Depuis un certain nombre d’années, le personnage de Jeanne d’Arc est associé au Front National et à son défilé annuel du 1er mai. Or, n’en déplaise à nos chers amis les fafs, tel n’a pas toujours été le cas, bien au contraire. En effet, avant d’être récupérée, par les royalistes et les cléricaux pour finir canonisée, c’est bien la figure de la femme condamnée au bûcher par un tribunal ecclésiastique qui était la plus présente dans l’imaginaire populaire du XIXe siècle. Avec la publication en 1841 du tome V de l’Histoire de France de Michelet, Jeanne était sur le point de devenir le symbole du peuple écrasé, mis à mal par l’Eglise. La seule solution pour qu’elle ne devienne pas une machine de guerre contre l’Eglise est alors, pour cette dernière, de reprendre le personnage à son compte. Ce sera fait au terme d’un des plus rapides procès en canonisation de l’histoire et au prix de « subtils artifices » qui font que les minutes du procès dépassent largement en volume l’ensemble des sources disponibles sans pour autant les reprendre dans leur intégralité ni dans leur intégrité.
Parallèlement, les républicains de gauche ne l’entendent pas de cette oreille. Lucien Herr, écrit dans Le Parti ouvrier du 14 mai 1890, sous le pseudonyme de Pierre Breton, un article intitulé « Notre Jeanne d’Arc » qui dénie à L’Eglise catholique le droit d’instaurer le culte de celle qui a été brûlée sur son ordre : « Jeanne est des notre, elle est à nous ; et nous ne voulons pas qu’on y touche. ». Plus tard, Charles Peguy compose sa première Jeanne d’Arc qu’il dédie « à toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement de la république socialiste universelle ». En 1910, Jean Jaurès rendra à son tour hommage à Jeanne dans L’Armée nouvelle.
Cependant, au cœur de l’affaire Dreyfus, le mouvement nationaliste va faire sien l’étendard de Jeanne d’Arc. Elle n’apparaît alors plus seulement pour eux comme l’emblème de leur foi et de leur Eglise mais aussi, ce qu’en avait fait Michelet et qu’ils récupèrent : la sainte patronne de la patrie. Dès lors, Jeanne d’Arc, c’est la France ! Pas n’importe quelle France : ni celle des protestants, ni celle des francs-maçons, ni celle des Juifs, ni celle des étrangers récemment naturalisés, ni celle des intellectuels. Edouard Drumont, antisémite bien connu, ira même jusqu’à affirmer : »C’est une Celte que Jeanne d’Arc, qui sauva la patrie. ». Les cris de « Vive Jeanne d’Arc ! » et « A bas les Juifs! » se répandirent dans les réunions nationalistes au tournant du XIXe et du XXe siècle.
En 1904, on note tout de même une évolution dans le camp de la gauche concernant la figure de Jeanne d’Arc. Face aux manifestations antisémites et, même si une partie des républicains et des socialistes reste attachée à la défense d’une Jeanne d’Arc fille du peuple et victime de l’inquisition, une bonne partie des libres penseurs tend à laisser cet emblème au camp d’en face. Ainsi, Henry Bérenger écrit-il dans L’Action du 17 avril 1904 « La Pucelle militariste et bondieusarde est un fétiche entre les mains des généraux et des évêques. C’en est assez pour que tout républicain et tout libre penseur s’emploie sans retard à jeter à bas ce fétiche. » On voit alors réapparaître les railleries voltairiennes.
En 1920, juste après la canonisation, la Chambre bleu horizon, composée de nombreux anciens combattants, vote le projet de loi instaurant une fête de Jeanne d’Arc le 8 mai de chaque année (en souvenir de la levée du siège d’Orléans le 8 mai 1429). C’est une aubaine pour les formations de la droite dite nationale qui, pendant le front populaire et la guerre d’Espagne, opposeront l’étendard de Jeanne d’Arc au drapeau rouge.
Sous Pétain, elle sera portée aux nues, non pas comme une figure de l’indépendance de la France (difficile quand on collabore avec l’occupant) mais comme la terrienne, la catholique et l’anglophobe. En 1944, alors que la presse collaborationniste se déchaîne contre les bombardements anglais, un tract distribué à l’occasion de la fête de Jeanne d’Arc, proclame : « Hier comme aujourd’hui, un seul ennemi : l’anglais! Pour que la France vive, il faut comme Jeanne d’Arc bouter les Anglais hors d’Europe. »
Mettre en illustration l’affiche de vichy avec Rouen en flammes.
