Après le temps de l’émotion et de la mobilisation est venu celui de la réflexion, de l’analyse lucide sur ce qui s’est produit dans la semaine du 21 avril au 5 mai. Y a-t-il eu véritablement la possibilité d’une prise de pouvoir par l’extrême droite ? Je ne le pense pas. Tout comme quelques semaines auparavant, ils nous vendaient de «l’insécurité» dans tous les journaux et sur toutes les chaînes de télévision, les médias ont donné le ton, orchestré la musique et composé les paroles de la mélodie «antifasciste». La réalité des chiffres est tout autre. Ces derniers doivent être observés à deux niveaux : sur le plan national et sur le plan local. Tel est l’objet de cet article.
Si l’on tient compte du chiffre des inscrits et non plus des votants, le score du FN au niveau national ne représente plus que 12,5% et quant au nombre d’électeurs, s’il se monte à un peu moins de 6 millions (5,8), il n’est supérieur que de 400 000 voix au score de Le Pen en 1995. En fait, l’irruption du FN au deuxième tour est une avancée par défaut, car elle n’est due qu’au recul important des votes pour les deux principaux candidats, les mêmes qu’en 1995. Cette avancée est surtout le fait de l’abstention (30%). Si l’on regarde cette fois au niveau local, Marseille et Nice, et au niveau régional (Bouches du Rhône, Alpes Maritimes), on fait le même constat. Il n’y a donc pas eu une avancée en terme quantitatif du FN, mais plutôt en terme qualitatif. Mais quelles sont les causes qui sont à l’origine de sa présence au deuxième tour de la présidentielle ?
L’implosion de la gauche
En 1997, la gauche pas encore plurielle a gagné les élections législatives, suite à une erreur de Chirac, sur des illusions, celles qui consistaient à croire qu’il s’agissait d’un vote d’adhésion à la suite du mouvement de l’hiver 1995, alors que cette victoire n’était la conséquence que des 70 triangulaires entre le PS, le RPR et le FN. Et sur des promesses qu’ils s’empressèrent de trabir, une fois arrivés au pouvoir.
Car il y a longtemps que cette gauche dite moderne s’est convertie au pragmatisme économique et libéral. D’entrée de jeu, Jospin avait annoncé la couleur: «Ce n’est pas par la loi, ce n’est pas par des textes, ce n’est pas par l’administratif qu’on va réguler l’économie aujourd’hui.» Cette gauche-là, au pouvoir en France ainsi que dans d’autres pays d’Europe (en Angleterre avec Blair et en Italie avec Berlusconi), ne fait plus peur aux détenteurs de richesses, et pour cause, en France. Le néolibéralisme est arrivé déguisé en socialiste. Les marchés financiers préfèrent la gestion de la gauche plus efficace pour appliquer l’économie financiarisée et désamorcer les contre-feux qui s’allument ça et là. La liste des reniements de cette gauche-là est longue: les sans papiers ne furent pas régularisés, les lois Pasqua-Pandraud furent renforcées par Chevènement, la privatisation des services publics largement entamée, les contrôles administratifs de licenciement jamais rétablis, le traité d’Amsterdam signé, Vilworde fermé, etc.
Quant au PCF, que Jospin prit dans son gouvernement pluriel, et dont le rôle consistait à servir de caution sociale à la politique menée, on assista à sa disparition, jour après jour, élections après élections, soutenant sans jamais faillir toutes les sociales libéralités concédées par Jospin. Les communistes se sont couchés à l’assemblée, participant sans broncher à un gouvernement social-conservateur, sans même plus se donner la peine de froncer les sourcils. C’est Robert Hue expliquant dans une lettre du 25 janvier 2001 aux syndicats qu’il n’est plus question de «contraindre les entreprises en administrant l’économie [et] pas davantage d’en revenir à des dispositions du type autorisation administrative de licenciement.» Au fur et à mesure de la législature, le PCF s’est de plus en plus posé le problème de sa propre existence, soit dans le compromis politicien, soit en s’achetant une honorabilité de gestionnaire (Gayssot meilleur ministre, disait Jospin), soit dans le mouvement social en oubliant son racisme anti-gauchiste, il découvrait là les énergies militantes qui lui manquaient parfois. Maintenu en survie artificielle par le PS, le PCF est mort le dimanche 21 avril 2002. Son électorat s’est dispersé, entre FN, abstentions et extrême gauche. Ainsi, la gauche «historique», «les deux tendances majeures du mouvement ouvrier» sont l’une (le PCF) en voie de liquidation, et l’autre (le PS), devenu libéral.
