De fait, l’essentiel de la communication publique nationaliste pure et dure est portée par les librairies. On compte en gros une dizaine de librairies diffusant des écrits d’extrême droite, presse ou livres et du matériel musical. La province n’est que faiblement représentée : Librairie lyonnaise, Librairie lorraine de Jean-Marie Cuny et boutique (fermée) l’Oriflamme de Jean-Pierre Grazioli à Nancy, librairie Dobrée à Nantes… L’essentiel de ces boutiques se trouve donc à Paris avec sept lieux de ventes dont trois clairement inscrits dans la sphère nationale-catholique, comme la librairie Duquesne par exemple ou la librairie de Saint-Nicolas du Chardonnet. Les quatre autres sont la Librairie nationale (ex-L’Æncre), la Licorne bleue, la librairie roumaine dite «librairie antitotalitaire» et la librairie Première ligne, encore que celle-ci, fondée en 1998 par Didier Coquard, Stéphane Burazovitch et William Bonnefoy ait un statut particulier puisqu’elle tient plus du bouquiniste que de la «vraie» librairie. Son gérant, Jean-Christophe Alexandridis, est un habitué de ce type de commerce puisqu’il fut gérant de la librairie Ulysse[1] à Bordeaux, incriminée pour diffusion d’écrits négationnistes. Ancien du PNFE, Alexandridis participa d’ailleurs à la revue d’ultra-gauche négationniste Maintenant le communisme. Les deux librairies principales sont donc la Licorne et la Librairie nationale, même si la librairie roumaine a fait parler d’elle lors de l’affaire Garaudy et qu’elle a racheté le fonds de la SERP[2] pour 60 000 francs, ce qui est donné au regard de l’importance de ce fonds. Mais le gérant se retrouve avec beaucoup de vinyles sur les bras, en particulier des chants historiques de toute origine…
Daaaaallas !
Historiquement, la Librairie nationale est la plus ancienne puisqu’elle s’inscrit dans la lignée Ogmios (La Librairie), L’Æncre, lignée qui a un lourd passé commercial. Ogmios[3] s’est en effet surtout fait connaître dans les années 1980 par divers scandales, de la vente de titres interdits par arrêté gouvernemental à des financements et scandales financiers en tout genre. Ogmios, c’est un chèque d’un montant de 120 000 francs signé en 1987 par Wahid Gordji de l’ambassade d’Iran alors qu’il était retranché dans ses locaux suite à la vague d’attentats perpétrés à Paris en 1986, l’argent ayant a priori servi à l’édition d’une brochure. Mais c’est aussi une communauté d’entreprise, la Noroît Suroît, créée en 1988 en tant que SARL et dans laquelle on trouve à l’époque toute la fine fleur de l’extrême droite nazie et amatrice de coups tordus, en particulier Jean-Dominique Larrieu et Tristan Mordrel. Tout ce petit monde emmené par Larrieu et sa folie des grandeurs va investir dans divers châteaux. Cette multitude de sociétés-écrans visant à piéger répression et infiltration n’empêche pas, au contraire, la librairie Ogmios de fermer et d’être remplacée par La Librairie en 1991. Cette technique d’ouverture / fermeture a d’ailleurs un avantage bien connu des aigrefins : elle permet de ne pas rembourser les fournisseurs ! Animée par la même équipe qu’Ogmios, La Librairie voit l’arrivée d’un vendeur appelé à un certain avenir dans la profession, Thierry Dreschmann, et des soutiens de poids avec Frédéric Châtillon, alors meneur du GUD. Jean-Dominique Larrieu est alors gérant de Noroît Suroît avec pour tâche de contrôler l’ensemble des publications du groupe. Le seul problème réside bien sûr dans ses condamnations, dont dix ans d’interdiction de gérer des sociétés pour avoir causé la faillite