REFLEXes

Banlieues anglaises

3 janvier 2007 Les radicaux

L’été 1981 a vu une explosion de révoltes dans les principales villes de Grande-Bretagne, c’était le premier signe que quelque chose clochait dans la politique de Thatcher, vis-à-vis des communautés ouvrières[1]. Un par un, les quartiers de Brixton (Londres), Chapeltown (Leeds), Saint Pauls (Bristol), Moss Side (Manchester), Toxteth (Liverpool) s’embrasèrent et la colère des jeunes Noirs s’exprima contre la police et le gouvernement. Les jeunes Blancs furent rapides à se solidariser et à rejoindre dans les émeutes les jeunes Noirs.
Ensuite, ces communautés furent estomaquées quand elles réalisèrent l’énormité de ce qu’elles avaient fait, la force qu’elles avaient déclenchée. Le gouvernement et la police ne tardèrent pas à considérer les émeutiers comme une poignée de personnes, dirigées par des agitateurs extérieurs (comme les trotskistes du groupe Militant[2]), qui ont réagi à un des étés les plus chauds depuis des années. La réalité est en fait toute différente. Dans la plupart des cas, les émeutes ont commencé à la suite de persécutions policières contre la communauté noire.

Par exemple à Brixton, l’émeute a été causée par une attaque contre un jeune Noir à Railton Road, la soi-disant frontière du quartier, où l’on peut trouver les jeunes Noirs les plus militants mais aussi la marijuana. Tout est parti d’une opération de police, «Swamp 81» (Inondation 1981), qui était supposée enrayer le crime dans Brixton. En une semaine, la tension avait atteint des niveaux records avec les raids de la police jusque dans des appartements privés et l’arrestation de nombreux Noirs. La situation empira lorsqu’un policier vit un jeune Noir qui avait été poignardé courir vers lui et s’enfuir en le voyant. La police commença une chasse à l’homme et le jeune fut trouvé dans une voiture en route vers l’hôpital. Ils arrêtèrent la voiture et appelèrent une ambulance, mais la foule qui commençait à se rassembler crut que la police mettait en jeu la vie du jeune en arrêtant la voiture : la confrontation commença. Le lendemain, ce fut l’explosion quand la police, qui continuait son opération Swamp 81, rencontra un barrage de pierres et de bouteilles. Il lui fallut deux jours pour reprendre la situation en main.
Le rapport officiel sur l’émeute de Brixton conclut après coup que le chômage, la discrimination raciale, la pauvreté et le ressentiment vis-à-vis de la police ont été les principaux facteurs de l’émeute, couplés avec la presque universelle condamnation de la fameuse SUS[3]. Brixton était à l’image des autres quartiers. Ces émeutes étaient une réponse à la politique de Thatcher. Il y eut d’autres émeutes en 1985 et ensuite toutes les années suivantes, et elles ne furent pas toutes couvertes par les médias, le gouvernement ayant peur de l’extension de ces révoltes.

En quoi le thatchérisme est-il responsable de cette vague d’émeutes ?

Pour le comprendre, il nous faut repartir dans les années 1970 et examiner la situation avant que Thatcher arrive au pouvoir. Dans les années 1970, l’Angleterre vit une décennie d’agitation sociale où les gouvernements successifs sont incapables de contrôler les syndicats. En 1974, par exemple, la grève des mineurs entraîna la chute du gouvernement conservateur Heath. Elle fut suivie de milliers d’autres grèves animées par des syndicats militants qui utilisaient aussi les lois sociales en leur faveur comme arme. Pendant cette période, les principales industries manufacturières étaient touchées par des grèves, le pays était sur les genoux. Les charbonnages, l’automobile, les chemins de fer étaient en grève pour demander des salaires et conditions de travail meilleurs. Pendant cette période, l’économie anglaise était proche de l’effondrement (inflation importante et perte par la Grande-Bretagne de sa place de première puissance commerçante). La vague de grèves culmina en 1978-1979 pendant «l’hiver du mécontentement» quand il y eut tellement d’entreprises en grève que le gouvernement travailliste de Jim Callaghan perdit le contrôle de la situation et fut forcé de convoquer des élections générales. Les travaillistes perdirent et Thatcher prit les rênes du pays.
Margaret Thatcher arrive au pouvoir pour effectuer plusieurs tâches : réformer l’économie en utilisant les recettes monétaristes, casser le pouvoir des syndicats et enfin jouer la carte raciale. C’était un enjeu important à ce moment-là après une décennie d’immigration croissante venant des Antilles et du subcontinent indien. Dans les années 1970, le National front joua sur les peurs populaires de l’immigration et gagna un soutien électoral croissant. En 1977, à des élections locales à Londres, ils obtiennent plus de 100.000 voix, ce qui, transposé au plan national, leur aurait donné près d’un million de voix et des sièges au Parlement britannique. Le National Front s’efforçait de présenter une image de lui-même respectable à l’électorat, mais l’Anti nazi league montra la nature fasciste de ce parti et au moment des élections générales de 1979, le NF avait perdu[4].

