamment à cause de la question essentielle du rôle assigné à l’État dans le projet politique. C’est un rôle minimum dans le projet frontiste, alors que c’est un rôle d’asservissement total des libertés individuelles et d’hégémonie totale sur la société civile dans le fascisme.

Ne peut-on rajouter à cela une autre caractéristique, à savoir que le Front national ne propose pas une rupture vraiment marquée avec l’ordre établi ?

Le FN ne propose absolument aucune rupture radicale avec l’ordre constitutionnel. Son slogan «Pour une Sixième République» veut dire qu’il accepte l’ordre constitutionnel existant tout en souhaitant le modifier, et le FN s’inscrit dans le cadre de la démocratie parlementaire ; quoi qu’on ait pu dire du DPS, le FN ne possède pas, à mon sens, de mouvement de masse paramilitaire. Sa politique économique est une politique ultra-libérale, qui n’a rien à voir avec le corporatisme : il n’y a pas d’équivalent du Front du Travail comme dans le parti nazi et il n’y a pas non plus de volonté anticapitaliste très affirmée, c’est le moins qu’on puisse dire. Donc, le seul item, qui le rapprocherait un peu du fascisme serait cette volonté de régénération à la fois de l’individu et de la nation qui reste cependant extrêmement floue. Elle se borne en fait à une distinction entre le peuple, naturellement bon, et les élites, naturellement corrompues, et ça, c’est du populisme. Par ailleurs, le temps passe, et les gens qui avaient véritablement un passé fasciste, notamment ceux qui avaient appartenu au mouvement collaborationiste pendant la Seconde Guerre mondiale, sont morts ou n’ont plus de responsabilités. Roland Gaucher et François Brigneau sont partis, Barthélémy et Duprat sont morts, les néo-nazis de la FANE ont progressivement quitté le Front national et sont politiquement insignifiants. Ceci dit, dans la préhistoire du FN, on trouve effectivement toutes les tendances de ce qu’ils appellent la droite nationale, y compris les plus néo-nazies. La tendance qui s’appelait Militant, par exemple, a quitté le FN en 1981-1982, et, à une ou deux exceptions près, n’y est jamais revenue.

De la même façon que le FN n’est pas fasciste, son électorat, même s’il traverse une crise de confiance à l’égard de la classe politique, ne rejette pas en bloc la démocratie…

Parlons de l’électorat du FN au sens strict, parce que pour l’électorat du MNR, cela se passe un peu différemment. La question est de savoir s’il s’agit toujours d’un vote protestataire, ou bien si le vote FN est devenu un vote d’adhésion. Cela me semble être les deux à la fois. C’est incontestablement un vote protestataire en ce sens que les motivations principales du vote restent quand même la volonté de donner une leçon à la classe politique et de voir changer les élites dirigeantes françaises qui sont les plus vieilles et les plus sclérosées d’Europe ; mais en même temps, on constate une solidification du vote FN, puisque d’élection en élection, on retrouve en fait un pourcentage qui va croissant, mais qui n’est pas en explosion, comme le montrent les chiffres depuis 1988. À l’élection présidentielle de 1988, Le Pen fait 14,4%, il monte à 15,3% au premier tour de la présidentielle de 1995, il fait 15% aux législatives de 1997 puis 16,88% au premier tour de la présidentielle de 2002 et un peu moins de 18% au second tour. C’est une montée progressive, mais cela n’est pas une explosion. Rien à voir avec les Pays-Bas, où la liste Fortuyn est passée de 0%, puisqu’elle n’existait pas trois mois avant le scrutin, à 17%. On a non seulement une montée continue en pourcentages, mais également une montée continue en voix, qui là encore ne tient pas de l’explosion, mais plutôt du grignotage.

De scrutin en scrutin, il y a une part de plus en plus importante de l’électorat français qui renouvelle son choix pour le FN, et qui le fait à mon avis par adhésion à un programme extrêmement simple, qui s’ordonne autour d’items qui peuvent être représentatifs de la composante autoritaire de la culture ouvrière : une certaine xénophobie, un certain machisme (c’est un vote essentiellement masculin), une propension à combiner des revendications purement salariales avec une volonté de structuration de la société dans le sens de davantage d’ordre. Je ne suis pas certain que les électeurs du FN adhèrent à la totalité du programme, mais ils se mobilisent sur des choses très simples comme la préférence nationale, la loi et l’ordre, la volonté de donner une leçon aux élites, etc.

