A PROPOS DE DIX ANS DE LUTTES
DANS L’IMMIGRATION,
CONSTATS ET HYPOTHESES
Avertissement :
a/ Le tableau pourra paraître sombre et le bilan assez négatif, mais la réalité n’incite guère à l’optimisme (le 22° charter de personnes expulsées vient récemment de décoller vers l’Afrique et la situation est toujours bloquée à St Bernard).
b/ Nous ne présenterons pas ici de point de vue définitif, mais plutôt des constats, des esquisses d’analyses, mais aussi des hypothèses que nous proposons pour qu’avance la discussion et les luttes.
1. De reculs légaux en reculs légaux et idéologiques, il ne semble y avoir eu que des batailles perdues. Certaines personnes parlent à ce propos d’une fascisation de la société. La qualification de cette évolution est en soi un débat. Ce qui est certain c’est qu’après les marches de 1983 et de 1984 une certaine euphorie régnait avec le sentiment d’avoir remporté une victoire : la carte de dix ans. Dans la foulée naissait la revendication de la nouvelle citoyenneté, beaucoup d’associations se créaient. Mais dès cette époque la question du contrôle des flux migratoires était sur la sellette avec les mesures de Georgina Dufoix sur la restriction du regroupement familial et la création des centres de rétention.
En 1986 le rapport Marceau-Long, les luttes étudiantes et la mort de Malik Oussékine incitent le gouvernement Chirac Pasqua à enterrer son projet de modification du Code de la nationalité. Mais les attentats permettent à Pasqua d’instaurer les visas.
En 1996 la situation est connue, pour nous c’est la « xénophobie au pouvoir » (cf Réflexes n° 49 du printemps 1996). Ce qui est certain c’est que l’opinion approuve les lois actuelles et a tendance à revendiquer encore plus de répression (enquête intitulée « Conditions de vie et aspirations des Français » rapportée par Ouest France du 13/08/1996).
2. Ce qui est également certain, c’est qu’au cours de ces dix ans il y a toujours eu des luttes dans le secteur de l’immigration :
* Des luttes contre les expulsions, contre la rétention, contre la double peine avec le Comité contre la Double peine en particulier.
* Il y a eu les luttes pour le droit d’asile, pour pouvoir déposer sa demande d’asile, pour en finir avec le scandale de l’Ofpra qui est devenu une machine à refuser l’asile, des luttes pour la régularisation des déboutés (en particulier les manifs et grèves de la faim des années 90 / 91, où la communauté kurde a été fortement impliquée).
* Rappelons les luttes contre les assassinats de clandestins sur les cargos (lors de l’affaire du Mac Ruby par exemple).
* Des luttes pour pouvoir rentrer en France, pour l’ouverture des frontières.
* Des luttes régulières ont eu lieu pour le droit au séjour et les papiers.
* Une lutte pour le droit des femmes (asile suite à l’oppression due à leur sexe) a été commencée, elle continue.
* La lutte contre l’expulsion des malades suite au développement de l’épidémie du SIDA avec entre autre l’ADMEF continue elle aussi.
* Citons également la lutte contre les refus de visas (pour l’Algérie en particulier).
* Il y a eu des luttes contre les restrictions d’accès à la nationalité avant même le nouveau code de la nationalité.
* Notons aussi les luttes pour le droit aux études à propos des mesures sur les étudiants étrangers avec les CDEE entre autre.
* La jeunesse s’est maintes fois mobilisée contre l’attitude de la police, lutte qui rejoignait souvent celle de la population contre les meurtres racistes. Le délire sécuritaire frappe en effet depuis longtemps et la justice n’est pas en reste dans cette affaire. Il y a bien une justice à deux vitesses, une pour les “ blancs ” et une pour les “ colorés ”. Si on a besoin de preuves on peut se référer au livre de Fausto Guidice Arabicides paru aux éditions de la Découverte. Ce livre date de quelques années et la situation ne s’est pas améliorée, la majorité de ces meurtres ne sont pas classés dans la catégorie “ meurtres racistes ” mais considérés comme des faits divers. On peut aussi se renseigner en étudiant le rapport annuel de la Commission Nationale des Droits de l’Homme, c’est édifiant, malgré sa complaisance à l’égard du gouvernement, elle confirme d’année en année la montée du racisme.