Après la seconde guerre mondiale, c’est essentiellement l’Action Française qui continura à rendre hommage à Jeanne le 8 mai (ou le dimanche le plus proche d’ailleurs). Ce n’est qu’en 1979 que le Front National de Jean-Marie Le Pen décide à son tour de célébrer Jeanne d’Arc. La date choisie à l’époque est celle, traditionnelle, du 8 mai. Alors pourquoi nous retrouvons-nous aujourd’hui avec le pathétique défilé frontiste (tout au plus étaient-ils 20 000 sur les 100 000 annoncés en 2002…) le 1er mai ? En effet cette date n’a rien à voir avec la mythologie johannique. Il s’agit de la journée internationale commémorant les luttes des travailleurs et des travailleuses contre l’oppression capitaliste. La fête de Jeanne d’Arc n’a été avancée par le Front à la date du 1er mai qu’en 1988 car le 8 mai était jour d’élection. Cependant, une fois instauré l’hommage à cette date, il était bien pratique de le maintenir afin de permettre une utile confusion entre la célébration du symbole de l’ « unité » de la France et la fête des travailleurs et travailleuses.
Les discours de Jean-Marie Le Pen à cette occasion sont un bon exemple de cette confusion et de la volonté frontiste d’accommoder Jeanne d’Arc à toutes les sauces. On ne compte plus les approximations historiques voire carrément les inventions qui émaillent les passages se référant à Jeanne lors des discours du 1er mai.
Le parallèle qui existerait entre la situation au début du XVe siècle et la situation actuelle sert de fil conducteur aux élucubrations johanniques de Jean-Marie. Pour lui, le traité de Maastricht et celui d’Amsterdam s’apparenteraient à « l’ignoble Traité signé à Troyes par la Reine Isabeau de Bavière » et qui livre le pays « à l’étranger » . Selon lui, à l’époque, la France était la proie de l’Angleterre, aujourd’hui, c’est l’Europe qui serait menacée par la puissance des Etats-Unis d’Amérique qui « se servent pour cela d’un cheval de Troie, l’Europe de Bruxelles, pour soumettre les Nations d’Europe et d’un bras armé l’OTAN avec cynisme et cruauté pour imposer leur volonté à ceux qui voudraient résister et en particulier à la petite nation serbe héroïque sous la poigne de fer qui entend la briser. » On retrouve bien là la propension à l’amalgame caractéristique du discours frontiste.
Jeanne n’est pucelle qu’on croyait
Chaque année ou presque, on découvre de nouveaux détails de la vie de Jeanne d’Arc grâce aux fabuleuses connaissances historiques dont fait preuve Jean-Marie Le Pen !
A plusieurs reprises, il est fait référence au fait que Jeanne d’Arc aurait été « le plus jeune général de notre Histoire » , un chef militaire hors pairs, qui se serait mis à la tête de l’armée et aurait libéré à elle seul Orléans où elle serait entrée comme « général en chef à 18 ans » . Il semble plus que nécessaire de tempérer ces ardeurs chevaleresques pour se rapprocher des faits avérés relatifs aux réelles fonctions militaires de Jeanne. En effet, le roi Charles VII ne la fit pas son « lieutenant général » (commandant en chef), elle ne se vit pas non plus attribuer les titres de capitaine ou de chef de guerre. Elle reçu bien un étendard, signe de pouvoir, mais d’un pouvoir subalterne car le roi ne la plaçait qu’à la tête d’une des multitudes de composantes de l’armée royale. Et même, lors du siège d’Orléans, elle ne fut pas admise au sein du conseil de guerre. Si aucune source ne remet en cause sa vaillance, parfois considérée comme une inconsciente témérité, c’est surtout aux yeux de ses fidèles qu’elle est apparue comme un chef de guerre. Et c’est son compagnon Gilles de Rais qui fut fait maréchal de France le jour même du sacre de Charles VII à Reims, le 17 juillet 1429. De même, lorsque Jean-Marie Le Pen annonce, sans sembler émettre le moindre doute sur la véracité de ce qu’il affirme, qu’à la bataille de Patay, le 18 juin 1429, les pertes anglaises s’élevèrent à 20 000 soldats alors que les français ne perdirent que trois de leurs hommes , on manque de s’étouffer de rire.