Cependant, l’écroulement du National front ne peut pas être seulement mis au crédit de l’ANL. Thatcher avait déclaré dans une interview à la télévision en 1978 qu’elle comprenait les peurs du peuple d’être «envahi par une culture étrangère». Des électeurs potentiels du NF choisirent de voter pour Thatcher, voyant qu’elle avait de meilleures chances de gagner les élections et croyant qu’elle allait arrêter l’immigration. Ces promesses furent un facteur important de sa victoire. Il est peu probable qu’elle aurait eu suffisamment de voix pour gagner sans cet apport de la partie la plus raciste de l’électorat.
Dans les cartons de Thatcher, il y avait une déclaration de guerre à la classe ouvrière, comportant un volet contre les syndicats. Pour elle, les militants syndicaux issus de la classe ouvrière avaient rançonné pendant dix ans le pays. Sa politique économique, le monétarisme, était clairement définie comme devant prendre aux pauvres pour donner aux riches. Sa promesse de réduire l’immigration s’attaquait aux communautés immigrées en Grande-Bretagne, qui appartiennent en grande partie à la classe ouvrière. Mais le plus important dans la politique de Thatcher est son programme social. Le thatchérisme, en quelques mots, était une expérimentation sur la société afin de changer les comportements sociaux, les normes sociales à travers une politique économique[5]. Sur ce terrain-là, elle a grandement réussi : les années 1980 virent l’avènement du yuppie et le retour à un individualisme forcené. Pendant dix ans, les attitudes sociales en Grande-Bretagne ont complètement changé, d’une société concernée par le sort des autres, croyant en l’État-providence, on est passé à une société intéressée par l’argent, l’individualisme et «la survie des plus aptes». Ces politiques destinées à changer la société britannique comportaient plusieurs mesures pour casser la classe ouvrière. Pendant ces années 1980, le Grande-Bretagne vit les coupes dans les budgets sociaux se multiplier (en particulier dans ceux destinés aux chômeurs et aux malades). Ces coupes budgétaires s’attaquent au National health service[6], envié à travers le monde : Thatcher préparait la privatisation du système de santé. La baisse des impôts très importante pour les hauts revenus permit à ceux-ci de s’enrichir, alors qu’elle ne fut que très faible pour les plus pauvres. Le contrôle gouvernemental sur les dépenses des municipalités, introduit par de multiples lois, obligea les autorités locales à diminuer les financements aux secteurs estimés les moins importants comme les bibliothèques, les services sociaux et les loisirs. L’Éducation fut elle aussi touchée, et le gouvernement voulut contrôler ce que les enfants apprenaient à l’école : les coupes budgétaires visaient à aggraver le système scolaire à deux niveaux. Les écoles publiques pour la classe ouvrière avec moins d’argent et moins d’équipements, et les écoles privées pour les riches et les classes moyennes. Les politiques monétaristes créèrent une vague de chômage dans les industries manufacturières, particulièrement dans celles touchées par les privatisations, ce qui affecta les communautés ouvrières.
Ceci n’est qu’un instantané des choses qui changèrent sous Thatcher, mais le plus important est de se rappeler qu’aucun de ces changements ne fut brusque, mais très progressif et sur une longue période. Le gouvernement modifia petit à petit la structure sociale de la société britannique, et ces changements passèrent sans encombre. Cette expérience sociale a eu plusieurs effets. Premièrement, l’aggravation de la société duale entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Deuxièmement, la gauche traditionnelle s’écroula. Le Parti travailliste s’avéra être de plus en plus déconnecté de ses relais et soutiens traditionnels dans la classe ouvrière et il devint totalement incapable de gagner des élections. La gauche extraparlementaire montra qu’elle était incapable de répondre d’une façon constructive et cohérente et se cantonna à des slogans creux. Ce n’est pas une coïncidence si l’on vit dans les années 1980 un intérêt croissant pour l’anarchisme se développer en Grande-Bretagne.
Les réponses à cette politique de Thatcher peuvent être divisées en deux groupes. La première réponse fut en fait de ne rien faire : pour beaucoup de ceux qui furent touchés par le thatchérisme, la lente réduction des droits sociaux a eu un effet anesthésiant qui les laissa désespérés et incapables de rien faire. La deuxième réponse, qui apparut beaucoup plus tard, fut pour les communautés ouvrières de se battre ensemble ; c’est ce que nous verrons plus loin.
La première période du gouvernement Thatcher dura quatre ans, de 1979 à 1983. Après les émeutes de 1981, il était clair que l’expérience sociale était mauvaise : la population fut touchée par le chômage de longue durée et différentes formes de discriminations. À l’intérieur du gouvernement, plusieurs ministres se sentirent concernés par l’écroulement croissant de la société et Thatcher elle-même dut faire face à une importante opposition à l’intérieur du groupe parlementaire conservateur et dans son parti. Elle n’a sauvé sa carrière politique que grâce à la guerre des Falklands en 1982 qui déclencha une vague de patriotisme sans précédent à travers le pays. Dans la foulée de sa victoire sur l’Argentine, elle gagna facilement les élections de 1983 avec une majorité encore plus confortable et son expérience sociale fut fermement confirmée.