* Il y a eu des luttes contre la séparation des familles (conjoints ou enfants) depuis longtemps, la cour européenne a souvent condamné la France pour ces faits, c’est à dire pour non-respect de l’article 8 de la Convention Européenne des droits de l’homme.
* On connaît les rebondissements actuels de ce genre de lutte où le droit de vivre en famille n’est pas respecté. Ceci témoigne bien d’un grave recul, puisqu’il faut se référer à la nationalité française pour tenter d’obtenir des papiers (conjoints et enfants “ français ” !).
* Rappelons aussi les luttes pour le logement où de nombreuses personnes d’origine immigrée ont participé (Place de la Réunion, quai de la Gare, Vincennes, etc…). Citons aussi les luttes dans les foyers pour des conditions de vie décentes. Là aussi le recul est net, le foyer Nouvelle France a été expulsé au début de l’été, le rapport Cuq préconise de raser les foyers et les désigne comme le lieu de tous les trafics. Notons que dans cette conception les foyers empêchent l’intégration en favorisant le particularisme par le maintien de modes de vie et de coutume archaïques. En fait c’est une attaque des solidarités et des échanges qui échappent à la marchandisation officielle.
3. Certes il y a eu quelques régularisations, certaines expulsions ont été bloquées, des policiers ont été un tout petit peu condamnés pour leurs actes, mais dans l’ensemble c’est bien le sentiment d’une défaite qui domine. De plus on peut facilement noter le parallélisme des luttes, l’absence de connexion entre les luttes, le peu de suivi dans la durée vis à vis de toutes ces luttes.
Les formes de lutte sont de plus en plus désespérées (les grèves de la faim sont devenues banales et aujourd’hui certaines personnes ont recours à la grève de la soif). On a la sensation que c’est toujours à reprendre, comme s’il n’y avait rien eu avant. Il y a bien un problème de mémoire, de transmission et de liaison. Est-ce un problème de rapport de force ou une question de maturité politique, de programme sur le plan des analyses et des revendications, ou le tout ensemble ?
Les regroupements issus de l’immigration qui développaient une pensée politique propre n’existent plus, les échecs du CAIF et de Mémoire Fertile sont significatifs de cette difficulté à se situer de façon autonome et radicale. C’est ce que note Saïd Bouamama dans son livre Dix ans de marche des Beurs (éditions Desclée de Brouwer). Le sous-titre est clair : Chronique d’un mouvement avorté.
Tout ceci montre l’importance d’une question souvent considérée comme secondaire : la multiculturalité ou l’interculturalité. Souvent l’interculturel est cantonné dans le parascolaire ou dans les fêtes communautaires. Il peut aller jusqu’à devenir un des éléments du folklore local ou une partie de la world-culture marchandisée, ce qui explique certainement le mépris des “ politiques ” pour cet aspect de la vie sociale. Le refus de la politique par les tenants de “ l’interculturel ” renforce la coupure entre les composantes de l’immigration.
De plus il ne suffit pas que soit affirmée la volonté politique multiculturelle pour qu’elle réussisse, dans son bilan de Convergence 84 Saïd Bouamama est assez circonspect :
«La multiculturalité, proclamée comme élément essentiel de Convergence, ne mobilise pas l’ensemble des cultures qui sont censées la constituer. La tendance à conclure à la nécessité d’une action communautaire se développe à l’issue d’une initiative qui avait un but contraire». (dans Saïd Bouamama, opus cité, page 111).
