Etre à gauche ne veut pas forcément dire être de gauche, on le sait depuis avant Mitterrand. Mais en la matière, Chevènement a fait très fort avant d’essuyer une volée électorale fort méritée pour un partisan de la fermeté en toute chose, et de le faire découvrir réellement pour ce qu’il est essentiellement , à savoir un réac très vieille France (3ème république), assis sur les invariables concepts d’Ordre, Autorité, Nation. Et quant on démarre sur ces mots d’ordre, on ne s’étonnera pas de voir refluer des égoûts politiques des relents encore plus nauséeux que ceux de la simple social-démocratie, virant parfois au brun profond. Normal : à ratisser large, on ramasse n’importe quoi. Avec Jean-Pierre, la Répoubelle nous applique. Né le 9 mars 1939 à Belfort, J-P Chevènement poursuivit des études à l’Ecole Polytechnique. Selon le Réseau Voltaire, il dédia son mémoire d’études » la Droite nationaliste face à l’Allemagne « à Raoul Girardet (responsable de la propagande de l’OAS-Métropole), avec remerciements à Pierre Debray (militant royaliste orléaniste, aujourd’hui éditeur de l’Insurgé). Ça commence déjà fort. Il continue ses études à l’ENA (promotion Stendhal), où il milite à « Patrie et Progrès », un groupe nationaliste-social, pro-Algérie française, prônant l’élitisme technocratique, dirigé par l’énarque Philippe Rossillon et financé par les beaux-parents de celui-ci, René Seydoux et Geneviève Schlumberger. Pour du social, on nage dans la soie ! Il s’y lie notamment à d’autres énarques comme Alain Gomez (futur PDG de Thomson) et Didier Motchane, futur créateur avec lui du CERES, courant dit de « gauche autogestionnaire » au parti socialiste. On reviendra sur Rossillon, qui entre-temps, deviendra barbouze dans les réseaux Foccart et oeuvrera dans la déstabilisation du Canada, aux côtés du Front de Libération du Québec (le « vive le Québec libre ! » de De Gaulle date de la même époque) .
En ce qui concerne « Patrie et Progrès », quelques mots : on dit ce groupe issu de la « Synarchie », groupe mystique et pour certains mythique qui profita d’une part considérable de pouvoir sous Vichy, avec une influence reconnue et combattue par les autres factions pétainistes et/ou collaborationnistes. En fait, il s’agit plus probablement d’un groupe de jeunes polytechniciens et cadres de la banque Worms, issus du groupe de pensée X-crise, certains déjà actifs dans le gouvernement de front populaire d’avant guerre. Leurs idées, destinées à résoudre la crise de 1929, étaient « révolutionnaires » pour l’époque : transcender le clivage droite-gauche, prôner une étroite collaboration entre milieu d’affaires et gouvernants, moderniser l’appareil de production. Pour cela, il fallait réconcilier patrons et salariés, et que l’Etat adopte une stratégie dirigiste et technocratique. À la Libération, ce courant de pensée, s’épurant de toute référence à l’État français, s’investit dans la création de l’ENA et du Commissariat au plan. Dans sa carrière, Chevènement en sera le parfait continuateur, même s’il stigmatise « L’Enarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » dans un livre célèbre, du moins chez ses lecteurs et les admirateurs du « Cheu ».
Il adhère à la SFIO en 1964 où il devient un collaborateur de François Mitterrand, un ancien fonctionnaire de Vichy décoré de la francisque, ministre de l’intérieur et de la justice pendant la guerre d’Algérie, c’est à dire responsable direct de la politique des tortures et de la condamnation à mort du saboteur communiste Fernand Yveton. Quand on a un destin à construire, on se case comme on peut. En 1971, Chevènement joue un rôle décisif au congrès d’Epinay pour écarter les anciens SFIO (Guy Mollet, Alain Savary) au profit de l’ambitieux Mitterrand. Mis sur la touche en 1972, il fait son retour au congrès de Metz, en 1979, et rédige en grande partie le programme socialiste qui assure la victoire de 1981. Il est ministre d’état de la Recherche, puis de l’Industrie, dans les gouvernements Mauroy, dans lesquels il tente d’imposer un capitalisme d’état où la décision économique revient à une technocratie publique, respectant en cela ses idées « synarchiques » ; mais il démissionne en 1983 pour manifester son désaccord avec la » politique d’austérité » de Jacques Delors. Il participe néanmoins au gouvernement Fabius comme ministre de l’Education (1984-86). On s’en souviendra particulièrement comme d’un nouveau « hussard noir de la république », dont les priorités sont d’enseigner l’éducation civique version Ratapoil et la Marseillaise aux enfants, et de continuer la politique d’Hernu sur les « accords armée-éducation », qui autorise entre autres aux militaires à aller donner des cours dans les écoles. La ligne bleue des Vosges, à l’époque, est déjà bien défendue ! Il faut dire que Belfort, dont il devient le maire entretemps, est tout proche.