À partir de ce moment-là, les attaques contre la classe ouvrière commencèrent sérieusement. La grève des mineurs de 1984-1985 fut le début de la fin du pouvoir syndical, et Thatcher défia délibérément les mineurs dans un combat qu’ils ne pouvaient gagner. En utilisant une législation antisyndicale draconienne elle écrasa, un par un, les syndicats de chaque grand secteur industriel. Cela fut suivi de coupes sauvages dans tous les secteurs publics : sécurité sociale, éducation, santé, budgets municipaux.
En 1987, lorsqu’elle gagna ses troisièmes élections consécutives, pour beaucoup, le choix était clair : couler ou nager sous le thatchérisme ; mais nombreux étaient ceux qui n’avaient pas le choix, ils étaient destinés à couler. La plupart essayèrent de s’adapter à la nouvelle société qui émergeait, pensant qu’au moins ils survivraient d’une façon ou d’une autre jusqu’à ce que les choses changent. Mais la colère couvait sous une surface apparemment calme, une colère qui perçait sous forme d’émeutes locales ou de manifestations de protestation. Aucune n’eut beaucoup d’effet sur le gouvernement qui montrait clairement qu’il était peu disposé à écouter la population.
Les choses en étaient là en 1988, quand le gouvernement annonça l’introduction de la Community charge, appelée plus communément Poll Tax. La Poll Tax devait remplacer l’ancien système d’impôts locaux[7]. Un des buts du gouvernement à travers cette réforme était de contrôler les dépenses des autorités locales (particulièrement les municipalités travaillistes). La Poll Tax était basée sur l’idée que tout le monde devait payer le même montant d’impôts. Pour financer les services locaux, le montant de l’impôt était déterminé par les besoins financiers de chaque conseil. Il n’est pas difficile de comprendre que les conseils municipaux des régions comptant le plus de pauvres ou de familles ouvrières, dont les demandes d’aide sociale sont plus grands, ont un montant de la Poll Tax plus important que les municipalités habitées par les classes moyennes. L’injustice de cette taxe était évidente, ce qui signifiait en fait que les pauvres subventionnaient les riches. La Reine (si elle avait payé la Poll Tax) aurait payé le même impôt que ses employés. Plus important peut-être, à cause de la nature de cette taxe que tout le monde était censé payer, des fichiers comportant tous les citoyens devaient être établis, ce qui représentait une vraie menace pour les libertés, et les conseils municipaux avaient de larges pouvoirs pour récolter toute information nécessaire sur un individu. Ces implications étaient énormes et de nombreuses personnes préféraient donc «disparaître» des registres électoraux, et perdre ainsi leur droit de vote. Le registre de la Poll Tax devait être un dispositif majeur de contrôle social car il devait garder la trace de tous les citoyens âgés de plus de 18 ans.
L’injustice de la Poll Tax devient évidente si l’on compare deux quartiers du sud de Londres : dans le premier quartier, Lambeth, quartier de forte immigration, au taux de chômage élevé, et aux problèmes sociaux importants, dirigé par un conseil municipal travailliste, la Poll Tax était de 615 livres par personne[8] alors qu’à Wandsworth, un quartier de classes moyennes dirigé par le parti conservateur, elle était de 140 livres[9]. En plus, les conservateurs avaient clairement annoncé que les conseils municipaux les plus dépensiers, ou ceux qui mettaient une Poll Tax trop forte, se verraient imposer une limite de dépenses[10], ce qui les forçait à couper dans les services sociaux pour rester dans les limites budgétaires gouvernementales. Les premiers conseils municipaux qui furent ainsi limités étaient tous travaillistes.
Aujourd’hui, il semble incroyable que les conservateurs aient réellement cru qu’ils pourraient imposer cette taxe sans opposition. Un bref regard sur le passé aurait montré la stupidité de cette idée. La dernière fois que le gouvernement britannique a tenté d’introduire la Poll Tax en 1381, cela a entraîné une révolte dans tout le pays et le Roi a dû abandonner sa réforme. Plus récemment, un pays comme la Papouasie – Nouvelle Guinée qui avait imposé la Poll Tax, a aussi abandonné, incapable qu’il était de collecter l’impôt. En 1981, quand Thatcher parla pour la première fois de changer le système d’imposition, l’idée de la Poll Tax avait été évoquée puis écartée car jugée inapplicable. Mais la détermination de Thatcher de contrôler les municipalités travaillistes était telle qu’elle persévéra dans son idée. Pendant ce temps, la colère populaire contre cette taxe commençait à s’exprimer concrètement. En Écosse, où la Poll Tax fut introduite un an avant l’Angleterre et le Pays de Galles, les gens commencèrent à former des groupes anti-Poll Tax[11]. À peu près 95% de ces premiers groupes avaient été mis en place par des militants anarchistes. Le mouvement anarchiste fut le premier mouvement actif politiquement à avoir une analyse claire des implications de cette taxe et à proposer des solutions pour une opposition efficace. Dès le début, la base de l’opposition fut constituée des communautés ouvrières qui ne voulaient pas payer la Poll Tax, entre autres parce qu’elles ne pouvaient pas la payer. Le slogan «On ne peut pas payer, on ne paye pas» devint le principal mot d’ordre de la résistance à la Poll Tax. Plus tard, les classes moyennes, qui elles pouvaient payer cet impôt mais ne le voulaient pas, créèrent le slogan «On peut payer, mais on ne le fera pas».