La «fracture sociale»
Oubliée par celui qui en avait fait son thème de campagne en 1995, la gauche plurielle lui a opposé son bilan positif: les 35 heures, la baisse du chômage, une réalité statistique qui ne rendait compte en fait que d’une vérité virtuelle. Bien peu de médias ont consacré des articles, en revanche, au bilan publié par l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion ainsi qu’aux interventions du collectif Alerte, trop occupés qu’ils étaient à surenchérir sur la vague sécuritaire. «L’amélioration très sensible de la conjoncture économique et la situation de l’emploi» ne s’est pas traduite pour les pauvres, par une «inversion de tendance perceptible durant les années 1977-2000», notait l’Observatoire qui dénombrait 1,7 millions de ménages représentant 4,5 millions de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté. Quant à la baisse du chômage, «on sait que dans les 900 000 emplois créés ces dernières années, il y a beaucoup de temps partiels contraints, de CDD, d’Intérim.
Aujourd’hui, on peut avoir un travail et être pauvre», soulignait ainsi le président d’Emmaüs. Car la contrepartie de cette «baisse» du chômage, c’est l’explosion de la précarité. Si entre 1990 et 2000, les CDI ont augmenté de 2%, les CDD l’ont été de 60%, et l’effectif des intérimaires de 130%. La multiplication de ces emplois précaires est telle que plus de 4 millions de personnes ont aujourd’hui un salaire inférieur au SMIC. À ceux-ci, il faut ajouter les retraités qui survivent avec 3500 francs de minimum vieillesse, les agriculteurs endettés (60% gagnent moins que le SMIC), les jeunes de moins de 25 ans qui ne peuvent avoir accès au RMI.
Quant aux ministres socialistes de l’emploi, ils sont passés maîtres dans le traitement statistique du chômage, initié par leurs prédécesseurs de droite. En 2000, l’ANPE a opéré 231 000 radiations administratives. Et, il y a peu, un décret a changé les règles pour les demandeurs d’emploi de plus de 55 ans: ils sont dorénavant dispensés de rechercher un nouvel employeur. Résultat: 88 000 chômeurs ont disparu des statistiques. Et la fameuse politique en direction des quartiers de relégation sociale, dite de la ville ? En 1990, dans la population des 18-25 ans habitant dans ces cités et autres banlieues, on trouvait 28% de chômeurs et 13% de précaires. En 2000, soit après trois ans de croissance, ces chiffres avaient atteint respectivement 40% et 20%. Quant au bilan social de la «gauche plurielle», il sera scandé par les salariés de Danone, Michelin, Bata, Lu, AOM Liberté, Moulinex, Marks et Spencer, Cellatex, Rewel, etc.
La «gauche» a abandonné ceux qui constituaient les rangs de ces électeurs habituels. En 1998, elle refuse d’augmenter les minima sociaux tandis qu’en 2000, elle baisse les impôts sur les hauts revenus. Cambadélis déclare à des responsables de AC! lors d’une rencontre: «On ne peut pas faire de la lutte contre la misère un programme de gouvernement.» Dorénavant, la gauche s’adresse à une autre classe sociale qu’à la classe ouvrière: «Prolétaire, ça veut dire quoi ? Ça n’est pas quelqu’un qui n’a que ses chaînes à perdre, comme on disait. Ce sont des tas de gens, comme vous, comme moi, qui avons hérité une culture, une éducation, parfois un tout petit peu d’argent, un peu plus, un appartement… Eh bien ce groupe central, c’est la population à laquelle les socialistes doivent s’adresser.»
Résultat : 3,6% des chômeurs ont voté pour Le Pen-Mégret, et 28% des ouvriers. Le Pen est en tête avec 17% chez les jeunes de 18-24 ans et chez les intérimaires, ainsi que chez les employés avec 23%.