Bien qu’adversaire de Michel Rocard, trop libéral à ses yeux, il participe aussi à son gouvernement comme ministre de la Défense (1988-91). Il démissionne lors de la guerre du Golfe, officiellement pour protester contre l’alignement de la France sur les Etats-Unis, officieusement en raison de ses liens personnels persistants avec Saddam Hussein. Il est vrai que notre homme porte une admiration toute républicaine dure à ce chef d’Etat dirigiste, nationaliste et laïc, qui en plus se dresse contre les Etats-Unis, pays pour lesquels Chevènement n’a qu’une piètre admiration, pour ne pas dire une franche inimitié. Mais son anti-impérialisme admiré par la gauche est déjà furieusement confondu avec des idées clairement nationalistes.
Socialiste-national ou gauche ratapoil ?
A cette époque, son parcours est assez jalonné pour qu’on sente à son endroit une admiration de secteurs qui ne sont pas censés aimer la gauche. Le mensuel fascisant Le Choc du Mois[1] reconnaît que comme ministre de la défense, on fait facilement plus mauvais. Son anti-américanisme gaullien accompagné d’une certaine soviétophilie, mêlé à un discours déjà nationaliste et social lui vaut les roucoulements, quand ce n’est pas une drague outrageuse de diverses personnalités de la Nouvelle Droite. Au colloque sur « l’identité française » organisé en 1985 par le Club de l’Horloge, son nom ne cesse d’être évoqué et cité. Les gens du GRECE lui préfèrent quand même en général son ami Régis Debray, plus intellectuel. On est penseur ou on ne l’est pas. Il est vrai que le discours de ce dernier sur l’humanitarisme instrumental, la géopolitique, et sa manière d’aborder la démocratie rentrent complètement dans les problématiques de la bande à Alain de Benoist.
Dans la même veine mais plus « politique », le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR, pas celui de Mégret) de Jean-Gilles Malliarakis, ancêtre d’Unité Radicale, a aussi fait les yeux doux à Chevènement dans les années 80, l’estimait « national-bolchevik » dans l’âme et publiait même certains des textes du Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES), sa tendance au Parti Socialiste qu’il a créé en 1966 : Ils avaient d’ailleurs des amis communs : le baassisme de Saddam Hussein et son régime laïc de parti unique leur apparaissait, quant à eux, comme une version arabe du fascisme ou du nationalisme révolutionnaire. René Monzat raconte[2] comment en 1984, le jeune Bertrand Burgalat, membre du bureau politique du MNR, responsable du mensuel de l’organisation Jeune Nation Solidariste, chef du MNR sur Assas, responsable du service d’ordre et pas encore le chanteur connu d’aujourd’hui, est allé frapper (poliment) avec un de ses kamarades à la porte du CERES. Il expliqua franchement venir de l’extrême-droite, ne plus supporter ce milieu de nostalgiques et vouloir adhérer au CERES. Il omit juste de signaler qu’il restait à la direction du MNR un très proche de Malliarakis…
En 1986, le CERES change de nom et devient « Socialisme et République ». Est-ce vraiment un hasard si quelques temps après, les nationalistes révolutionnaires d’Espaces Nouveaux commencent à publier une revue baptisée Nationalisme et République ? Ce qu’il pensent de Chevènement reste d’ailleurs dans le même registre ; Michel Schneider, vieux routier du néo-fascisme, est carrément apologétique : « Sa devise est toujours restée ‘patrie et justice sociale’. ‘Pour les uns, je suis marxiste ; pour les autres, maurrassien. Allez savoir…’ (…) C’est lui qui a déclaré un jour : ‘ je me sens plus proche d’un pâtissier poujadiste que d’un financier giscardien’. Lui encore qui fut l’auteur d’un film de télévision sur le capitaine Rossel, unique officier de l’armée française à avoir rejoint la Commune (et partant, devenu la référence des fafs sur la Commune, NDLR). Quoique toujours ‘socialiste’ (peut-être est-ce un tic), cet homme ne peut donc être franchement mauvais(…). Alors, pourquoi ne pas ouvrir le dialogue ?[3] »