L’organisation des APTs[12] était très décentralisée. En pratique, quasiment tous les quartiers avaient une association locale, parfois chaque rue, car les gens ne faisaient pas confiance aux organisations politiques traditionnelles. Dans le cas du Parti travailliste, son opposition à la taxe se résumait ainsi : «Si vous votez pour nous aux prochaines élections et si nous arrivons au pouvoir, nous abolirons la Poll Tax». Les communautés ouvrières, qui avaient depuis des années été trompées par le thatchérisme, n’étaient plus prêtes à faire confiance à aucun politicien. La gauche extraparlementaire voulut utiliser la lutte contre la Poll Tax comme une opportunité pour recruter pour leurs organisations mais le stratagème fut vite découvert[13]. La principale force des APTs était d’informer la population de chaque quartier sur la taxe, son montant, ce qu’elle signifiait, comment s’organiser. Savoir que toute une rue refusait de payer était un formidable encouragement pour ceux qui n’étaient pas sûrs de s’en sortir s’ils ne payaient pas l’impôt. Des milliers de tracts ont été tirés, donnant toute l’information nécessaire, avec un poster autocollant à mettre à sa fenêtre afin que le voisinage connaisse la position de chacun sur cet impôt. Dans certains quartiers, toutes les maisons avaient ce poster. La campagne s’étendit rapidement, à partir de l’Écosse, et bénéficia d’une bonne couverture de presse (la plupart des journaux étaient opposés à cette taxe). En Angleterre et au Pays de Galles, les activistes anti-Poll Tax voyant ce qui se passait en Écosse, eurent le temps de se préparer à l’introduction de cet impôt dans le reste du pays. Les militants anarchistes engagés dans les associations locales anti-Poll Tax ont passé beaucoup de temps à voyager entre l’Angleterre et l’Écosse, échangeant informations, tracts et stratégies. Beaucoup d’idées du mouvement anti-Poll Tax étaient ingénieuses. En Écosse par exemple, la première tactique était d’inciter la population à remplir incorrectement les feuilles d’impôts et à poser le plus de questions possible afin de bloquer le système. Cela marcha bien pendant un temps, jusqu’à ce que les militants réalisent que remplir le formulaire équivalait à donner aux autorités les noms et adresses pour recenser la population. En Angleterre, cette erreur fut évitée grâce aux Écossais, et à la place les gens «perdaient» leur formulaire.
Début 1987 en Écosse, la plupart des associations locales anti-Poll Tax commencèrent à se regrouper en unions régionales, les APTUs, permettant aux groupes de se coordonner, de partager informations et idées, de bénéficier de la puissance du nombre. Le même niveau d’organisation se mit en place en Angleterre et au Pays de Galles, avec les unions locales et plus tard avec l’All Britain Poll Tax Federation[14]. Quand cette fédération fut formée, un problème majeur se posa : le groupe Militant, un groupe trotskiste qui avait discrètement infiltré ses membres dans des centaines d’associations locales anti-Poll Tax, puis dans les unions régionales pour prendre le contrôle de la campagne, réussit à prendre 17 des 20 sièges du comité exécutif de la fédération lors de son premier congrès. La colère fut énorme ; beaucoup ont senti que Militant détournait la campagne vers ses buts politiques, ce qui se confirma plus tard. La stratégie de nombreuses associations locales fut d’ignorer la fédération et de continuer à travailler comme avant. En 1989, la Poll Tax était instaurée et tout le monde en Angleterre devait se faire enregistrer. En pratique, l’opposition était chaque jour plus grande, la plupart des gens qui ne s’inquiétaient pas avant, paniquèrent quand arrivèrent les premières feuilles d’impôts. Au plus fort de la campagne, il y avait des milliers d’associations locales à travers le pays, que de nombreuses personnes rejoignirent à ce moment-là. Beaucoup d’associations locales durent s’éclater en plusieurs groupes pour pouvoir continuer à travailler efficacement et maintenir une organisation décentralisée.

