REFLEXes

Apartheid et fascisme au cœur de l’Europe

6 février 2003 International, Les radicaux

La mort de deux casques bleus a relancé le débat sur le retrait des forces de l’ONU et notamment des Français qui ont plusieurs milliers d’hommes sur le terrain. Cette agitation n’est-elle pas destinée à reléguer au second plan l’incapacité des acteurs internationaux à faire appliquer le droit international, qu’ils ont eux-mêmes bafoué en laissant s’opérer le partage et la purification ethnique ? M. Patrick Lecorre, qui nous a accordé cet entretien début 1995 revient sur un ensemble d’éléments pour comprendre la situation et réfléchir à ses conséquences. P. Lecorre est membre de l’Assemblée européenne des Citoyens de Nantes. L’objectif de l’AEC[1] est de reconstituer une Europe par le bas, par le dialogue entre citoyens et entre peuples.
Scalp de Nantes : Comment s’est constitué votre groupe ?
L’AEC de Nantes s’est constituée sur le refus d’un nombre de citoyens de ce qui se passait en ex-Yougoslavie. C’était le début de la guerre et on essayait de comprendre. Dans un premier temps, notre réaction était surtout morale : nous refusions que 50 ans après la chute du nazisme, une guerre menée au nom d’une idéologie raciste et nazie éclate au cœur de l’Europe. L’origine du conflit, en effet, n’est pas le réveil de haines ancestrales mais le projet politique d’un pouvoir. Celui de Milosevic, de Belgrade, de la Serbie. (…) Il faut donc affirmer et réaffirmer qu’il s’agit bien là d’une guerre de conquête et de pillage au nom d’une idéologie, l’idéologie de la pureté de la Grande-Serbie. (…)

Quels rôles ont tenu les grandes puissances et les institutions internationales comme I’ONU dans l’origine du conflit ?
Le gouvernement français a sous-estimé ce qui était en train de se jouer en ex-Yougoslavie : tous les rapports qui lui arrivent passent par le quai d’Orsay dont les liens avec l’ex-Yougoslavie se faisaient essentiellement au travers des cercles du pouvoir serbe. C’était donc un filtre très important. (…) Puis très vite, il y a eu un parfait cynisme au nom de la raison d’État, par de petits ou grands calculs sur ce qui pouvait être profitable à la France politiquement et économiquement. On a donc jugé (autant à droite qu’à gauche) qu’il fallait préserver la Serbie car on a décidé que dans cette région du monde (région d’instabilité historique), il fallait un gendarme puissant et que ce gendarme devait être Milosevic. (…) Par contre je suis persuadé que l’État français et l’ensemble des hommes politiques considéraient que la Bosnie n’avait pas de droit à l’existence. Certes, c’était une République qui avait obtenu son indépendance, reconnue internationalement avec beaucoup de retard mais comme il s’agissait d’une République sans armée, sa fin ne serait l’affaire que de deux ou trois mois. La politique française n’a absolument pas imaginé la capacité de résistance de la population bosniaque et la défense d’un certain nombre de valeurs : conserver le sol et éviter de se faire massacrer, mais aussi défendre une conception de vie traditionnelle basée sur la tolérance (en Bosnie, depuis une cinquantaine d’années, il n’y a pas eu de problèmes majeurs entre les communautés). Après, la politique française a choisi la solution du plus fort, celle du meilleur gendarme. C’est une position traditionnelle puisqu’on va retrouver la même attitude au Rwanda. On choisit à un moment donné l’État le plus fort quels que soit par la suite ses actes et quel que soit le désastre politique que cela entraîne.

Au sein de l’ONU, dans un premier temps, il y a eu une bataille sur la question de la reconnaissance. (… ) Il existe une «fable», développée autant à gauche qu’à droite, qui prétend que la guerre a été provoquée par la reconnaissance prématurée de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie. Celle-ci aurait poussé la Serbie à l’agression, par peur d’être seule et isolée. Au regard des dates, ça ne tient absolument pas debout. En effet ce n’est qu’après la destruction totale de Vukovar par les Serbes (soit six mois plus tard et après toute une série d’exactions) qu’il y a eu reconnaissance internationale de la Bosnie. Et rappelons que l’apartheid au Kosovo a commencé dès 1981. Depuis, les Serbes utilisent la direction de l’État yougoslave pour réduire tous les droits fondamentaux de la population du Kosovo. Bien sûr, il n’y a eu, à l’époque, aucune réaction internationale.