Les épisodes qui risqueraient d’entacher l’image de « l’héroïne immaculée » sont bien sûr éludés. Ainsi en est-il du « saut de Beaurevoir ». Jeanne d’Arc s’était jetée de cette tour où elle avait été enfermée et avait manqué de se tuer. Elle déclara même à ses juges qu’à ce moment « elle aimait mieux mourir que vivre ». La tentative de suicide ne cadrait pas vraiment avec la figure de la sainte véhiculée par l’Eglise depuis la fin du XIXe siècle ni avec l’image de la « Sainte de la Patrie » .
Il est par ailleurs assez drôle de voir par quel tour de passe-passe Jean-Marie Le Pen tente de réconcilier les catholiques fervents et les sceptiques, voire païens, dans le culte johannique. Il présente Jeanne d’Arc comme « une espèce de sainte ‘laïque’, de ‘prophétesse’ politique, ne recevant ses lumières et ses ordres que de Dieu » . L’auteur de cet article ne peut réprimer l’envie de citer un passage in extenso afin de montrer l’incohérence des propos qui n’ont d’autre but que de créer une confusion chez l’auditeur et faire se rejoindre deux positions apparemment incompatibles : « Cela devrait réconforter certains des nôtres qui, étant tombés dans la marmite du scepticisme ‘quand ils étaient petits’, ne voient pas trop bien ce que Jeanne fait ici, chez nous, au Front National, qui n’a rien d’une sacristie [Pourtant, à cette époque, les catholiques intégristes de Chrétienté-Solidarité, dirigé par Bernard Anthony alias Romain Marie étaient toujours membres du Front, nda], et c’est vrai ! En réalité, il ne s’agit ici ni de laïcisme, ni de cléricalisme [Pourquoi alors un tel développement qui cherche à justifier l'importance accordée à Jeanne d'Arc, canonisée après avoir été condamné à mort pour hérésie par un tribunal ecclésiastique ? Cela semble au contraire être le nœud du problème.] , mais de la distinction nécessaire entre ce que nos anciens appelaient les ‘Deux Glaives’, c’est à dire entre le pouvoir spirituel et le pouvoir politique (ou temporel)[On a du mal à suivre son argumentation. Que vient donc faire cet ancien concept thomiste, utilisé par les tenants d'une monarchie forte, indépendante de la tutelle vaticane, dans un propos censé traiter de Jeanne d'Arc]. »
En opposant dieu et clergé, il cherche à montrer que ce n’est pas la religion qui serait condamnable mais ses représentants (le clergé), à l’exemple de l’évêque Cauchon, présenté comme le seul responsable, avec l’Université de Paris , de la condamnation à mort de la Pucelle.
Rions encore un peu. L’usage du « copier-coller » dans les discours de Jean-Marie est plus que fréquent. La plupart du temps, il ne s’agit que de petits passages qui sont repris tels quels d’une année sur l’autre mais parfois ce sont des pans entiers du discours que l’on retrouve à quelques années d’intervalle. Ainsi en est-il du passage sur Jeanne d’Arc dans les discours de 1998 et de 2003. Les deux discours sont totalement identiques sur ce point, jusque dans les interjections utilisées ! C’en est pathétique. Surtout qu’ils sont disponibles sur Internet et qu’il est alors très facile de s’en rendre compte. C’est donc bien considérer que l’auditoire naturel du Front est trop bête pour s’en apercevoir !
Par ailleurs, on peut aussi relever la tendance chez notre ami Jean-Marie à s’identifier à Jeanne d’Arc ou plutôt à l’identifier à lui (rien que ça !). En effet, il fait un parallèle entre les obstacles et les difficultés auxquelles elle a eu à faire face et ses propres difficultés, politique ou judiciaires. On retrouve quasiment le même passage faisant ce rapprochement dans les discours de 1998, 1999, 2001 et 2003 : « Rien ne lui sera épargné en échange de sa gloire immortelle, ni les abandons, ni les trahisons [ Ah, ce cher ‘Naboléon'(un des surnoms de Bruno Mégret au Front...), nda], ni les lâchetés, ni les plus basses insultes, ni même les plus ignobles calomnies. Elle fut même déjà victime de la désinformation et de la diabolisation ». Comme on peut le voir, rien ne l’arrête !
Alors, soyons chics, accordons lui cette joie ultime et, pour que l’identification avec Jeanne soit complète, dressons un bûcher, ça nous fera un beau méchoui !
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