Depuis le début, la nature de la campagne était destinée à enfreindre la loi, et à utiliser la désobéissance civile. Les gens étaient déterminés à ne pas être enregistrés et à ne pas payer, ce qui est illégal. Ainsi, des millions de personnes enfreignirent la loi spontanément dans cette rébellion contre la Poll Tax. La Fédération décida d’organiser une manifestation massive dans Londres pour que la population montre son désaccord. La date de la manifestation fut fixée au 31 mars 1990, le jour précédant l’introduction de la Poll Tax en Angleterre et au Pays de Galles. La semaine avant la manifestation, il y eut des milliers de petites manifestations à travers le pays où les gens protestaient devant les mairies la nuit de l’introduction de la taxe. Ces manifestations étaient significatives, car beaucoup d’entre elles prenaient place dans des quartiers contrôlés par le parti conservateur, et l’ampleur de la colère était évidente pour tous, excepté le gouvernement. La Fédération estimait, en se trompant lourdement, à 50.000 le nombre de gens qui allaient participer à la manifestation nationale. En fait, il y eut près de 250.000 personnes venues de tout le pays. La manifestation partit d’un parc tranquille du sud de Londres, puis quand la moitié du cortège passa devant Downing street, le siège du premier ministre, quelques personnes décidèrent de s’asseoir dans la rue en protestation. La police répondit par la matraque, dégageant la rue en tirant les manifestants et en les repoussant derrière les barrières de protection. Des projectiles se mirent à voler vers la police et en quelques minutes la manifestation se transforma en émeute[15]. L’émeute se diffusa rapidement dans le centre de Londres : il y eut des batailles rangées avec la police et de nombreux magasins furent dévastés et pillés par colère. La plupart des cibles étaient sélectives : seuls les magasins vendant par exemple des fourrures ou des voitures de luxe furent attaqués. Car les années Thatcher avaient été les années de l’étalage de la richesse, narguant ceux qui n’avaient rien. Ce jour-là fut celui de la revanche. Dans le même genre, les gens s’attaquèrent aux vitrines des compagnies aériennes israéliennes et sud-africaines. De nombreuses personnes furent blessées par la police, certaines sérieusement. L’émeute continua pendant douze heures jusqu’à 3 ou 4 heures du matin. Le lendemain, la police annonça qu’elle avait arrêté plus de 300 personnes. Ce chiffre s’accrût plus tard après l’opération massive d’arrestations déclenchée par la police dans tout le pays. Le gouvernement bien entendu, et le Parti travailliste ont été prompts à condamner les émeutiers, ils ont parlé d’une foule manipulée par une poignée de militants extrémistes. Le parti Militant qui contrôlait la Fédération et les organisateurs de la manifestation indiquèrent qu’ils allaient enquêter sur les désordres et donner les noms des responsables à la police. Cette chasse aux sorcières fut largement condamnée par la majorité des associations locales, et le groupe Militant annula son plan.