Rassemblement National Populiste
Ce dialogue réclamé partout à l’extrême-droite s’est donc peut-être vraiment ouvert à partir de 1993, quand Chevènement part du PS pour fonder le Mouvement des Citoyens, refusant la logique anti-nationale du traité de Maastricht. Le souverainisme est lancé. « Le sens de l’intérêt national transcende souvent les clivages, écrivait-il dès 1992, il y a en France des millions de Français inquiets et sensibles à la nécessité d’une voix indépendante et non-conformiste ». Tout en se prétendant de gauche, il n’a plus de compte à rendre à personne, sauf éventuellement en période électorale. C’est donc sans hésitation et par nationalisme qu’il s’associe en 1996 à l’appel « SOS Jeunesse, pour que la France ne se suicide pas par la dénatalité » lancée par une association d’extrême-droite » l’Alliance Population et Avenir « , présidée par son vieux copain de « Patrie et Progrès » Philippe Rossillon. Sa signature s’aligne aux côtés de celles de Christine Boutin, Philippe de Villiers, Jean Foyer, Clara Gaymard-Lejeune et d’autres personnalités proche de l’Opus Dei pour développer une politique nataliste. Il récidive en publiant un article dans la revue Population et Avenirà l’occasion du centenaire de l’Alliance. Toujours par nationalisme anti-maastrichien, il multiplie également les passerelles avec la mouvance royaliste – un comble pour les royalistes comme pour les républicains – associant des personnalités comme Philippe de St-Robert aux initiatives du MDC ou accordant un entretien à Insurrection royaliste.
Plus proche de nous, en janvier 1999, Le Mouvement Des Citoyens a confié sa section jeunesse du Hainaut à un transfuge du PCN, le Parti communautaire national-européen. Ce groupuscule qui se revendique du national-bolchevisme récuse toute appartenance à l’extrême-droite dont pourtant il est directement issu, la plupart de ses membres sortant de Nouvelle Résistance (qui a succédé au MNR Malliarakis avant de devenir Unité Radicale, vous suivez ?). Quant à leur maître à penser, Jean Thiriart, après être passé de l’association des Amis du Grand Reich Allemand au soutien à l’OAS, il fondera Jeune Europe et le nationalisme continental européen, et finira sa vie en 1992 comme référence politique de toute la mouvance rouge-brune en Europe. Le PCN met en avant ses liens privilégiés, dans les années quatre-vingt, avec les services secrets de la Roumanie nationale-communiste de Ceaucescu et, aujourd’hui, avec les autorités de Corée du Nord, d’Irak et de Libye. Bref, bien que ces disciples s’en défendent avec acharnement, Thiriart est un gros faf, certes original, et eux aussi.
Selon La Feuille d’annonces locale (29/01/99), Yann Wannepain a donc été nommé responsable du MDC-Jeunes dans le département du Nord, qu’il a rejoint avec huit de ses camarades : une conversion massive, donc douteuse. Wannepain avait été candidat du PCN aux élections cantonales de mars 1998, dans le canton de Valenciennes-Nord, où il avait obtenu 1,24 % des voix, soit 154 suffrages exprimés. Interrogés sur ces ralliements, les dirigeants locaux du MDC ont fait valoir la proximité de pensée du PCN et de leur formation. Ces organisations se retrouvent sur des thèmes communs : dénonciation du capitalisme libéral et du consumérisme, antiaméricanisme, culte de l’État, etc… Il est vrai aussi qu’on voit fréquemment les vendeurs de Nation Europe, la revue du PCN, dans les rassemblements du MDC (sur l’Irak notamment ), sans que cela remue outre mesure nos braves « républicains ». Pour l’anecdote, le dirigeant « communiste » russe Guennadi Ziouganov, l’une des principales figure du nationalisme et de l’idéologie « brun-rouge » dans son pays n’est venu visiter qu’un groupe politique lors de son dernier séjour à Paris : le MDC.
