REFLEXes

Le drame attendu du Kosovo

Il est coutume de dire que la guerre en Yougoslavie a commencé au Kosovo et qu’elle s’achèvera au Kosovo, ou en Cossovie si l’on accepte la traduction française. Il semble donc étonnant que rien n’ait été fait en près de dix ans pour empêcher les affrontements actuels, prévus depuis longtemps. Intérêts locaux, aveuglement international, stratégies à courte vue, divisions européennes, incompréhension de la personnalité de Slobodan Milosevic… Tout cela a joué, et continuera à avoir des conséquences sur l’avenir des Balkans… Et de toute l’Europe.

Petit cours de géopolitique locale

La Cossovie est une région située au Sud de la Serbie, frontalière avec l’Albanie, la Macédoine et le Monténégro. Ce dernier fait toujours partie de ce qui reste de la fédération yougoslave, ce qui a son importance.

Deux millions d’habitants se partagent le territoire : 90% d’Albanais, environ 10% de Serbes, plus une petite communauté rom (tsigane) et d’autres nationalités de moindre importance.

Les Serbes n’ont jamais accepté la prépondérance numérique albanaise dans une région qu’ils considèrent comme étant le berceau de leur nation. Les Albanais, ou Kosovars, ne sont pas des Slaves, mais leur présence historique est réelle depuis au moins aussi longtemps que celle des Serbes.

Le principal problème de la Yougoslavie, mais que l’on pourrait calquer sur la plupart de l’Europe ex-«communiste», vient du fait qu’il s’agit de zones qui n’ont jamais, ou très peu, connu la démocratie, comprise comme existence d’une communauté d’individus citoyens. On y a toujours pensé en tant que groupe ; familles, clans, tribus pendant la royauté, communisme sous le titisme, et, après l’effondrement de cette idéologie, rien n’a été plus facile pour certains leaders accrochés à leurs prérogatives que d’offrir une idéologie totalisante de rechange : le nationalisme. Quant à la nécessaire manipulation de l’histoire qui explique combien les peuples doivent se haïr et ne plus vivre ensemble, ce n’est qu’un jeu pour ces maîtres en matière de mensonge.

En 1987, le nouveau leader serbe Slobodan Milosevic s’empare de la question kosovar pour asseoir son pouvoir. Quand deux ans plus tard, il supprime pour la région le statut d’autonomie accordé par Tito en 1974, il rallie tout le peuple serbe déjà amplement travaillé par des médias toujours aux ordres. Les Albanais se voient éjectés de tout poste de responsabilité politique, économique, sociale et culturelle. Toute résistance se solde par le renvoi, l’arrestation, la matraque, voire la torture et la mort. L’apartheid…

La résistance non-violente des Kosovars

Conscients du rapport de force militaire, les leaders albanais, sous la direction du professeur Ibrahim Rugova, initient une des plus fantastiques expériences jamais tentées depuis Gandhi : la désobéissance civile et l’action non-violente par la construction d’une société parallèle. Alors que la guerre fait rage en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, les Kosovars recréent un système éducatif semi-clandestin en langue albanaise, des centres de santé autonomes, une économie locale, le tout financé par l’importante diaspora albanaise. Ils arrivent même à arrêter le cycle infernal des «vendettas» familiales qui ravageaient les campagnes, par des cérémonies de «pardons publics» rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes. Un gouvernement et un parlement, élus mais non reconnus, gèrent politiquement la lutte. Intimidations, arrestations, tortures et assassinats perpétrés par la police ou les paramilitaires serbes n’ont jamais cessé, mais jusqu’aux premiers massacres en Drenica, aucune prise n’avait été donnée à des faits de guerre.

La faute à Dayton

Ibrahim Rugova a fait tout son possible pour imposer la question du Kosovo dans les accords de Dayton en 1995. Or, non seulement le problème n’a pas été abordé, mais la «résolution» du conflit bosniaque a entériné la problématique «ethniciste», aux dépens de choix plus éloignés de l’origine du conflit. Pire, ces accords ont été signés par les mêmes dirigeants qui ont déclenché la guerre et qui ont, chacun dans leur pays, entériné le «nettoyage ethnique». C’était un blanc-seing laissé à tous les nationalistes guerriers pour le futur, et d’abord à Milosevic pour une question qui, selon la diplomatie internationale, relève du «problème interne au pays».