La reconnaissance très tardive de la Bosnie n’a pu qu’encourager et légitimer les Serbes. Ceux-ci ont en effet considéré que leur pari était gagné, qu’il n’y aurait pas ou peu de réaction à ce qu’ils faisaient. Quelques mois plus tard, il y a bien eu des réactions, voire même la décision d’intervenir militairement sous l’influence de l’Allemagne et des États-Unis. On disait qu’il n’était pas possible de laisser ce feu se développer au centre de l’Europe ; qu’il pourrait être trop dangereux (même si on avait fait le calcul d’une Grande-Serbie) et qu’il fallait intervenir. En fait une solution «politique» a été trouvée : la gestion humanitaire de la crise yougoslave.

Les questions politiques ont été évacuées ainsi que les enjeux et les conséquences possibles. Il fallait donc que la mission de l’ONU ne devienne pas une mission de «peace making» (faire la paix) mais une mission de «peace keeping» : c’est-à-dire de faire en sorte que la paix reste en place par le gel des territoires conquis par les Serbes. Il s’agissait de se placer entre les différentes armées. À cette époque, un terme a connu une grande fortune : celui de belligérant. Il permettait d’évacuer les problèmes politiques posés car il n’y avait plus ni d’agresseur ni d’agressé. Ce fut le moment du fameux voyage de F. Mitterrand à Sarajevo. Les habitants pensaient que F. Mitterrand venait pour protéger la ville et pour annoncer sa libération et celles des autres villes bosniaques assiégées. Mais en fait il est venu annoncer bien autre chose : le traitement humanitaire.

Est-ce que l’humanitaire est un masque sous lequel les solutions politiques se décident, dans les antichambre du pouvoir ?
(…) On ne peut pas condamner les organisations et les aides humanitaires envoyées sur place. Je pense à la population de Sarajevo. La ville est encerclée ; seul l’aéroport permet le ravitaillement. Mais une personne de Sarajevo que nous avions rencontrée rappelait : «C’est bien de nous envoyer de la farine, des graines pour que l’on puisse ouvrir des potagers dans nos jardins ou dans les parcs publics ; mais si on arrêtait de nous tuer, ça ne serait pas si mal. Si le siège était levé ce serait très bien». En bref, je pense que l’axe qui a été mis par les hommes politiques sur l’humanitaire n’est pas la même chose que l’action des ONG. Cet axe a servi à brouiller les cartes, à camoufler la réalité, à retarder le débat politique, qui est celui-ci : respecte-t-on, oui ou non le droit international ? Après la chute du nazisme, des textes avaient été élaborés et étaient devenus la règle commune des États. Aujourd’hui, le droit international est totalement bafoué. Le premier règlement du droit international dit qu’un pays internationalement reconnu a le droit de se défendre et pour ce faire d’être aidé par les autres nations. Sur ces deux points fondamentaux, le droit de pouvoir se défendre (c’est le débat sur la levée de l’embargo) et le droit d’être défendu (débat sur les frappes aériennes et les interventions militaires), des résolutions ont été adoptées par l’ONU. Mais à chaque fois, il s’agissait d’une mascarade. Une mascarade qui ne pouvait qu’encourager les nationalistes serbes et le régime de Belgrade.

Aujourd’hui il y a trois grands blocs qui essayent de se partager la planète : les États-Unis, l’Europe et le Japon. Les États-Unis profitent-ils du conflit en ex-Yougoslavie pour affaiblir la construction européenne ?
(…) Au début, les États-Unis avaient peu d’information. Mais très rapidement, le Département d’État américain a su et connu la gravité de la situation. (…) Les choix pris répondent à deux exigences. Premièrement, le désengagement (partagé et par les Républicains et par les Démocrates), lorsque les intérêts vitaux américains ne sont pas directement menacés. Et deuxièmement, les États-Unis craignent une Europe économiquement et politiquement forte. Pour eux, la situation yougoslave était une aubaine extraordinaire pour le cynisme politique : laisser se détruire l’idée de construction européenne par le pourrissement des divergences politiques qui existaient sur les Balkans et sur l’ex-Yougoslavie. Puis les Américains ont mesuré un très grand danger, celui de la déstabilisation généralisée de cette zone qui pouvait toucher la Grèce et la Turquie et donc la crise de l’Otan. (…) Les États-Unis ont donc considéré que le sort de la Bosnie ne valait pas l’éclatement de l’Otan et ils se sont donc ralliés au plan du groupe de contact. Aujourd’hui, l’appréciation américaine en est là, mais sa position peut changer, notamment s’il y a une explosion au Kosovo et contagion à la Macédoine, à la Grèce et à la Turquie. Dans ce cas de figure, les États-Unis considéreront que leurs intérêts vitaux sont en jeu.