Des réacs aux néo-fascistes, Chevènement s’est attaché des contacts partout. A ce niveau-là, Chevènement pourrait presque dire : « pas d’ennemi à droite », n’eut été la présence de Le Pen et de Mégret, qui feraient presque office de concurrents plus que d’adversaires. Il faut quand même reconnaître honnêtement que la République version Chevènement n’a pas les accents racialistes des deux adeptes de la France blanche. Ce n’est pas rassembleur. Et les politiques racistes offrent tellement d’autre justifications ! On y reviendra. A ce point, on peut se demander si le parallèle effectué par Emmanuel Terraydans une tribune du Monde[4] entre Chevènement et Marcel Déat ne serait pas au goût du jour. Pour Terray, les deux entreprises « se nourrissent des mêmes peurs – peur de l’autre, peur du nouveau, peur de la liberté – et elles développent les mêmes obsessions – obsession du dirigisme, de la réglementation et du contrôle.
Au surplus, elles surgissent dans des périodes comparables, (…) temps de crise intellectuelle et morale marqués par la perte des repères, et par la confusion des idées (…) »
Marcel Déat, socialiste planiste d’avant-guerre, a rompu avec la SFIO de Blum dans les années 30 par goût de l’ordre, de l’autorité et de la Nation, puis a crée le Rassemblement National Populaire, parti fasciste qui a sombré dans la Collaboration avec les nazis.
Scrogneugneu de la République
Le rassemblement, c’est le credo de Jean-Pierre, autour de la Patrie, de la Nation, de la France, et qu’importe si les gens de son entourage n’en ont pas toujours la même définition :
Les 1er et 2mars 1997, Charles Pasqua avait convié plusieurs centaines de personnalités à participer à un colloque sur « Les Valeurs de la République » au Sénat. Tout ce qui compte à la droite extrême se retrouva au Palais du Luxembourg, de Marie-France Garaud au général Jeannou Lacaze, d’Alain Griotteray à Vladimir Volkoff, avec quelques très rares figures de gauche, ayant grand soin de se démarquer de lui par des critiques virulentes de sa politique d’immigration et refusant de s’asseoir à la tribune.
Pour Charles Pasqua, ce colloque visait à préciser l’identité d’un rassemblement en cours autour du CNI, du MPF, d’Idées-Action et de Demain la France. Une recomposition qui s’élabore à partir des idées « nationales, libérales, et morales », et qui se distinguerait du Front National par son attachement à la République. D’ores et déjà, on sourit…
Si dans un premier temps tous les orateurs soulignèrent unanimement leur enracinement dans les valeurs républicaines, le débat s’anima jusqu’à sombrer dans la cacophonie quant il s’agit de les définir. L’un commença par limiter la République à « Liberté, Égalité, Fraternité », sans la Laïcité. Puis un second, paraphrasant Malraux, assura que la Fraternité fut « la dernière arrivée et la première partie ». Un troisième condamna l’Egalité par anti-marxisme. Un quatrième rappela que la Liberté ne doit pas conduire à l’anarchie.
Plus le temps avançait et plus il apparaissait que la recomposition en cours traduisait une réorganisation d’appareil autour d’un leader charismatique et non pas un clivage d’idées : La république du Thiers-Etat, des Versaillais, en quelque sorte, contre la république sociale et universelle de la Commune…
C’est alors que Chevènement, au nom d’une conception commune de la Nation, préférant mettre en avant ce qui unit plutôt que ce qui sépare, apporta son soutien appuyé à la démarche du président du Conseil général des Hauts-de-Seine. Une attitude qui surprit jusqu’à Alain Madelin.
La grande figure de la Résistance, Lucie Aubrac, malheureusement embarquée volontaire dans la galère « chevènementiste », s’est toutefois autorisée une petite bordée à contre-courant : « Faut pas vous mettre avec ces gens de droite sous prétexte qu’ils aiment la France » a-t-elle glissé au candidat lors d’un meeting à la Défense. « Sans cette attitude rassembleuse, je ne pourrai pas relever le défi », a répondu l’impétrant.
Pourquoi s’étonner alors de voir côte à côte de vieux staliniens, rénovés ou non, comme Le Pors et Auchedé, bavoter aux côtés des transfuges pasquaïens William Abitbol et Florence Kunz, ou l’opportuniste Sami Naïr, ancien de la LCR, serrer la louche au général Bigeard, à l’agagadémicien Dutourt et à Poujade, le parrain politique de Le Pen ? On discerne dans cet apparent patchwork un repli identitaire fortement réactionnaire, des crispations nationalistes, une nostalgie d’un ordre dur se méfiant de la moindre libéralité et de la culture démocratique. Comme on l’a vu plus haut, même les royalistes d’Action Française sont présents par dizaines dans l’entourage de Chevènement, ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour ces « républicains ». La république tendance Maurras ?