Or les «problèmes internes» se sont multipliés. Si le «boucher des Balkans» est reconnu comme interlocuteur dans les instances internationales, sa situation s’est dégradée en Serbie : les réfugiés de Krajina pèsent en terme financiers et politiques, les élections des deux dernières années ont montré que l’opposition, tant démocratique que fascisante, relevait la tête (il n’a plus de majorité stable au Parlement), les conflits sociaux réapparaissent avec des grèves très dures dans tout le pays et le Monténégro, éternel allié, est passé à l’opposition «démocrate»…

D’autre part, fait oublié par tous les observateurs, il existe une opinion serbe autonome au Kosovo, qui craint depuis plusieurs années d’être la laissée pour compte des éventuels accords internationaux ou locaux. Extrêmement fragilisée, cette minorité dans la minorité est sensible aux discours ultra d’un Vojislav Seselj ou d’un «seigneur de la guerre» comme Arkan , déjà élu député du Kosovo. Or, si pendant plusieurs années, Milosevic s’est servi de ces radicaux comme de marionnettes, Seselj a pris son autonomie en menaçant électoralement le pouvoir de Belgrade, comme l’ont montré les dernières élections. La situation est mûre pour un processus type «OAS-Algérie française».

La guerre pour garder le pouvoir

Il était donc vital pour un homme attaché à son pouvoir comme l’est Milosevic de refaire l’unité nationale autour de sa personne. Le Kosovo a été le symbole de son ascension, il peut devenir le garant de sa pérennité. Même les partis «démocrates» n’ont jamais su sortir d’un certain discours nationaliste, à l’exception notable de l’Alliance civique de Vesna Pesic, et la question kosovar reste le poil à gratter de la quasi-totalité de l’opinion serbe.

Sa tentative de «recoloniser» le Kosovo avec les réfugiés de Krajina et de Slavonie s’est soldée par un échec cuisant. Sur les quelques 100 000 colons promis pour la région, seuls quelques milliers ont accepté l’implantation : sortant déjà d’une guerre, la plupart n’ont aucune envie d’être les détonateurs et les premières victimes d’un autre conflit.

Ce sont les Albanais eux-même qui lui ont offert sa chance.

Après Dayton, Rugova et sa Ligue Démocratique du Kosovo (LDK) se trouvent confrontés à une opposition que rend impatiente le peu de résultats de la stratégie non-violente. Adem Demaci, le «Mandela albanais» (28 ans de prison !) et chef du Parti parlementaire, prône le retour aux manifestations. L’Armée de Libération du Kosovo (UCK) marque sa naissance en février 1996 par des attentats à la grenade et au fusil-mitrailleur. Elle est devenue, pour le meilleur ou pour le pire, l’aile militaire du camp albanais, et même Rugova ne peut l’ignorer ou s’en démarquer politiquement. En face, les «tigres» paramilitaires d’Arkan, tristement célèbres pour leurs outrances en Bosnie, défilent en armes dans les villes du Kosovo tandis que des snipers commencent à abattre quelques Albanais dans les rues de Prishtina. Depuis des années, la contrebande d’armes en provenance de Macédoine ou d’Albanie alimente les ultras kosovars. Le slogan «Kosova Republik !», rappelant le statut d’autonomie, est très vite remplacé par la revendication d’indépendance. La poudrière est fin prête. Paradoxalement, ce sont les Américains qui fournissent l’allumette à Milosevic.

Les fascistes de Seselj au gouvernement

Il est courant de parler de la dangereuse naïveté américaine en terme de politique étrangère depuis le livre de Graham Greene Un Américain bien tranquille. Elle n’a jamais cessé. Dayton et sa logique ethniciste en furent un exemple de plus. La venue de l’envoyé Robert Gelbart à Belgrade le 23 février 1998 en est un exemple supplémentaire. Rencontrant Milosevic pour le féliciter de ses efforts pour stabiliser la situation en Bosnie, il croit l’amadouer en admettant que la revendication indépendantiste kosovar est «un objectif irréaliste» et qualifie l’UCK de «terroriste».

C’était la justification internationale attendue pour lancer la répression : une semaine plus tard commençait l’offensive sur la région de Drenica. Bombardements, morts, des milliers de réfugiés en route vers l’Albanie voisine… La guerre évitée depuis neuf ans a rattrapé la région. La «purification ethnique» est de nouveau à l’ordre du jour.

Dans le jeu diplomatique international, Milosevic a largement profité de ces dernières années pour étudier ses partenaires et savoir jusqu’où il peut aller : son opération militaire est majoritairement effectuée par la police (ce qui justifie la vision du «problème intérieur à la Serbie») et des groupes de «bons citoyens» paramilitaires. Soulignons au passage que cette militarisation de la police était au départ destinée à couvrir Milosevic en cas de problèmes politiques trop importants comme les grandes manifestations de Belgrade : l’armée n’est pas sûre. La campagne en cours évite les gros massacres trop voyants au profit de petites opérations de terreur ciblées sur les villages et déclenchant des flux de réfugiés vers l’Albanie ; le retour sera évidemment impossible. Il s’agit d’une «épuration ethnique» propre en quelque sorte. Les nationalistes serbes n’ont pas oublié que les images médiatisées de leurs massacres en Bosnie ont été l’un des détonateurs de l’intervention de l’OTAN.