La thématique sécuritaire
La droite, qui s’est toujours servie de ce thème a fait mine de se préoccuper des conditions de vie quotidienne des citoyens, des «vrais gens» dont on est si loin en dehors des périodes électorales. Ce qui est nouveau sans doute, c’est que la gauche s’empare elle aussi de ce thème pour combler le vide sidéral de son programme même plus «socialiste»: Loi sur la Sécurité Quotidienne (LSQ) promulguée pour faire face à la double «menace» de l’insécurité et du terrorisme international grossièrement amalgamés, rapport du sénateur Dray, passé du communisme révolutionnaire à auxiliaire de police… En ce domaine comme dans tant d’autres, les sociaux-libéraux renoncent, reculent, trahissent, font leurs les analyses des pires réactionnaires (les Laurel et Hardy de l’insécurité, Raufer et Bauer), sacrifient au culte de statistiques truquées ou peu fiables (voir Stop quelle violence !).
Et de promettre plus de police, plus de prisons, de maisons de correction d’un nouveau genre pour y enfermer les «sauvageons».
La normalisation du FN et de son leader
La campagne électorale de la droite et de la gauche surfant sur le consensus sécuritaire a fini de préparer le terrain au FN, au point que Le Pen déclare: «Tout le monde parle comme moi, je me suis normalisé.» En se présentant dans son meilleur rôle, celui de la victime lors de l’affaire des 500 signatures, il finit même par se voir octroyer un brevet de Démocratie par la droite (Sarkozy) et la gauche (Mamère, Jospin) réunies, finissant ainsi de dédiaboliser le vote FN, en en faisant un vote comme les autres. Dès lors, ce qui est arrivé dimanche 21 avril était prévisible.
Le Pen est arrivé en tête dans 9 régions sur 21 : Alsace, PACA, Languedoc-Roussillon, Lorraine, Champagne-Ardennes, Picardie, Franche-Comté, Rhône et dans le bastion historique de la gauche qu’était le Nord-Pas de Calais. Il recueille plus de 20% des voix dans 25 départements. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît que le vote Le Pen est un vote politique, un vote d’adhésion. En cela, les élections municipales ont préfiguré cette élection présidentielle : voir Vitrolles, Marignane et Orange. Il semble cependant que l’on assiste à une double mutation du vote FN, de ses bases sociales et de son implantation. Au noyau historique des artisans et des commerçants sur lequel a longtemps reposé l’extrême droite de filiation poujadiste, s’est ajouté dans les années 1990, un électorat urbain, jeune et populaire, souvent puisé dans le vivier traditionnel de la gauche. Le FN, ce n’est pas nouveau, mais ces élections le confirment, est le premier parti des chômeurs et des ouvriers. C’est vrai à Marseille, où les quartiers les plus prompts à voter FN sont ceux au Nord et au Centre Nord où se concentre la misère sociale. C’est vrai aussi dans les communes voisines au passé ouvrier, industriel ou minier, longtemps tenues et parfois encore, par le PCF : Martigues, où le FN arrive en tête sur tous les bureaux, Gardanne et les bourgades du bassin minier, Aubagne et les communes proches du Garlabon. Partout, et quelle que soit l’élection de référence, le FN y progresse ; partout, il y est placé en tête aujourd’hui. Ce qui en revanche semble plus nouveau, c’est le ralliement des classes moyennes dans les petites communes résidentielles, à l’écart des franges paupérisées des agglomérations urbaines, qui accueillent en majorité des populations aisées, peu exposées aux risques sociaux. Il y a aujourd’hui un Le Pen des villes et un Le Pen des champs.
Ce vote se veut à la fois révolutionnaire et réactionnaire, voulant renverser le système et se replier. Il est devenu interclassiste, sans doute aussi grâce à Chevènement et son pôle républicain qui ont conforté l’idée du «Ni droite, ni gauche», qui n’est en fait qu’une remise au goût du jour des thèses de Jacques Doriot, ancien du PCF passé à la Collaboration. Cette analyse effectuée d’un point de vue national, est aussi valable sur le plan local : à Marseille, Le Pen arrive en tête comme en 1988 et en 1995. Mais au niveau des voix, il n’atteint pas son score record de 102 541 suffrages obtenus au premier tour de l’élection présidentielle de 1988. En additionnant son score à celui de Mégret, il retrouve celui qui était le sien en 1995. Là encore, son avancée relative est la conséquence de l’abstention supérieure à la moyenne nationale (31,5%), et de l’effondrement du PCF. C’est ainsi que dimanche 21 avril, le FN est arrivé en tête dans 13 des 16 arrondissements de Marseille, contre 11 en 1988 et 7 en 1995. Son implantation se confirme au deuxième tour, où Le Pen obtient 85 462 voix, soit 5000 de plus que l’addition Le Pen-Mégret. Malgré le «sursaut républicain», il obtient un score inférieur à 30% dans sept arrondissements sur seize et progresse en voix dans le 13e, le l5e et le 16e arrondissements, bastions historiques du PCF.