Le discours « national-républicain »
Mais ce qui se voit dans les figures antipathiques de ces moisissures s’entend aussi dans le discours. Le journal catho-intégriste Présent qui manie parfois l’humour, n’a pas résisté à la tentation de publier – par sympathie ? – l’extrait suivant d’un discours de l’ancien sinistre de l’intérieur[5]: » Sans faiblesse, sera amélioré le dispositif permettant d’éloigner les étrangers en situation irrégulière, particulièrement ceux qui, dépourvus d’attaches en France, auront gravement violé nos lois. (…) Cessons d’être hypocrites, aucune des formations de l’actuelle majorité n’a proposé, à ma connaissance, de supprimer le contrôle des flux migratoires. (…) « Des papiers pour tous » c’est un slogan libéral. Refuser la règle, c’est ouvrir la voie à une régression sociale généralisée. (…) Quand la France compte cinq millions de chômeurs réels, faut-il, au nom du libéralisme sans frontière, accroître le nombre de chômeurs en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, avec toutes ses conséquences. (…) Les tenants des papiers pour tous (…) auraient tôt fait de ruiner les acquis sociaux de notre pays, tout en poussant les couches populaires vers l’extrême-droite « . Pas d’immigrés, pas de racisme ! vieux discours…
Sylvie Tissot et Pierre Tévanian ont étudié de manière plus scientifique le discours « national-républicain », porteur d’une idéologie constitué réellement, selon eux, depuis près de 10 ans. Notons que l’appellation ne se réfère en rien au parti de Bruno Mégret, puisque c’est Régis Debray (l’ancien guévariste étant passé d’un « Che » à l’autre !) qui a inventé ce néologisme pour cette « nouvelle » idéologie.
Les deux chercheurs ont pris comme exemple l’appel publié dans Le Monde du 4 septembre 1998[6], représentatifs selon eux de toute une série de textes « offensifs, belliqueux, défendant des idées de droite tout en se réclamant de la gauche et en s’autorisant de la République. » Ces textes témoignent aussi d’un travail de lobbyisme intellectuel politiquement très efficace dans le climat sécuritariste qui règne aujourd’hui… Pour nos deux amis, il faut absolument y répliquer, « ne serait-ce que pour rendre visible la nullité de ce qui se présente comme « seule politique raisonnable et progressiste ». » Donnons-leur la parole sur ce texte précis[7] :
« L’accent est mis sur la déploration d’une perte des valeurs et sur un appel à « refonder » et « restaurer ». Le texte ne cesse d’opposer ce que fut la République de »jadis » ou « naguère » à ce qu’elle est « désormais ». Il décrit un monde défait, où le « citoyen » actif et « militant » a cédé la place au « consommateur » et à « l’assisté », et où la « règle générale » est abandonnée au profit du « cas par cas ». Un monde où n’a pas eu lieu le mouvements de décembre 1995, ni ceux des sans-papiers, des chômeurs ou des enseignants de Seine-Saint-Denis (car les cheminots, les sans-papiers et les chômeurs ont précisément fait acte de citoyenneté et de militantisme, en réagissant contre le statut de victimes silencieuses où on les laissait, en récusant les traitements au cas par cas que leur proposaient systématiquement les gouvernants et en affirmant des droits).
La République d’ancien régime
(…) Le passé plus ancien n’est en revanche pas oublié, mais au contraire célébré, et idéalisé. On peut d’ailleurs se demander si les regrets de ces républicains ne portent pas moins sur la République que sur l’Ancien Régime : les signataires regrettent une « longue chaîne de citoyenneté », qui évoque moins une société démocratique qu’un ordre hiérarchique reposant sur l’obéissance au chef ou au supérieur
(…) On ne trouve guère de fraternité dans cette République, si ce n’est celle, strictement corporatiste, du « copain d’atelier ». Il est surtout question de « respects ancestraux ».