La question de l’autonomie radicale se repose régulièrement, elle est au coeur de plusieurs tentatives en ce moment, le projet du MIB (Pour un Mouvement Inter Banlieues), le Collectif “ Des papiers pour tous ! ” et les luttes actuelles comme celle de St Ambroise / Pajol / St Bernard. Mais elle n’est pas résolue définitivement ni partout en France, ces regroupements et ces mobilisations sont encore très faibles et fragiles. On sait maintenant un peu ce qu’il ne faut pas faire, mais pas toujours ce qu’il faut faire.
Plusieurs questions émergent suite à tous ces mouvements. En premier lieu, la coupure quasi permanente entre les communautés en lutte est un obstacle pénible qui semble difficile à dépasser. On peut décréter ce qu’on veut, l’union va rarement de soi.
Deuxièmement on note souvent le peu d’implication des personnes concernées par la politique xénophobe. Il arrive fréquemment qu’elles restent dans une position d’assistées lorsqu’elles font appel à une association pour tenter de résoudre leur problème. Les luttes actuelles des sans-papiers, comme celle du Comité contre la Double Peine il y a quelques temps déjà, constituent en ce sens une évolution intéressante. Dans le même temps un certain nombre de membres des associations en question y trouvent une valorisation facile comme s’ils jouaient à Zorro, ce qui ne facilite pas la citoyenneté. L’attitude paternaliste et néocoloniale a été souvent remarquée vis à vis des africains, en particulier à St Ambroise et au foyer Nouvelle France.
La troisième question est celle de la valeur des luttes au sens moral et politique. Souvent le débat se focalisait à partir de la centralité ouvrière héritée du marxisme, la classe ouvrière était au centre du processus révolutionnaire dans les pays impérialistes. On parlait même de contradiction principale et secondaire. Dans nos pays la contradiction principale était celle qui opposait le prolétariat à la bourgeoisie, une des contradictions secondaires était celle entre les hommes et les femmes suite à l’oppression machiste de l’ordre patriarcal. Dans les années soixante-dix il y eut une modification avec la notion “ des plus exploités ”, c’est à dire les immigrés, les femmes et les jeunes, dont la figure marquante était les OS (ouvriers spécialisés des grandes usines). Aujourd’hui certaines personnes ou courants identifient classe ouvrière et immigration pour pouvoir justifier les combats du présent.
La mise en avant de l’économie par les marxistes tendaient à dévaloriser les luttes qui n’avaient pas une origine économique ou anti-impérialiste. Ce schéma ne tient pas, aucune lutte n’est inférieure ou supérieure aux autres au moins sur le plan moral. Sur le plan politique non plus, tant que la question d’une attaque frontale et centrale du système n’est pas à l’ordre du jour ; si un jour cela était le cas, la question de l’union ou de la fédération des luttes deviendrait fondamentale et donc centrale. Dans l’éparpillement actuel qui peut affirmer être au centre ? Personne, alors la question de la complémentarité se pose politiquement pour tout le monde.
4. Un autre constat s’impose, celui du poids de la nullité de la gauche, et ce du P.S. à l’extrême gauche. Cet échec de la gauche prend plusieurs visages, le premier est celui de l’instrumentalisation. En effet les luttes sont régulièrement utilisées par la gauche pour se valoriser ou pour exister. Il est naturel quand on mène une lutte de s’adresser aux regroupements qui disent condamner l’exploitation, l’oppression et les discriminations ou soutenir les droits de l’homme, bref on fait appel à la gauche, d’ailleurs souvent celle-ci se présente spontanément. Mais le résultat n’est pas à la hauteur des espérances, le soutien devient souvent un contrôle. L’exemple de St Ambroise renseigne bien sur cette attitude spontanée de la gauche. SOS Racisme a poussé la logique jusqu’à son terme c’est à dire l’utilisation de sa puissance pour la protection de certains “ dossiers ” en échange de leur soumission, attitude plus proche du proxénétisme que de l’action de solidarité. D’autre part le refus de l’extension de la lutte témoigne bien d’une volonté que les choses n’aillent pas trop loin. En toile de fond il y a la pensée “ socialiste ” et son acceptation des lois et la justification : “ on ne peut accueillir toute la misère du monde ”, l’accord avec la volonté de contrôler les flux migratoires.