Dans la semaine suivant cette émeute, des militants des associations locales qui avaient été arrêtés se rencontrèrent pour discuter des suites à donner. Il fut décidé de former un groupe de soutien à tous les emprisonnés. Ce groupe Trafalgar Square Defendant’s Campaign (TSDC) devint le principal centre d’activités des douze mois suivants pour les militants anti-Poll Tax. Des dizaines de milliers de francs furent réunis pour aider les prévenus et une recherche massive des preuves et des témoignages pour les disculper commença.
Pendant ce temps, des rassemblements pour brûler les feuilles d’impôts étaient organisés presque partout. De nombreuses personnes qui recevaient leurs feuilles d’impôts venaient les brûler publiquement devant les mairies. Ces activités de terrain continuèrent pendant plusieurs mois. S’ajoutèrent ensuite les manifestations devant les tribunaux qui voulaient poursuivre les premières personnes qui refusaient de payer la Poll Tax. Les tactiques de ces tribunaux étaient variées : dans certains cas, les manifestations étaient si importantes qu’elles obligeaient les tribunaux à annuler la séance. Ailleurs, les inculpés utilisaient un Mackenzie Friend[16] afin de ralentir le tribunal et s’assurer qu’ils posaient les bonnes questions et donnaient les bonnes réponses aux juges. Souvent, c’était suffisant pour que la procédure s’arrête là. Dans certains cas, les conseils municipaux firent des erreurs techniques dans l’envoi des feuilles d’impôts et ils furent forcés de renvoyer plusieurs dizaines de milliers de feuilles d’impôts.