de la SARL Ogmios, et celle de la Société française de documentation et de prospective pour laquelle il sera retenu responsable d’une perte de 977 300 francs. De fait l’année 1993 est marquée par une interdiction définitive de gestion pour banqueroute, détournements d’actifs et défaut de comptabilité et en décembre par une perquisition à la librairie avec l’interpellation de quatre personnes, dont Frédéric Châtillon, dont les bureaux sont au premier étage du local, et Philippe Duquesne alias Philippe Randa, directeur à cette époque de Pas de panique à bord. Larrieu est alors arrêté quelques jours plus tard dans ses locaux et incarcéré. La Librairie survit quelques temps avec les mêmes mais ne peut échapper à la fermeture début 1995. Elle est immédiatement remplacée en mai de la même année par l’Æncre, située au 12, rue de la Sourdière dans le IIe arrdt où elle se trouve toujours. L’équipe Larrieu s’étant mise au vert, L’Æncre est lancée par Philippe Randa, Thierry Dreschmann, Ghislaine Allard et Odile Wenger. Le premier gérant est Éric Mine, ancien du PFN, de la FANE et militant de l’Œuvre française, dont la maman est Ghislaine Allard / Maskelevitch. Tout se passe en famille à l’extrême droite ! Quoique recommandée par Français d’Abord, journal officiel du FN, la librairie vivote, subit les attaques des organisations antiracistes comme l’UEJF[4] et Éric Mine la quitte à l’automne 1996. La boutique poursuit alors ses activités grâce au tandem Randa-Dreschmann mais ne peut éviter la liquidation judiciaire au printemps 1997. C’est à partir de ce moment qu’entre en piste le tandem Soulas-Sereau. Fondateurs de la Société Européenne de Diffusion et d’Édition (SEDE)[5], les deux hommes sont des vieux routiers du nationalisme. Ils commencent par s’entendre avec Philippe Randa à qui ils confient le Flambeau littéraire, bulletin d’information de la librairie, et par réembaucher Thierry Dreschmann comme gérant mais ne lui pardonnent pas certaines «maladresses» comme la vente sous le manteau d’ouvrages interdits, «maladresses» qui ont déjà en partie coûté leur existence à la Librairie et à l’Æncre. Dreschmann est donc débarqué et remplacé par un jeune militant nettement plus docile, ancien hooligan du PSG, Jean Denègre alias Petitjean. Dreschmann cherche alors quelques soutiens pour faire la seule chose qu’il sait faire : ouvrir une librairie ! Il en trouve auprès de Pierre Verdurier, Roland Gaucher, Éric Mine et Jean-Pierre Grazioli, ce qui lui permet de fonder la Licorne bleue fin 1998. À partir de ce moment-là, le climat se détériore brutalement dans le petit monde de la librairie nationaliste. Menaces de cassage de gueule, bâtons dans les roues pour diffuser certains titres… Gilles Soulas n’épargne rien à son concurrent et une guerre picrocholine fait rage tout au long de 1999. Il faut dire que la crise survenue au FN fin 1998 n’arrange pas le petit commerce… L’Æncre rebaptisée Librairie nationale ayant clairement choisi le camp mégretiste subit durement la scission et doit lancer un appel à souscription de 200 000 francs. Dans ce contexte, les ennuis rencontrés par la Licorne en décembre 1999 sont loin de déplaire à l’équipe Soulas qui y voit une preuve du bien-fondé de l’abandon de la littérature «provocatrice», comprenez ouvertement nazie. La Licorne a en effet alors été agressée par l’UEJF[6] lors d’une manifestation de protestation contre l’attaque par le GUD d’un rassemblement du comité de vigilance du XIe arrondissement demandant la fermeture de la librairie 15 jours auparavant.