Le rôle de la Russie ?
(…) La Russie a apporté des aides à la Serbie de Milosevic (livraison d’essence et d’armes en dépit de l’embargo), mais était absente des débats internationaux. C’est la France qui l’a réintroduite pour trouver une pression suffisante à la réalisation de ses plans politiques. Cela se traduit dans le dernier plan du groupe de contact, le plan 51-49 qui signifie 51% des territoires de Bosnie pour les Serbes et 49% pour les Bosniaques. On a utilisé la présence de la Russie dans le groupe de contact international pour faire pression sur Milosevic. Constatons les faits : toutes les fois qu’il y a eu la volonté d’avoir une position un peu plus ferme contre les Serbes, les Russes s’y sont opposés. Mais lorsque des interventions plus radicales ont été menées, notamment lorsque les avions serbes, qui avaient violé l’espace aérien bosniaque (il faut savoir que l’exclusion aérienne a été violée plus de 2000 fois), ont été abattus, les Russes ont reculé et ont déclaré que l’intervention était légitime. L’argument qui prétend qu’il n’est pas possible d’intervenir contre les Serbes parce que les Russes s’y opposent ne tient absolument pas la route. (…)

Quelle analyse du traitement médiatique du conflit faites-vous ?
On a assisté, au fil de ces trois ans, à un article sur six qui disait la vérité ou s’en approchait. Ce qui ne ressortait pas dans ce traitement médiatique (même les plus sérieux) c’était d’un côté la nature raciste de l’agression, de la destruction et, de l’autre côté, la nature de la résistance. (…) Les média parlent beaucoup de paix. Mais quelle paix ? (…) Les enjeux, les conséquences à court, moyen ou long terme ont été le plus souvent escamotés. (…)

Quelles sont les évolutions possibles du conflit par rapport aux pays limitrophes (c’est-à-dire la Grèce, la Turquie, l’Albanie, la Bulgarie et la Macédoine) ?
Le Kosovo est le point brûlant. La population est dans une situation de quasi esclavage. C’est plus que de l’apartheid. 90% de la population albanaise n’a plus de droits politiques, économiques, plus de droit à la santé… Pour le moment, la majorité de la population a jugé qu’elle n’avait pas les moyens de s’opposer par la force à la politique serbe. On est dans un espèce d’équilibre : d’un côté il y a l’oppression mais sans massacres massifs, et de l’autre côté il y a la population qui résiste civilement. Les Albanais du Kosovo craignent le jour où Milosevic aura stabilisé la situation en Bosnie. Il aura à ce moment-là les mains libres, militairement et politiquement, pour organiser l’expulsion et le massacre des Albanais. Dans ce cas on sait bien que l’Albanie interviendra et la Macédoine aussi. La Grèce, qui depuis le début du conflit soutient Milosevic au nom de l’orthodoxie, interviendra ensuite. Puis la Turquie fera de même : elle a toujours dit que si la Grèce intervenait, elle prendrait part au conflit aussitôt. (…)

Quelles conséquences ce conflit peut-il avoir dans la construction européenne ?
Il est probable qu’il ait des conséquences. Je pense que dans sa stratégie, F. Mitterrand voulait gêner l’Allemagne. Il considère que la réunification allemande ne peut qu’affaiblir le rôle de la France, au moins en Europe. (…). Plus généralement, la majeure partie des Européens pensaient que l’avenir politique du continent résidait dans la construction européenne et ce malgré son déficit politique, social et culturel. Mais avec cette guerre au centre de l’Europe et l’incapacité des gouvernements à y faire face de manière cohérente, on assiste à un reflux de l’idée européenne. L’Europe ne pourra reprendre un nouveau dynamisme que si elle est capable de se ressaisir sur la question bosniaque.

Risque-t-on un éclatement de l’Europe ?
L’éclatement est très difficile à prévoir. Je pense tout du moins à un gel de la situation. Mais le plus inquiétant réside dans l’avancée politique des forces anti-européennes. La Serbie de Milosevic, en mettant en avant la pureté du sol, la pureté du sang, la mono-culture contre la pluri-culture, la règle où la force l’emporte sur le droit, crée ou augmente une force anti-européenne.