Il existe de toute façon peu de risques que les rodomontades occidentales aillent plus loin que les déclarations d’intention. Il est clair pour chacun que les divisions d’intérêts ne jouent pas en faveur d’un front uni : les Américains, vexés par leur erreur, souhaitent une réponse ferme sans savoir jusqu’où aller, les Européens, et le gouvernement français le premier, préféreraient user de la carotte que du bâton, et répètent à l’envi l’erreur de Gelbart. Quant aux Russes, malgré leur ralliement tardif aux sanctions, ils ont toujours soutenu le maître de Belgrade au nom de la fraternité géopolitique bien placée et de leurs intérêts propres dans la région.

En admettant que l’OTAN intervienne militairement, qu’adviendra-t-il ensuite ? Pour un homme de pouvoir comme Milosevic, il y a une possibilité de profiter quand même d’une telle occasion : perdre face à une coalition des plus grandes puissance du monde, ça vous a quand même un autre cachet que de se faire blackbouler par les petites troupes slovènes, et ce ne sera pas la première fois que le «boucher des Balkans» en profite pour faire l’unité nationale autour de lui. Ne vient-il pas de faire rentrer quinze membres du parti de Seselj au gouvernement ?

Milosevic s’arrêtera-t-il ? Ou plus exactement, sera-t-il capable de contrôler le processus en cours ? Car contrairement à la Bosnie où la guerre se déroulait en terrain fermé, le Kosovo peut faire exploser tous les Balkans.

La théorie des dominos

Depuis la fin des années 1980, de nombreux Kosovars se sont réfugiés en Albanie ou en Macédoine. Le régime de Tirana n’a jamais voulu, pour diverses raisons ou le politique le dispute au passionnel, soutenir ouvertement ses frères du Kosovo. Les événements les forcent à un durcissement de leur politique, et l’on sait maintenant qu’il existe des camps d’entraînement de l’UCK en Albanie. Toutefois, il est peu probable que l’Albanie soit capable de soutenir militairement les Kosovars, mais la frontière est d’ores et déjà devenue une zone de conflit. Le Monténégro, pépinière ethnique, ne manquera pas d’être atteint à son tour, et son récent revirement anti-belgradois risque d’avoir des retentissements tant en Serbie que dans la Bosnie voisine.

Plus préoccupant est le cas de la Macédoine. Issu de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, très pluri-ethnique, ce petit pays a échappé à la guerre grâce à la personnalité et à la politique de compromis du président Kiro Gligorov, «le sage des Balkans». Mais le pays est peuplé d’une forte minorité d’Albanais, entre 20 et 40%, concentrés sur l’ouest et donc aux frontières du Kosovo et de l’Albanie. Depuis plusieurs années, ils font pression sur le gouvernement pour réclamer plus d’autonomie, et ils sont très liés à leurs frères du Kosovo. Une guerre totale au Kosovo ne manquerait pas de rompre le fragile équilibre macédonien, avec d’énormes risques de rejaillir sur la Bulgarie et la Grèce et par voie de conséquence sur la Turquie, alliée traditionnelle des Albanais et en cours de contentieux avec la Grèce, elle-même liée à la Serbie. La théorie des dominos… Et la diplomatie internationale n’a d’évidence, comme on peut le voir actuellement, tiré que peu de leçons de la guerre en Bosnie. On la voit mal alors empêcher un embrasement des Balkans.

Le dernier ultimatum de l’OTAN fera-t-il plus d’effet qu’un crachat dans un torrent ? L’avenir le dira. Mais si Milosevic annonce un recul de ses troupes, nul ne peut dire s’il ne recule pas pour mieux sauter. L’Union européenne qui nous promettait tant la paix, la liberté et la prospérité a encore une fois démontré sa tartufferie. Mais elle n’est pas la seule à devoir essuyer les flots des critiques…

Que faire de l’UCK ?

Il semble que les cadres politiques de l’UCK, comme sa logistique, soient formés par le Mouvement populaire pour le Kosovo, un mouvement ultra-nationaliste lui-même issu d’une fusion de quatre groupes kosovars marxistes-léninistes en 1985. Beaucoup à l’UCK vantent une Grande Albanie, qui, outre l’Albanie et le Kosovo, comprend le tiers méridional du Monténégro, la moitié occidentale de la Macédoine, et une partie des provinces grecques de la Macédoine et de l’Épire. L’UCK a déjà frappé en Macédoine à coup de bombes des «collaborateurs» du pouvoir de Skopje. Ce n’est pas un hasard si ce pays est le seul attaqué pour l’instant : il constitue, selon l’analyse de Christophe Chiclet dans le Monde diplomatique de janvier, le «ventre» mou de la question albanaise et représente donc une cible fragile.