Entre l’âge d’or des ancêtres et la misère du présent, que s’est-il passé ? Il existe une réponse de droite, bien connue : mai 68. La réponse national-républicaine est identique : mai 68 serait l’avènement des idéaux « libéraux, libertaires et libertariens » qui ont sapé les fondements de la République. Peu importe, dans cette vision, qu’il y ait eu en mai 68 une grève générale d’inspiration très peu libérale, et que les « idéaux libertaires » aient abouti à des victoires comme le droit à l’avortement. Peut-être le droit des femmes à disposer de leur corps n’est-il pas aux yeux des signataires une conquête républicaine.
(…) Une seule icône féminine vient divertir cette virile assemblée : « Jeanne d’Arc, la fille du peuple chère à Michelet » , que la gauche aurait eu le tort de « laisser à Le Pen » . Les signataires versent aussi une larme sur le sort de la femme violée ; mais de femme active, citoyenne, prenant part au combat politique, nulle trace. Même Marianne, bizarrement, est absente de ce texte pourtant si avide de « référents ». L’esthétique national-républicaine est résolument masculine, et ses grands modèles sont toujours des chefs militaires : Napoléon, Clémenceau, De Gaulle.
(…)L’invisibilité des femmes, leur mise en absence dans le récit de l’âge d’or républicain, débouche en toute logique sur leur négation au moment des propositions politiques : malgré toutes les pétitions de principe sur l’égalité devant la loi, aucune des sept mesures avancées à la fin du texte ne concerne la domination masculine et les immenses inégalités de traitement qui demeurent entre hommes et femmes, en particulier dans le monde du travail.
Après avoir encensé les formes de vie communautaires de la France de jadis (famille, corporation, armée), le texte stigmatise d’autres communautés : celles que forment, paraît-il, les nouveaux immigrés. Car le »creuset » de jadis s’est aujourd’hui « liquéfié » ! Nous assistons désormais à « l’aberrante naissance de zones de peuplement ethnique », et au règne des « nationalismes de quartier », des « communautés » et des « bandes », tout cela dans « l’ignorance totale de nos institutions et de l’idée même de loi » ! Aucune donnée empirique ne vient justifier ces assertions apocalyptiques. Et pour cause : toutes les études historiques ont montré que les regroupements et les solidarités entre immigrés de même origine ont toujours existé, ni plus ni moins qu’aujourd’hui, et qu’ils ont d’ailleurs joué un rôle intégrateur considérable[8].
Mais il y a pire. Les nationaux-républicains se font poujadistes et parlent d’un « écart croissant entre le réel vécu par nos concitoyens et le réel projeté par l’écran médiatique », puis entre les « pensées autorisées » et « les sentiments éprouvés sans bruit par les gens, et notamment les treize millions de Français logés en HLM ». En ne plaignant que les concitoyens, ils reprennent à leur compte la coupure introduite dans le débat politique par l’extrême-droite, entre Français et étrangers, et nient « le réel vécu » des résidents étrangers. Car les étrangers, eux aussi, habitent des HLM, et éprouvent sans bruit des sentiments. Eux aussi, sans doute plus que quiconque, ont été privés du droit de parler et même d’apparaître sur l’écran médiatique. Combien d’actions publiques, de manifestations et de grèves de la faim a-t-il fallu pour qu’ils cessent d’être ceux dont on parle mais qui ne parlent pas ? Là encore, le problème est esthétique : les nationaux-républicains ne perçoivent tout simplement pas l’existence de quatre millions de résidents étrangers. C’est d’ailleurs pour cela qu’entre le discours républicain sur l’égalité des droits et le dispositif de la double peine, il n’y a pas de contradiction logique, puisqu’on ne compte pas les résidents étrangers dans le corps des sujets de droit.
Ce mécompte est l’opération cruciale, à partir de laquelle tout le discours raciste peut s’élaborer, ce qui ne manque pas d’arriver dans l’appel des nationaux-républicains : « est-ce céder aux sirènes du racisme que de constater que les quartiers en tête pour les problèmes de violence sont ceux où l’immigration irrégulière est la plus répandue (pauvreté et chômage obligent) ». La réponse est oui, puisque les signataires se contentent d’une parenthèse pour les vrais déterminants, sociaux et économiques, et accusent sans la moindre preuve chiffrée une catégorie de personnes. On peut d’ailleurs se demander comment les signataires font pour identifier un quartier où se « répand » l’immigration irrégulière. Aucun recensement des irréguliers n’existe, et la seule chose qui s’évalue à l’oeil nu est la proportion de noirs ou d’arabes vivant dans un quartier. On est donc bien dans un discours raciste, qui fonctionne par allusions et par déplacements (immigration irrégulière = immigrés irréguliers = immigrés=noirs et arabes). Plus explicite lorsqu’il écrit en son propre nom, Jacques Julliard parle dans un de ses livres d’un « lien évident entre l’immigration et une délinquance vécue comme insupportable[9]».