La Fédération anti-Poll Tax décida d’organiser une nouvelle manifestation le 20 octobre 1990 à Londres. Celle-ci attira beaucoup moins de personnes, mais ce jour fut important pour deux raisons.
Premièrement parce que TSDC décida d’organiser ses propres manifestations, d’abord le matin devant l’un des principaux tribunaux où passaient la plupart des arrêtés du 31 mars, puis l’après-midi devant la prison de Brixton pour montrer sa solidarité envers les prisonniers de la Poll Tax. La seconde chose importante est que la manifestation devant la prison de Brixton se transforma en une nouvelle émeute. Il était clair pour les membres de TSDC qui fournissaient l’appui légal pendant la manifestation, que la police voulait sa revanche sur Trafalgar Square. À peu près 120 personnes furent arrêtées après qu’un piquet pacifique devant la prison fut brutalement attaqué par la police anti-émeute[17].
À ce moment-là, plus de 600 personnes avaient été arrêtées à la suite des différentes manifestations contre la Poll Tax et la plupart envoyées en prison. Il faudrait ajouter les personnes emprisonnées pour non-paiement de l’impôt. TSDC instaura un groupe de soutien aux prisonniers, qui prenait en charge chaque incarcéré, s’assurant qu’il avait une radio, des journaux, des lettres, de l’argent chaque mois. Ces associations locales anti-Poll Tax s’occupèrent de plus en plus d’aider les gens traduits en justice pour non-paiement. Il était évident à ce moment-là que la Poll Tax était inapplicable. L’esprit de cette révolte s’était étendu dans le pays, et à son maximum, on a estimé à plus de 17 millions les gens qui n’avaient pas payé la taxe. Dans plusieurs quartiers, le taux de non-paiement était de plus de 95%. Ces quartiers étaient les quartiers les plus pauvres et les quartiers ouvriers. Un mois après l’émeute de la prison de Brixton, Margaret Thatcher fut forcée de démissionner à cause d’une bataille inattendue à l’intérieur du parti conservateur. Mais la vraie raison de la fronde dans le parti était la Poll Tax. De nombreux députés conservateurs se rebellaient de plus en plus à l’intérieur du parti sur cette question, car leurs administrés étaient touchés et ils avaient peur de perdre leurs sièges aux prochaines élections générales. Thatcher devait partir car c’était la seule solution pour se débarrasser de cette taxe. Six mois plus tard, le nouveau premier ministre, John Major, annonça l’abolition de la Poll Tax. Cette annonce fut faite quelques jours avant la troisième manifestation générale contre la Poll Tax, date qui coïncidait avec le premier anniversaire de l’émeute de Trafalgar Square. TSDC qui organisait cette manif décida de la transformer en parade de victoire. Mais ce n’était pas totalement fini, la Poll Tax ne devait être abolie qu’en 1993, ce qui signifiait qu’il y aurait encore deux ans de poursuites contre ceux qui ne payaient pas cet impôt. En plus, il restait encore quelques sérieux procès contre les émeutiers de Trafalgar Square[18].

L’organisation Class War s’est beaucoup engagée dans le combat contre la Poll Tax, devenant au fur et à mesure l’un des groupes les plus actifs, fournissant une aide politique et pratique aux associations locales et à TSDC. Après l’abolition de la taxe, Class War est restée impliquée et a mené des campagnes dans les communautés ouvrières sur ce même genre de thèmes. En effet, sur près de 17 millions de personnes, beaucoup avaient atteint le niveau où ne rien payer du tout devient envisageable. Pourquoi payer un loyer, l’impôt sur le revenu, l’électricité ? Une partie de la population se rendit compte du pouvoir du non-paiement.
Malheureusement, une année après l’abolition de la Poll Tax, le soutien des associations locales décrût, les gens se sentant concernés par d’autres problèmes. Beaucoup pensaient que c’en était fini de la taxe, ce qui n’était pas vrai. La solidarité existant au moment de l’émeute de Trafalgar Square se dissipa. Mon sentiment personnel est que beaucoup de gens se sont soulevés pour marquer un point, puis ils ont eu le sentiment qu’ils avaient fait ce qu’ils pouvaient. L’élan était fini, chacun retourna à ses problèmes quotidiens.
Class War réussit cependant à construire sur l’énergie révélée par le combat contre la Poll Tax. Ses militants sont toujours extrêmement actifs dans les communautés ouvrières. Depuis, la situation ne s’est pas améliorée ; ces dernières années, il y a eu des centaines d’émeutes dans les cités, la plupart jamais mentionnées dans les journaux. Il y a toujours un grand mécontentement contre la société de classes de Major, la classe ouvrière est toujours pauvre et toujours opprimée par la classe dirigeante. Le combat continue, mais à un niveau beaucoup plus local. L’influence de Class War grandit au fur et à mesure que la division entre riches et pauvres s’agrandit dans la société britannique. Le nombre de personnes ayant perdu leurs illusions sur les politiciens s’est accru énormément. Certain se retrouvent dans Class War parce qu’il ne veut pas contrôler la classe ouvrière comme les partis trotskistes.
La plupart des gens qui se sont investis dans la lutte contre la Poll Tax ont gardé des liens entre eux après, par exemple ceux qui s’étaient impliqués dans TSDC. Une fois les procès terminés, ils ont décidé de former un groupe pour observer le comportement de la police dans les manifestations. Des militants de TSDC continuent le travail de soutien aux prisonniers. Pour beaucoup ce fut le moment de créer de nouveaux liens et d’avoir de nouvelles expériences et après la Poll Tax, personne ne voulait abandonner ce qu’ils y avaient gagné.