Malgré tout, la Licorne s’étant durablement installée dans le paysage grâce à quelques soutiens efficaces comme celui de Philippe Randa, Gilles Soulas a dû calmer ses ardeurs, et l’été 2000 a vu les librairies parisiennes se raccommoder. Elles sont ainsi parvenues à un accord portant sur le partage des tâches : l’Æncre édite, en particulier Guillaume Faye, et fait de la VPC, et la Licorne est le point de vente officiel des livres de Philippe Randa, de Tristan Mordrel alias André Chelain, de Roland Gaucher…
Cet accord devait débuter aux BBR à la barbe du FN où Dreschmann avait un stand et Soulas non, en raison de son engagement au MNR. En fait, Dreschmann s’est fait expulsé dès le samedi après-midi, accusé par le DPS de vendre des livres faisant l’apologie du IIIe Reich. Étaient en particulier désignés comme tels des livres de Jean Mabire en dépit de ses bonnes relations avec le FN. Malgré ce raté, l’accord continue même s’il est fragile. En témoigne l’entourloupe survenue ce printemps autour du livre Tintin mon copain. C’est à l’origine un livre du vieux fasciste belge Léon Degrelle, réédité sauvagement l’année dernière par un éditeur belge totalement clandestin, Le Pélican d’Or. Pour cause : non seulement les droits d’auteur n’ont pas été payés à la veuve Degrelle mais il est en outre bien connu que la Fondation Hergé a la dent dure contre tout ce qui se fait en dehors d’elle, surtout lorsque cela peut «porter atteinte à l’image» du héros inventé par Hergé. Édité en nombre limité, l’ouvrage est diffusé en France par la Licorne bleue et la librairie Première Ligne à un prix conséquent. Tout cela donne des idées à Gilles Soulas qui s’empresse alors de faire le voyage en Espagne, accompagné d’Éric Delcroix, pour racheter les droits d’auteur à la veuve Degrelle, vieille dame de plus de 80 ans qui accepte la transaction pour une bouchée de pain. Celle-ci se fait alors qu’en France, une plainte a été déposée contre le livre et qu’un certain nombre de personnes, dont Dreschmann, sont convoquées à la Direction des Libertés Publiques comme témoins. Gilles Soulas se trouve donc à présent légalement en situation d’attaquer tous ceux qui diffuseraient le livre… Qui a parlé de Dallas-sur-Seine ? Toutes ces petites plaisanteries n’empêchent malgré tout pas les deux commerces de cohabiter lors de réunions publiques comme la dernière table ronde de Terre & Peuple début octobre.
Arrête tes Soulasseries !
En tout cas, cela montre une chose : Gilles Soulas est difficilement contournable dans le petit monde de la communication nationaliste, en particulier dans la sphère mégretiste. Cela tient à une raison essentielle : il est le seul à avoir les reins assez solides financièrement parlant pour financer une pléiade d’activités. Non seulement la librairie de la rue Sourdière prospère (il faut dire qu’un contrôle fiscal se traduisant par un redressement de 800 francs sur trois ans ou le départ du gérant Jean Denègre en Pologne constituent des avanies bien infimes) mais les éditions de l’Æncre se portent bien avec deux poids lourds : les Cahiers libres d’Histoire animés par l’ancien cadre du GRECE Jean-Claude Valla et les ouvrages de Guillaume Faye. Avoir récupéré ce dernier aura été une aubaine pour Soulas, car le retour de Faye, il y a maintenant de cela plus de trois ans, a été tonitruant sous forme de trois livres[7] à scandale : L’Archéofuturisme, La Colonisation de l’Europe et Pourquoi nous combattons. La Colonisation de l’Europe a d’ailleurs donné matière à procès en novembre 2000 devant la XVIIe chambre correctionnelle de Paris pour incitation à la haine raciale. Faye en tant qu’auteur et de Gilles Soulas en tant qu’éditeur étaient défendus par Me Éric Delcroix. Ils ont été condamnés chacun à 50 000 francs d’amende et ont interjeté appel de la condamnation pénale[8] mais ont accepté la condamnation au civil. Non seulement cela n’a pas empêché Faye de publier un autre ouvrage, mais cela l’a poussé, officiellement pour payer sa condamnation, à éditer avec l’aide de Soulas un bulletin mensuel intitulé J’ai tout compris ! et axé sur la dénonciation de l’islamisation de la France et de l’Europe en général. Ce bulletin compterait environ 1500 abonnés, ce qui est un score honorable étant donné le rapport prix / nombre de pages (250 francs pour huit pages mensuelles !) Le réseau de correspondants est de fait assez étoffé et compte quelques hauts fonctionnaires. Le succès a permis à Soulas de lancer une version téléphonée du bulletin intitulée Radio-Vérité et animée par Faye qui a fait de la radio. La teneur de ce bulletin oral est la même que celle de la version papier, à savoir largement paranoïaque et complotiste. Le prix de la minute en tout cas fait de ce media un outil très rentable. Mais les projets de Soulas ne s’arrêtent pas là. Il aide le nouveau journal lancé début septembre par l’équipe de l’association Promouvoir[9] : intitulé France-Demain, il paraît à un rythme semi-quotidien et s’apparente assez à un Présent mégretiste. Il aurait aussi des projets informatiques comme celui de lancer une télévision Internet. Mais le coût d’une telle expérience demeure prohibitif. Surtout que la librairie tente d’ouvrir des petites sœurs en province. C’est le cas à Nice depuis ce printemps 2001 avec la librairie du Paillon, ouverte conjointement par la SEDE et Xavier Caitucoli, brillant polytechnicien de 30 ans. Gérée par Benoît Lœuillet, auteur d’une étude sur Pierre-Antoine Cousteau, cette consœur est spacieuse, bien garnie et bénéficie de l’appui du milieu radical local, bien implanté. Pour autant, il n’est pas évident qu’elle tienne la distance.