Les signataires demandent ensuite si c’est être raciste que de constater que le nombre de viols a triplé en dix ans, et d’exiger des parents qu’ils « exercent leurs responsabilités ». La question est surprenante, mais la réponse est oui, à nouveau. Car on ne perçoit pas en vérité le rapport qui peut exister entre une augmentation des viols enregistrés, une soi-disant démission des parents et l’accusation de racisme. En posant la question en des termes aussi absurdes, on affirme, de fait, que les jeunes violeurs et les familles complices sont « les immigrés » ou « les maghrébins », ou toute autre entité susceptible d’être racisée.
« Faut-il laisser à Le Pen le monopole des réalités qui dérangent ? », demandent pour finir les nationaux-républicains. À nouveau la réponse est oui, car ces « réalités » ne sont pas des réalités mais des fantasmes, qui hélas dérangent de moins en moins. (…) Le texte déplore la présence de « milliers de sans papiers, illégaux officiels, expulsables en principe, mais non en fait », et avance sept propositions présentées comme urgentes pour « refonder la République », dont deux directement liés à cette problématique : une « maîtrise » plus stricte des « flux migratoires » et une attribution plus « exigeante » de la nationalité française. Cette dernière proposition est particulièrement perverse : en posant comme critère restrictif de naturalisation un « minimum d’adhésion aux valeurs républicaines », les signataires stigmatisent toute une frange de la population étrangère, accusée indirectement d’ignorer les principes de liberté, d’égalité ou de laïcité. Et en posant comme critère essentiel le « respect de la laïcité des espaces publics », ils manifestent à la fois leur intolérance et leur ignorance : car dans les faits, les services des naturalisations refusent déjà systématiquement les demandes des femmes portant le foulard[10].
La République barbelée
L’ignorance des réalités sociales est d’ailleurs l’une des caractéristiques de ce texte, et plus largement du discours national-républicain, avec son supplément académique : le mépris de la sociologie. Cette ignorance se manifeste à nouveau lorsqu’est évoquée la discrimination raciale à l’embauche et au logement : les auteurs du texte affirment qu’il suffirait d’appliquer la loi existante pour que les coupables soient sanctionnés. Or, la loi actuelle ne permet aucune condamnation, puisqu’il est quasiment impossible de produire une preuve de l’intention discriminatoire. (…). Ce problème de la preuve est connu de tous ceux qui ont réfléchi un tant soit peu sur la discrimination. Que neuf intellectuels qui se proclament républicains l’ignorent en dit long sur l’importance qu’ils accordent au « problème », et sur leur volonté réelle d’y remédier. En attendant, les victimes de la discrimination sont priées d’être patientes : Sami Naïr leur explique que « ce n’est pas parce qu’on subit la discrimination à l’embauche qu’on a le droit de brûler des voitures[11]». Comme souvent, les dominés sont rappelés à leurs devoirs, quand rien n’est fait pour assurer leurs droits.
(…)
Face à ces étranges Républicains qui veulent envoyer les enfants en prison, sanctionner leurs parents, expulser les sans-papiers, restreindre l’accès à la nationalité française, ces Républicains ulcérés par l’immigration, les fumeurs de cannabis, mai 68 et les baladeurs, il convient de rappeler qu’être républicain, c’est plutôt prendre au sérieux le mot d’ordre d’égalité des droits. Il serait donc bien plus républicain d’abolir la double peine (qui punit deux fois le délit d’un étranger) et de mener des politiques de prévention contre la toxicomanie et la délinquance en s’appuyant sur la compétence des acteurs de terrain plutôt que sur des slogans comme « tolérance zéro ». Il serait plus républicain de lutter contre les discriminations qui frappent les femmes et les homosexuels, et d’interdire les « arrêtés anti-mendicité ». Il serait très républicain de s’attaquer à l’inégalité et à la précarité en train de s’installer. Or, pas une ligne de politique économique et sociale n’apparaît dans cette pleine page, où il n’est finalement question que d’élites, d’école et de police, autour d’un signifiant unique et obsédant : l’autorité. Ce texte est fondamentalement un texte de professeurs (ou d’anciens professeurs) qui ont peur et qui appellent la police. On est bien loin de l’épopée révolutionnaire de 1789, à laquelle le titre pouvait laisser penser : s’ils n’ont « pas peur » du « politiquement correct », ces nationaux-républicains tremblent en revanche devant les immigrés et devant les « sauvageons » qui peuplent les banlieues.