En réponse certains courants adoptent souvent l’attitude suivante : “ on se replie et se ferme ”, quitte à faire dans la provocation ou à soutenir l’islam, si on est méchant autant l’être au moins au niveau des apparences puisqu’il n’y a aucune issue. La faiblesse des radicaux et des libertaires, leur coupure d’avec le terrain renforce le désarroi.
Cette crise de la gauche, qui soutient les accords de Schengen, s’accompagne d’un crise profonde des associations dites “ antiracistes ” ou de “ solidarité ”. Les associations ont tendance à exister pour elles-mêmes, à ne fonctionner qu’avec des permanents professionnels et une base militante faible, à manifester un parisianisme outrancier et arrogant. Souvent leur financement dépend de subventions étatiques ou parapubliques, ce qui les incitent à être compatibles avec le “ politiquement correct ”. Elles ont tendance à devenir des groupes de pression, des lobbies. Ceci a comme corollaire un partage du “ marché ” : les droits de l’homme à la LDH, les noirs pour SOS, les arabes pour le Mrap, le juridique au Gisti, les “ SDF ” pour la Fondation de l’Abbé Pierre, la santé à Médecins du monde, le logement pour le DAL, etc. Droits Devants a dû jouer des coudes pour s’imposer au début de la lutte de St Ambroise puis devenir une association comme les autres, c’est à dire quasiment disparaître devant la détermination et l’autogestion des personnes en lutte.
La politique spectacle impose ses règles, on a besoin d’exister par les médias ou des médias pour exister, ce qui accentue la difficulté pour le travail de “ terrain ”. La parade devant les caméras, les grandes déclarations devant les micros tendus sont toujours plus faciles que l’investissement concret et quotidien.
Il est temps de s’interroger sur le phénomène des “ personnalités ”. Le recul des partis entraîne le recours à la “ société civile ”, c’est à dire à des personnes ayant un poids social reconnu ou une autorité morale. Mais ne renforçons-nous pas le phénomène de personnalisation de notabilités qui se conjoint avec l’attitude des médias qui s’adressent toujours à des personnalités sauf si on peut faire dans le sensationnel comme avec les femmes voilées. Les gens de base sont souvent émus et ne s’expriment pas aussi bien que les habitués de la vie sociale. Tout ceci concourt à déposséder les acteurs réels des luttes de la parole politique au profit du spectacle.
On peut aussi noter le poids de la volonté d’être “ responsable ”, elle implique inévitablement la notion de dossiers “ défendables ”, donc de choix. La justification du clientélisme peut passer par la notion d’efficacité, comme on ne peut défendre tout le monde, autant gagner pour quelques personnes. Chemin faisant on a laissé de coté la question du combat politique contre l’Etat et le système qui génère tant d’ignominies.
On remarquera également la fâcheuse tendance à en rester aux “ droits de l’homme ”, c’est une agréable façon d’être dans la bonne conscience tout en restant dans l’impuissance. C’est typique de la pensée de “ gôche ”. Il y a toujours une bonne raison pour justifier l’injustifiable de la part du PS et de ses zones d’influence.
C’est pour ne pas en rester là que nous pointerons l’énorme responsabilité de Mitterrand. Pourquoi n’a-t-il pas agi pour que les immigrés obtiennent le droit de vote en 1981 ? La revendication de la régularisation révèle après coup les limites du possible. Sans faire l’apologie de l’électoralisme on remarquera que pour avoir le droit de vote il aurait fallu être régulier, donc la régularisation pouvait être contenue dans le droit de vote. En effet on a régularisé presque tout le monde.