Sur le plan régional, on retrouve la même dynamique de vote. Dans les Bouches-du-Rhône, au premier tour, Le Pen arrive en tête dans 93 communes sur 119, dont 3 bastions du PCF (Gardanne, Aubagne, Martigues) et gagne encore des voix dans le pays d’Arles et dans les villes du PC au deuxième tour. Dans le Vaucluse, seules 35 communes sur 151 ont échappé au FN. Dans quatre villes, Cavaillon, Carpentras, Bonnène et Sorgue, les scores Le Pen-Mégret atteignent 40%. Au deuxième tour, il augmente son score de 4000 voix ainsi que dans les quatre villes précédentes. Il arrive aussi en tête dans les Alpes-Maritimes, les Alpes de Haute Provence (60 communes sur 200), démontrant aussi sa pénétration dans le monde rural. Là aussi au deuxième tour, il augmente son score.
Le vote du premier tour est aussi une bonne indication sur le rapport de forces au sein de l’extrême droite. On y trouve la confirmation d’une différence de stratégie: celle de Le Pen privilégiant le national par rapport au local, et qui est payante grâce à sa notoriété, à la différence d’un Mégret, plus axé sur le local. Sur Marseille, c’est très clair. Si l’on se base sur les municipales, où Mégret tête de liste avait obtenu 12%, son score tombe à 5% pour les présidentielles. C’est vrai aussi sur Vitrolles, où il devance de justesse son rival: 17,9% pour lui contre 17,15% pour Le Pen. C’est encore plus évident à Marignane, où il n’obtient que 12,11% contre 27,7% pour le candidat du FN.
Ce qui était intéressant, c’était aussi de voir le report de voix au deuxième tour. Sur le plan national, seuls 61% des électeurs du MNR ont voté au deuxième tour pour Le Pen. Par contre au niveau local, le report a été pratiquement du 100%. Au deuxième tour à Vitrolles, Le Pen obtient 32,08% du fait du plus grand pourcentage de votants, et à Marignane, il recueille 39,4% des voix, soit 500 voix de plus que l’addition de l’extrême droite au premier tour.
Pour Mégret, une nouvelle fois, sa carrière politique et celle de son parti vont dépendre des prochaines législatives, d’autant plus que les casseroles judiciaires continuent de s’accumuler pour sa femme à Vitrolles, et qu’il a énormément perdu d’argent dans sa campagne électorale. Mais il semble bien que Le Pen ne veuille pas lui faire grâce, et va présenter face à lui Daniel Simonpieri, le maire de Marignane, dont le retour au FN a été confirmé, lors du ler mai, où il a participé au défilé de la Jeanne d’Arc. L’implantation de l’extrême droite est tellement forte dans cette 12e circonscription qu’on pourrait même assister à une triangulaire opposant FN-MNR-gauche.
Perspective à court et moyen terme
Tout d’abord les législatives. Pour le FN, c’est un bon galop d’essai pour démontrer à la droite nationale et locale son pouvoir de nuisance. Dans la région, avec les scores du premier tour, le FN peut espérer se maintenir au deuxième tour des législatives quasiment partout dans les Bouches-du-Rhône. Pour autant, il ne peut espérer qu’un siège, celui de la 12e circonscription, celle où vont s’affronter Simonpieri et Mégret. À l’heure actuelle, ni la gauche ni la droite ne sont en mesure de leur opposer des candidats sérieux. Il ne reste plus qu’à espérer dans un «sursaut républicain».
Autre perspective de succès dans la région : le Vaucluse, où Bompard, le maire d’Orange, se présente dans une circonscription comprenant outre sa ville, Bollene où Le Pen a fait 40% des voix au deuxième tour, où la femme de Bompard a failli être élue conseillère générale lors des élections cantonales, son score tutoyant les 45%. Enfin, une troisième possibilité: Marie-France Stirbois sur Nice, si un accord MNR-FN est trouvé pour le deuxième tour.