Il y a en effet de cela quelques années une tentative similaire avait eu lieu à Toulon en 1996 avec la librairie Alaïs, petite sœur de l’Æncre à laquelle avait succédé Anthinéa, tenue par Frédéric Boccaletti. Celui-ci avait finalement dû mettre la clé sous la porte en 1998. On peut ainsi espérer, même si le contexte n’est pas le même, que la librairie du Paillon rencontrera également moult problèmes financiers ou autres… Ceci étant, Gilles Soulas n’est pas le seul à essayer d’élargir le cercle de diffusion des idées nationalistes. Ainsi, le principal associé de Soulas, Gilles Sereau, qui dirige la boîte de sécurité Ambassy, essaye d’investir le petit monde des jeux de rôle avec l’ouverture ou la prise de contrôle de boutiques sur Paris. C’est par exemple le cas de la boutique Extrême Marine, domiciliée au siège social d’Ambassy dans le XIIe arrdt de Paris. Associées au réseau Workshop, a priori sans que cela implique politiquement celui-ci, il est évident qu’elles ne vont avoir aucun mal à se faire une place tant l’idéologie développée colle bien avec certaines représentations ou certains jeux. Si cela marche, il est possible que Sereau tente la même chose en province. Enfin, Soulas n’oublie pas de continuer à soutenir les initiatives qui sont dans son orbite, comme la revue Réfléchir & Agir, à présent dirigée par Éric Fornal et Bertrand Le Digabel ou Memorial Records, l’un des deux labels de Rock Identitaire Français (RIF), pour vague et imprécis que soit le terme.
- Le gérant de cette librairie, Jean-Luc Lundi, a été condamné en juin 1996 à un mois de prison avec sursis et 5000 francs d’amende pour vente et exposition d’ouvrages interdits. Ces revues négationnistes ont par ailleurs été détruites et Lundi soumis à cinq ans de mise à l’épreuve.[↩]
- Ancienne maison d’édition audio de J.-M. Le Pen dirigée par l’une de ses filles passée aux mégretistes en 1999 et contre laquelle Le Pen a porté plainte. Ayant gagné la procédure, le vieux chef a obtenu la faillite de son ancienne entreprise.[↩]
- Cf. REFLEXes n°40, 41 et 42.[↩]
- Union des Étudiants Juifs de France.[↩]
- Cf. REFLEXes n°52. [↩]
- Des éléments du Betar (extrême droite juive) infiltrés dans la manifestation ont entrepris de ruiner la librairie, voire de carrément la brûler ![↩]
- Le prochain, intitulé Avant-Guerre, devrait sortir en janvier prochain.[↩]
- L’appel sera jugé le 13 décembre prochain devant la XVIIe chambre correctionnelle de Paris.[↩]
- Association catholique proche du MNR qui a lancé les procédures juridiques contre le film Baise-Moi en 2000[↩]
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