Cela aura-t-il des conséquences en France ?
Je pense que ce feu qu’on a laissé se développer ne peut qu’encourager et légitimer les forces politiques qui veulent le repli identitaire, le repli national en opposant un passé idéalisé au futur incertain ou au progrès, la mono-culture contre la pluri-culture. On sait bien que les démocraties se sont couchées, pendant l’entre-deux-guerres, face au fascisme et au nazisme. Elles ont essayé de jouer avec ces forces et n’ont fait que creuser leur lit et laisser venir la Seconde Guerre mondiale. Ce qui, pour moi, est le plus révoltant, c’est le cynisme des gouvernements européens et leur incapacité à réagir. (…) Aujourd’hui, la montée des nouvelles intolérances (racistes, religieuses ou autres) se fait essentiellement en raison d’une crise politique majeure des sociétés européennes. Donc du rapport entre les citoyens et leurs représentations politiques. (…) Cela pose toutes les questions sur la citoyenneté. Nous pensons que la citoyenneté est un ensemble de droits et de devoirs vis-à-vis de la société. Dès que l’on commence à exclure une partie de la population, sur les questions économiques, de culture ou d’origine, on rentre dans ce processus d’éclatement de la citoyenneté. (…)

Est-ce que le malheur bosniaque joue un rôle dans la montée de l’intégrisme islamique ? Est-ce que les pays intégristes ont un soutien fraternel ou calculé avec les Bosniaques ?
Les gouvernements des pays intégristes ont eu un soutien très calculé avec les Bosniaques. C’est pour eux une tentative de prendre pied sur le territoire de Bosnie qui, historiquement, n’est pas considéré comme un territoire frère, mais laïc. Il y a un an, lorsque deux ou trois avions de Sarajevo désiraient partir pour le pèlerinage de la Mecque, Karadzic a immédiatement donné son feu vert. On sait aussi que l’aide humanitaire de l’Arabie-Saoudite ne connaît jamais aucun problème pour arriver en Bosnie. Cela sert la stratégie de Karadzic, son idéologie politique et sa propagande : «Vous voyez bien ce qu’il faut : c’est le partage entre l’islam d’un côté et les pays occidentaux orthodoxe ou chrétien de l’autre». La population bosniaque se sent isolée, abandonnée du monde. Elle est déracinée (un million de réfugiés) ou parquée dans certains quartiers des villes bosniaques assiégées. Cela explique le retour de la religion. Mais la déclaration de Sarajevo comme ville multiculturelle est basée sur des valeurs universelles. Elle montre qu’une majorité de la population dans les grandes villes de Bosnie refuse d’avoir comme avenir une société mono-culturelle, liée à une croyance religieuse. Combien de temps une population abandonnée, diminuée, aux conditions de vie extrêmement difficiles peut-elle tenir sans basculer dans un «gouffre», sans s’identifier, «se reconstruire» une réalité par rapport à l’islam ?

Je voudrais souligner deux autres éléments. Le premier : les conséquences, à long terme, de la situation en Bosnie mais aussi en Tchétchénie, peuvent être terribles. Ces drames pourraient accréditer l’idée qu’en Europe, il est possible de tuer des Musulmans sans l’intervention des gouvernements européens et sans mobilisation de l’opinion publique. Le second : il n’y a plus, aujourd’hui, la volonté, la créativité et le dynamisme politique pour penser la société autrement qu’en fonction du passé. C’est en partie la responsabilité des pseudo-spécialistes, des géopoliticiens et des géo-stratèges. Ils n’ont plus le progrès d’une société et de ses valeurs au centre de leurs réflexions et de leurs analyses, mais l’idée de l’existence de blocs historiques qui s’affronteraient éternellement. À partir de là, tous leurs conseils, leurs problématiques se résument ainsi : comment faire pour que cet affrontement soit victorieux ?
Je voudrais tout de même relativiser ce que je suis en train de dire. Des éléments positifs existent. Ce sont entre autres les situations de l’Afrique du Sud, de l’Irlande et de la Palestine. On sent qu’il existe aussi des forces de progrès qui tentent de trouver des solutions positives. En regardant par exemple cette extraordinaire capacité de résistance des habitants de Sarajevo, on voit bien une force prête à se battre contre la montée du nouveau fascisme, des nouvelles intolérances. Seulement, ces forces se battent aujourd’hui dans les pires conditions. (…)

Il existe une version complète de cet entretien ; pour ceux qui le désireraient, écrire au journal.

Paru dans REFLEXes n° 46, mai 1995

  1. AEC 35 rue amiral Duchaffaux 44000 Nantes

    AEC 21ter rue Voltaire 75011 Paris
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