Mais le véritable objectif de Le Pen, ce sont les régionales de 2004. En effet, après celles de 1998 qu avaient débouché sur des alliances FN-droite dans quatre régions, et pour éviter ce nouveau cas de figure l’avenir, le mode de scrutin a été modifié, qui donne 30% des sièges en plus à la liste arrivée en tête. Au jour d’aujourd’hui, le FN étant le premier parti des Bouches-du-Rhône, du Var, des Alpes Maritimes, du Vaucluse et des Alpes de Haute-Provence (soit cinq départements sur six) : la possibilité de voir élire Jean-Marie Le Pen président de région en 2004 n’est pas une prédiction mais une forte possibilité. D’autant plus qu’à droite, il n’aura pas d’opposant, Gaudin, maire de Marseille étant promis à la présidence du Sénat en cas de victoire de la droite législatives, et Muselier à celui de ministre. Tandis qu’à gauche, l’actuel président Vauzelle ne pourra s’appuyer sur un PC moribond et des Verts tentés de plus en plus par une liste séparée. Enfin, je ne me fais aucune illusion sur le fait que Le Pen pourra compter sur la collaboration d’un certain nombre de politiciens de droite locaux. Il fau se rappeler qu’en 1998, certains déjà de ces élus, Ivane Eymen de DL ou Christian Estrosi du RPR, proposaient déjà un tel pacte, voire même un hallucinant marché: la présidence de PACA au FN à condition que l’extrême droite soutienne Balladur en Ile-de-France.
Le Pen a compris qu’il ne pourra pas conquérir le pouvoir, de manière centrale frontale. Il a très vite tiré les enseignements de celui-ci. Grâce à son implantation structurelle dans le sud de la France, il sait que c’est ici qu’il peut remporter la victoire, en PACA, et ensuite à partir de ce bastion, contaminer tout le grand sud. Sa stratégie s’apparente à celle du jeu de Go, encercler l’adversaire jusqu’à l’étouffer.
La progression du FN a été temporairement stoppée le 5 mai et sera contenue pour les législatives probablement. Pour autant, il ne disparaîtra pas. Il est encore là pour longtemps. On lui en donnera même les moyens financiers. Déjà, grâce aux présidentielles, il va encaisser 10 millions d’euros. Grâce à loi de financement électoral, il va toucher 1,8 euro pour chaque voix obtenue pour les législatives, et ce durant 5 ans. De quoi lui permettre de développer son implantation, là où il n’était pas présent, ou de se renforcer dans ses bastions, en ouvrant des locaux, en payant des permanents, en développant ses moyens de propagande. Mais surtout grâce aux appareils politiques et syndicaux qui semblent n’avoir rien compris une fois de plus à ce qui s’est passé le 21 avril au soir. Ils me font penser à ces canards à qui l’on a coupé la tête et qui continuent à courir en battant des ailes. Ils réagissent mécaniquement, sans aucune autocritique, reprenant leurs petits jeux politiciens, les luttes d’appareils, les ambitions personnelles des uns et des autres, dans la préparation des législatives.
Même chose en ce qui concerne la réaction des citoyens entre les deux tours. Combien de ces grandes manifestations n’avons nous pas déjà connues, à chaque avancée de l’extrême droite, où l’on vient se rassurer après avoir eu peur, sorte de catharsis collective, ou encore de ces agoras où chacun vient expliquer le phénomène à la lueur de sa grille d’analyse personnelle ou militante. Mais après chacune de ces vagues, a suivi le reflux, qui a permis au FN de venir occuper le terrain.
Une fois de plus, la seule alternative qui nous a été proposée a été celle d’un front moral face au fascisme en marche, une fois de plus elle n’a débouché sur aucune alternative politique, si ce n’est celle d’aller voter pour un escroc et un menteur, qui grâce à cela s’est refait une virginité en étant présenté comme le seul rempart face au mal absolu.