Il semble toutefois que des rivalités politiques existent au sein de l’UCK. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser les déclarations divergentes des différents porte-paroles de l’organisation à Prishtina, dans la Drenica, à Londres ou à Genève. Certains sont issus de ces groupes ultras, d’autres viennent de la DLK de Rugova, d’autres de l’immigration…

Enfin, si l’UCK s’est imposé comme le moyen le plus efficace de contrer l’impérialisme pan-serbe, Rugova reste une référence pour une majorité de la population, qui ne rejette pas forcément l’un pour jouer sur l’autre, sans compter d’autres forces moins importantes mais bien présentes et les médias indépendants «Koha ditore» de Veton Surroi et «Zöri» de Blerim Shala. Ces dernières ne sont pas sans avoir une certaine influence sur la population.

Que les foules kosovars acclament l’UCK ne veut donc pas forcément dire qu’elles approuvent les visions ultra-nationalistes de certains de ses dirigeants, mais qu’elles soutiennent une option qui a prouvé son efficacité, sinon militaire, du moins médiatique et «diplomatique». À cet égard, les négociations de Rambouillet s’annoncent serrées. Car il ne s’agit pas seulement de la fin du conflit armé, mais du futur de la région. Nul doute que les participants serbes vont jouer l’hétérogénéité de la représentation kosovar. Celle-ci arrivera-t-elle à faire taire ses dissensions internes contre l’ennemi commun ?

Abandonnée par tous, la population kosovar risque à son tour de céder aux sirènes de ses extrémistes, tant il est vrai qu’en situation de crise, ce sont les radicaux qui ont raison, même s’ils ont tort.

Et nous, et nous, et nous…

Si des groupes de la société civile (pacifistes, étudiants, syndicats, associatifs, humanitaires, femmes…) s’étaient fortement impliqués lors du conflit bosniaque, force est de constater que les milieux radicaux et autres révolutionnaires autoproclamés n’ont, à de rares exceptions près, pas bougé le petit doigt. La raison essentielle en était qu’il s’agissait d’un conflit «entre nationalistes» qui ne concernait pas la très hégelienne marche de l’histoire, ni la lutte des classes. Nous avions déjà parlé dans REFLEXes (n°42, avril 1994) de la situation d’avant-guerre au Kosovo et des positions politiques qu’il nous semblait nécessaire de réaffirmer en soutien au peuple bosniaque :

o Le combat anti-guerre contre les logiques bellicistes des dirigeants de Belgrade et de Zagreb, et ce par la solidarité avec les déserteurs et les groupes citoyens de toute l’ex-Yougoslavie ;

o L’antiracisme et l’antifascisme contre les stratégies de «purification ethnique», les logiques nationalistes ethnistes et pour une réaffirmation de l’interculturalisme ;

o L’internationalisme pour se rappeler qu’humainement, socialement ou géopolitiquement, il n’existe pas d’exception dans le village global, et si nos valeurs fondamentales, qui n’ont pas besoin d’être au lieu de confondues à une période révolutionnaire, sont attaquées dans un autre point du monde, notre responsabilité de citoyens et de militants reste en cause. Les fachos, qui soutiennent en grande partie Milosevic, savent où est leur intérêt : rappelons que Seselj est devenu le grand ami en France d’un certain Jean-Marie Le Pen ;

o Le fédéralisme comme solution alternative à la partition ethnique sur son mode classique, et comme possibilité de réconciliation et de travail commun sur son mode libertaire. Le fédéralisme doit être d’abord une volonté citoyenne avant d’être une volonté étatique. Moins on y travaille, plus éloignée sera la possibilité d’une paix juste et globale pour la région.

Tous ces différents points n’ont pas eu besoin d’évoluer d’un iota pour le conflit du Kosovo. Ils restent les nôtres. L’ennemi reste le même. No pasaran !

Quanah Parker

À lire

o René BERTHIER : Ex-Yougoslavie, ordre mondial et fascisme local, éditions du Monde libertaire-Acratie-REFLEX.

À contacter

o le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN), participant au Balkan Peace Team, très actif au Kosovo.

21ter, rue Voltaire 75011 Paris

tél : 01 43 79 79 85

o Assemblée européenne des citoyens, section française de Helsinki Citizen’s Assembly, également présents dans la région.

21ter, rue Voltaire 75011 Paris

tél : 01 43 79 09 23

o Citoyens pour la Bosnie

adresse

téléphone

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