Louise Bernstein

Mis en ligne le 3 janvier 2007

  1. Le terme de communautés ouvrières est la traduction du terme anglais «Working class communities» qui recouvre l’idée de quartiers ouvriers, de population ouvrière et de milieux ouvriers.[]
  2. Militant est un groupe trotskiste présent à l’intérieur du parti travailliste.[]
  3. La loi SUS était une vieille loi qui permettait à la police d’arrêter n’importe qui soupçonné d’avoir commis un crime. En pratique, la police utilisait cette loi pour persécuter la communauté noire et en particulier les jeunes. Elle fut abolie au début des années 1980.[]
  4. Pour plus de détails sur le National front dans les années 1970, voir l’Europe en chemise brune, Réflex, 1992.[]
  5. One of us par Hugo Young, Londres, 1990, est la plus complète biographie de Thatcher au pouvoir ; ce livre contient des analyses détaillées de ses politiques, de leurs mises en pratique et des buts à long terme de Thatcher.[]
  6. L’équivalent de l’Assistance publique.[]
  7. L’ancien système d’impôts locaux était basé sur la valeur de la propriété. Il était variable pour chaque ville et les familles pauvres en étaient généralement exemptées. Ceux qui vivaient dans les maisons les plus chères payaient plus que ceux qui vivaient dans des habitations bon marché. Ce système n’étaient pas sans imperfections et certains s’en plaignaient, mais il était généralement considéré comme juste et gardait cette idée «d’État-providence» où les plus riches devaient contribuer à aider ceux qui l’étaient moins.

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  8. À peu près 6000 francs de l’époque.

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  9. Autour de 1400 francs de l’époque.

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  10. Appelée capping.

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  11. Anti Poll Tax groups, en abrégé APTs.

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  12. Collectifs locaux anti-Poll Tax.

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  13. Voir plus loin la stratégie du groupe Militant.

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  14. Littéralement la Fédération anti-Poll Tax de toute la Grande-Bretagne.
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  15. Ce qui suit est un résumé de ce qui s’est passé ce jour-là. Pour plus de détails, on peut se reporter à la presse de l’époque et àPoll Tax Rebellion de Danny Burns publié par Attack et AK Press.

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  16. Un Mackenzie Friend est quelqu’un qui n’est pas avocat mais qui peut donner des conseils à un inculpé au tribunal. Mais il ne peut pas représenter son ami. Il peut être très utile pour quelqu’un qui ne peut pas se payer un avocat et souvent il est plus expert que juriste.

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  17. Pour plus de détails voir Danny Burns, Poll Tax Rebellion.

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  18. Ces derniers procès se sont presque tous terminés par des acquittements. TSDC avait plus de temps pour préparer la défense des inculpés que pour les premiers cas (dans les premiers procès, certains inculpés n’avaient pas pu obtenir son aide légale). En plus, le souvenir des dégâts de l’émeute était encore frais dans la tête des juges et des jurés, ce qui joua en défaveur des premiers inculpés.

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