À Marseille, on a déjà connu ce cas de figure. À l’époque, le PS proposait lui aussi un escroc et un menteur comme chevalier blanc. Il s’appelait Tapie. Il annonçait qu’il allait faire passer le vote FN sous les 10%, il traitait ses électeurs de salauds, et il menait ses débats avec Le Pen comme des combats de boxe. Le résultat a été quelques années plus tard, quatre villes aux mains de l’extrême droite, un FN toujours à 20% et la prison pour notre escroc. On finira même par apprendre que ce «défenseur de la Démocratie» avait négocié son élection comme député de la circonscription de Gardanne avec Jean-Marie Le Pen lui-même, en échange de son silence contre l’élection de Mégret dans la 12e circonscription des Bouches-du-Rhône…
Oui, notre président est contre l’extrême droite. Mais alors tout contre. Comme en 1988, quand il rencontrait Jean-Marie Le Pen entre les deux tours de la présidentielle et ceci à deux reprises, pour obtenir ses voix. Ou encore quand il se retrouvait incommodé par le «bruit et les odeurs» des immigrés, et qu’il parlait de la création de caisses de prestation social distinctes entre immigrés et Français. Quant au PS, il a porté le FN sur les fonts baptismaux, le parrain en étant Mitterrand, puis il l’a instrumentalisé pour diviser la droite et ramener à lui les électeurs sous couvert d’antifascisme. Car les personnes, les postes, les groupes économiques, dépositaires du pouvoir peuvent changer, le système qui les fait vivre perdure, et maintient à travers eux le nouveau despotisme, celui du Kapital.
C’est ainsi que notre système «démocratique» a besoin du fascisme, soit comme épouvantail, enfermant ainsi les gens dans le seul choix entre le pire et «le moins pire des systèmes» (Winston Churchill) et lui permettant ainsi de justifier l’injustifiable et ceci au nom même de la liberté, soit comme roue de secours, comme actuellement en Italie, en Autriche, au Danemark, pour lui permettre de briser les résistances au nouvel ordre économique et mondial que l’on appelle, justement, «mondialisation». La réaction de la communauté européenne fut assez symptomatique à ce sujet. Tout comme pour l’Autriche, elle condamna l’extrémisme et rappela des valeurs dites «démocratiques». Mais très vite, ce discours céda la place à un autre, celui expliquant que la cause de cette poussée extrémiste était la conséquence de «l’immigration» (Aznar) et que pour éviter cela, il fallait durcir les lois contre celle-ci, ce que l’Espagne, l’Angleterre, l’Autriche, l’Allemagne et l’Italie s’empressèrent de faire.
Si nous voulons réellement lutter contre le fascisme, il faut nous attaquer aux causes fondamentales qui sont à l’origine de celui-ci. Pour cela, il faut sortir du confusionnisme régnant, en redéfinissant ce que pourrait être une opposition anticapitaliste libérée de «l’illusion démocratique» et désaccoutumée des schémas et des pratiques qui se sont révélés inopérants. Pour cela, s’il est indispensable de comprendre les mécanismes modernes de l’oppression et de la domination, il n’en est pas moins nécessaire de reprendre les choses au début et de dépoussiérer les classiques de la pensée critique.
Que doit-on contester, le capitalisme ou simplement la forme libérale de sa régulation ? Mais pourrons-nous nous contenter de dénoncer l’un sans toucher à l’autre ? Ce serait contradictoire, car l’impératif capitaliste de l’exploitation ferait renaître aussitôt la spéculation. Il ne peut donc pas plus y avoir de «mondialisation heureuse» (A. Minc) que «mondialisation à visage humain» (M. Camdessus). Certains, tels la LCR ou LO se lancent dans la course aux strapontins. D’autres, les néo-marxistes, ramènent tout à la trabison des chefs. Il suffirait donc de reconstruire un parti «plus communiste» ou «plus révolutionnaire» avec des gens plus honnêtes et plus intransigeants. À quoi va donc servir un député «rouge» ou un «parti d’avant-garde ouvrière» réduit aux pratiques de l’opposition institutionnelle face à la gouvernance néolibérale ? Les députés européens de LO et de la LCR ont-ils infléchi dans un sens plus social les décisions prises à Bruxelles ?
Alors quelle lutte ? Des éléments de réponse ont été développés ces dernières années au travers de la lutte anti-mondialisation quand elle s’est voulue rupturiste, et non pas simplement aménagement, au travers de la construction de réseaux, de diagonales, de croisement des idées, des pratiques. Elles ont en commun l’auto-organisation, l’autonomie politique, l’action directe, l’internationalisme. Le premiers pas s’organisant dans la critique concrète de la délégation de pouvoir (l’action étatique parlementaire), de la routine légaliste (manif promenade) et de la charité. Les luttes qui se déroulent en Argentine, celle des précaires récemment, sont des réponses concrètes à notre questionnement. À nous de faire en sorte de tracer des lignes de convergence et de généralisation de ces révoltes. Ou sinon, il ne nous reste comme seule alternative que le fascisme ou la barbarie capitaliste.
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