Tout n’est qu’affaire de discipline : ni les causes ni les solutions ne semblent pouvoir relever de l’économie. La politique se confond avec la police : elle n’est plus qu’une distribution des « places » , sans jamais aborder la question de la distribution des richesses, et encore moins celle de l’égalité[12]. C’est ce déni de l’économie et de la politique qui fait le lien entre des intellectuels catholiques issus d’Esprit (Olivier Mongin, Jacques Julliard, Paul Thibaud) et des nostalgiques de la troisième République (Régis Debray, Max Gallo, Mona Ozouf)[13] : une même foi dans les valeurs et la morale pour sortir d’une crise politique. Qu’on dise République et Citoyenneté plutôt que Spiritualité et Charité ne change pas grand chose : il n’y a là ni gauche, ni République, ni politique.
Que reste-t-il ? Quand on supprime la présupposition de l’égalité, la politique laisse la place à la police et à la charité. Quand en plus on méprise la sociologie, on ne voit même plus des misérables, mais seulement des classes dangereuses, sur lesquelles on peut tirer. C’est alors le nom d’extrême droite qui convient. Les nationaux-républicains n’en sont sans doute pas conscients, mais ils se vantent malgré tout d’engager une « course de vitesse » avec le Front National. Or, que veut dire course de vitesse ? Pas la même chose que combat. Engager une course de vitesse, c’est aller dans le même sens que l’adversaire, en l’occurrence c’est rivaliser avec lui sur ses propres problématiques (…) au lieu de lui en opposer d’autres. Dans ses succès présents et à venir, les nationaux-républicains portent une lourde responsabilité ».
Dont acte.
Citizen Caïn
- Le Choc du Mois n°13, décembre 88[↩]
- René Monzat, Enquêtes dans la droite extrême, Le Monde Editions, Paris, 1992[↩]
- in Nationalisme et République, n° 7, février 1992[↩]
- Emmanuel Terray, « Chevènement : ordre, autorité, nation »Le Monde, 10 décembre 2001[↩]
- in Présent, 9 septembre 1997[↩]
- R. Debray, J. Julliard, M. Gallo, B. Kriegel, A. Le Pors, O. Mongin, M. Ozouf, P. Thibaud, « Républicains n’ayons pas peur ! », Le Monde, 4/09/98. Outre les signataires de ces pétitions, les principaux soutiens intellectuels de l’idéologie national-républicaine sont Pierre-André Taguieff, Martin David-Castelnau, Emmanuel Todd, et Sami Naïr, tout récemment converti. Ils gravitent autour de la Fondation Marc Bloch, et leur principal relais médiatique est l’hebdomadaire Marianne, animé par Jean-François Kahn. Leur principal point de ralliement est l’opposition aux traités de Maastricht et d’Amsterdam, mais on les reconnaît aussi à la nostalgie de la troisième République, la haine des États Unis et un soutien sans cesse renouvelé à Jean-Pierre Chevènement (note de Tissot et Tévanian).[↩]
- S. Tissot, P. Tévanian, « Quelques remarques sur l’idéologie «National-Républicaine», Janvier 99, les mots sont importants, http://www.ornitho.org[↩]
- Cf. P. Tévanian, S. Tissot, « MODÈLE FRANçAIS D’INTÉGRATION » ET « TRIBALISME », in Mots à maux, dictionnaire de la lepénisation des esprits, Dagorno 1998[↩]
- J. Julliard, L’année des dupes, Grasset 1995[↩]
- Cf. P. Tévanian, S. Tissot, « VOILE », in Mots à maux, dictionnaire de la lepénisation des esprits, Dagorno 1998[↩]
- S. Naïr, « Pour une Europe des nations », Le Monde, 02/99[↩]
- Voir J. Rancière, La mésentente, Galilée, 1995[↩]
- Qu’un ancien communiste se soit joint à cet appel aux valeurs est plus surprenant, ou bien cela indique qu’il a vraiment fait son deuil de tout le discours marxiste (note de Tissot et Tévanian).[↩]
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