Durant sa campagne, Le Pen a toujours lié son destin personnel à celui du pays : comment cela est-il perçu par l’électorat ? Est-ce que l’item «homme providentiel» peut jouer aussi ?

C’est une partie importante du message, mais je ne suis pas sûr que ce soit le symptôme de la volonté de jouer l’homme providentiel. Je crois que le FN est en train de devenir ce que, en sciences politiques, on appelle un parti-entreprise : le meilleur exemple est Forza Italia avec Berlusconi, mais la liste Fortuyn était aussi dans ce cas-là. Au fond, le programme se confond avec la personne de celui qui dirige le parti et essaie de proposer un modèle de société qui est le modèle de l’efficacité économique. Il dit : «Votez pour nous parce que nous sommes de bons gestionnaires. Ce que nous voulons faire dans la sphère privée, nous pouvons le faire dans la sphère publique.» La différence est que Le Pen n’est pas chef d’entreprise : mais on note malgré tout une façon de vendre l’image de Le Pen, de ramener perpétuellement le parti à la personne, qui s’apparente un petit peu à cela.

On a beau chercher, il n’existe aucune trace de contestation au sein du FN.

Il n’y a pas de contestation interne, mais il y a localement des gens qui jouent la carte de la notabilisation personnelle : Descaves dans l’Oise, Bompard à Orange, pour mordre un peu plus sur la droite classique. Il n’y a plus de tendances depuis le début des années 1980, et de ce fait il n’y a pas de contestation. Les quelques signes de contestation qu’on a vus pendant la campagne, pensons aux velleités de Martinez de retoucher un peu le programme économique, ont été étouffées dans l’oeuf, et sont des initiatives individuelles. La seule petite rébellion s’est autour de la question de la société multi-religieuse et avec le départ de Guillaume Luyt au congrès de 2000, opposé qu’il était à l’accession de Farid Smahi au bureau politique.

Deux mots sur les élections à venir ?

Il faut avoir trois choses simples en tête sur les législatives. La première : le Front national est déterminé à provoquer autant de triangulaires que possible. La multiplication des candidatures facilite en quelque sorte sa tâche, puisque beaucoup de candidats ne dépasseront pas la barre des 12,5%, il y a en outre un émiettement à droite, le FN a donc effectivement des chances de provoquer beaucoup de triangulaires.

La deuxième chose, c’est que l’objectif de Le Pen est bel et bien d’aboutir à une nouvelle cohabitation, parce que toute cohabitation force à gouverner au centre, en compromis permanent. Cela renforce donc encore ce qu’il appelle «la bande des quatre» et il peut donc encore davantage capitaliser sur le ressentiment à l’égard des partis au pouvoir.

Troisième et dernière chose : il faudra observer non seulement le pourcentage national du FN mais également le nombre de voix par le FN par rapport aux présidentielles mais aussi par rapport à ses enracinements. Il est en effet très clair, au vu des résultats électoraux des présidentielles, qu’il y a aujourd’hui une modification de la carte électorale du FN avec une nationalisation du vote FN. Il n’y a plus la distinction entre zones de force d’une part et terres de mission d’autre part, il y a l’émergence d’un électorat rural ou semi-rural du Front national, ainsi qu’une diminution du nombre de départements où il fait des scores inférieurs ou égaux à 5% des voix, et on a également des zones de très fort enracinement : le Nord-Pas-de-Calais, la région Lorraine, l’Alsace, la partie de Rhône-Alpes frontalière de la Suisse (Ain, Haute-Savoie), et puis toujours la zone entre Perpignan et Nice.

On évoque la possibilité d’une présidence de conseil régional pour Le Pen ? Pensez-vous qu’il s’agisse d’une menace sérieuse ?

Si les états-majors sont fidèles à la ligne de conduite qui consiste à refuser les accords au sommet, il y a la quasi-certitude qu’à la base, la droite classique sera contrainte de repasser des accords régionaux pour garder ses postes. Cela paraît encore plus vrai qu’en 1998. Quant à la présidence de région, elle nécessiterait à mon sens que les états-majors cèdent sur la tactique du cordon sanitaire. Au jour d’aujourd’hui, cela me paraît difficilement envisageable. Mais la participation aux exécutifs régionaux est envisageable : contrairement à ce que beaucoup ont écrit et dit, la participation aux exécutifs régionaux en 1998 n’était pas due à des compromis de couloirs, c’était une participation négociée sur la foi d’un accord écrit en six clauses, dont certaines étaient le calque régional du programme national du FN, notamment sur la préférence régionale, concept dont je n’ai jamais bien compris le sens…

Des voix s’élevaient alors pour un «grand rassemblement de la droite», de l’UDF au FN…

Au plan national, l’opposition de la personne de Le Pen à celle de Chirac l’empêche : mais des accords locaux, oui, bien sûr. Il y a toujours eu à droite des individus favorables à ce type de rassemblement : Pierre Bernard à Montfermeil, Jean-Marie André dans le Gard, des personnalités du Languedoc-Roussillon. Et puis il ya le cas Robert Spieler, qui est à la fois dirigeant d’un parti régionaliste alsacien, ancien du FN et qui a l’appui d’une partie de la droite conservatrice. Mais il y a une autre question importante : savoir si on ne va pas vers une lepénisation des programme de la droite au pouvoir, sans qu’il y ait accord. On peut envisager, notamment sur les questions liées à l’immigration et à la sécurité, un victoire par défaut, ou par contamination, du Front national. Le risque, c’est d’essayer de se débarrasser du poids politique du FN, en faisant de la surenchère sur ses propositions. C’est ce que l’on peut voir au Danemark sur les questions liées à l’immigration : on n’en est pas là, car l’on a heureusement jamais vu en France des lois telles que celles que veut imposer le Parti du Peuple danois. Mais il est intéressant de constater qu’actuellement en Europe, émergent des partis qui en fait ne sont que des droites plus dures, qui prennent la suite des formations d’extrême droite proprement dites. C’est le cas de la liste Fortuyn en Hollande, dont le programme se réduit à deux points : la loi et l’ordre, et l’immigration.

Après la période électorale animée des législatives et des régionales, une période de creux semble s’annoncer entre 2004 et 2007…

Ce qui me semble intéressant, c’est la façon dont la gauche va aborder cette période. Malgré les proclamations d’après les présidentielles, et le fait que la droite va très vraisemblablement gagner les législatives, les cadres du PS n’ont qu’un seul sujet de conversation : savoir le nom du futur premier ministre socialiste, font de la politique fiction, au lieu de s’interroger sur les moyens de renouer avec un électorat populaire qui est de plus en plus est sensible aux thèses du FN. S’il n’y a pas une recomposition à gauche, il y a des chances que le FN continue à se consolider, malgré les difficultés posées par la question de l’après-Le Pen.

Hors élection, le FN a encore du mal à avoir une activité régulière…

Mais ce qui est justement inquiétant, c’est que hors élection, avec une scission, une visibilité médiatique très diminuée, le FN a réussi à poursuivre sa progression. Car les périodes de creux lui permettent aussi de travailler à la restructuration de son appareil et à son implantation locale, de faire le travail de terrain que les autres partis ne font pas. De plus, l’amélioration du personnel politique du Front est incontestable : le FN, ce n’était que Le Pen, et aujourd’hui il y a des gens susceptibles d’aller sur des plateaux de télévision, de tenir la route, avec une argumentation qui vaut celle de Le Pen. Carl Lang, en particulier, s’est vraiment amélioré, Marine Le Pen également, et Bruno Gollnisch n’est pas si mauvais qu’on veut bien le croire. D’autres, comme Louis Alliot, sont également solides. La scission, d’un certain côté, a profité au Front, car les éléments «durs» sont partis et se sont groupuscularisés, et les anciens plus modérés et les nouveaux arrivants ont réussi à adoucir l’image du parti et de son président.

Ce sont aussi des gens qui ne se mettent pas en avant.

Effectivement, contrairement à Mégret en son temps, ils ne visent pas trop haut et savent rester à leur place. Comme l’a fait Gianfranco Fini : quand le MSI était aux mains d’Almirante, ce dernier était plus vieux que Le Pen, et personne ne croyait en Fini, qui était un jeune journaliste sans grand charisme. Mais il n’a jamais ouvertement déclaré avoir un destin national, ni n’a essayé de prendre le pouvoir par la force : il a attendu son heure. C’est ce que font Lang et Gollnisch. On peut donc penser que le FN va survivre à Le Pen. Là encore, il faut regarder ce qui se passe à l’étranger. Par exemple, le Vlaams Blok, c’était la personnalité de Karen Dillen pendant vingt ans : Dillen est parti, et le Vlaams Blok est toujours présent et dirigé de façon collégiale, ce qui est assez unique pour un parti d’extrême droite. On peut tout à fait imaginer une situation identique au Front national dans les années à venir.

[ Interview réalisée le 28 mai 2002 à Paris ]

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