Il y a une nette différence d’appréciation entre l’abolition de la peine de mort et la question des “ étrangers en France ”, la question de la justification par l’opinion est un bon écran de fumée. Dans le premier cas on loue le grand politique qui a fait avancer la cause de l’humanité et dans le second on le décrit prisonnier des Français réactionnaires. Mais s’il avait été un aussi grand politique qu’on le dit, il aurait pris facilement le risque de mettre les français devant le fait accompli comme De Gaulle avec l’Algérie. Ensuite comme pour l’avortement il aurait été beaucoup plus difficile de revenir en arrière, car les politiciens auraient eu besoin des voix des immigrés pour se faire élire. En fait Mitterrand a été un politicien timoré plus soucieux de son image que d’avancée politique.
De plus on ne peut passer sous silence son rôle dans la montée du FN, il a joué un jeu dangereux avec la mise en place de la proportionnelle, grâce à lui le FN a pu passer la barre des 15%.
5. Dans l’étude de la situation il faut remarquer la puissance de la société du spectacle. Celle-ci explique en partie pourquoi nous avons toujours une difficulté pour exister. La norme transmise socialement est la marchandise où la sphère personnelle est valorisée pour son développement. L’écart entre l’individualisme et la massification des comportements n’est qu’apparente. Ce sont bien deux volets du même phénomène : le capitalisme et sa consommation de masse dans nos pays.
D’ailleurs les immigrés ou les personnes issues de l’immigration ne sont pas moins intégrées que les personnes d’origine autochtone. Le poids des modèles culturels est si fort que la soumission au marché est la règle. La notion de “ look ” dans la jeunesse montre à souhait que l’intégration est réussie. La valorisation passe essentiellement par les modes du système, c’est le résultat de la conjonction entre la télé et la marchandise.
Ce que note Saïd Bouamama dans son livre sur les querelles internes et le rôle des individualités dans les mouvement associatifs issus de l’immigration témoigne de cela, pour réussir les associations peuvent être un bon moyen, surtout si on réussit à passer à la télé. Si les problèmes identitaires sont si forts c’est aussi à cause de cela, la valorisation politique et culturelle entre en contradiction avec la réalité sociale qui elle est pluri-culturelle, multiculturelle et interculturelle tout en étant soumise à la marchandise.
Dans ce cadre souvent la communauté est présentée comme une parade à l’isolement individualiste, la solidarité communautaire est invoquée contre l’atomisation, le sens contre le vide. Si le débat en reste à cette seule alternative : individualisme / communauté, ceci devient un exemple de faux débat.
6. La vraie question est celle de la liaison entre l’interculturalité et l’égalité sociale et politique. Pour aller dans ce sens il faudrait pouvoir sortir du cadre de la gestion des populations où c’est le ministère de l’intérieur qui règle la situation. La question de l’immigration est devenue une question d’ordre public. C’est le cas pour toute l’Europe, c’est donc dans un ensemble supra national que la question se pose. Il s’agit d’une forteresse qui est un camp de consommation, forteresse informatique et policière. Cette donnée légitime le thème de la préservation qui sous-tend tout le débat public européen.
Il est impossible d’avoir une vision mondialiste des problèmes de l’humanité si on en reste à un particularisme fut-il européen. Si on veut absolument garder notre richesse, forcément on va contre le reste du monde. Mais nous devons faire attention à l’angélisme, on sait bien que l’ouverture des l’ouverture des frontières qui signifierait inévitablement l’extension de la crise et un abaissement du niveau de vie général au moins dans un premier temps. La liaison entre les problèmes locaux et ceux du monde est alors évidente.
7. Pour l’instant ce n’est pas la voie du mondialisme qui est prise, au contraire le particularisme l’emporte aisément. Ceci ne va pas sans contradictions, par exemple en France le fascisme et le racisme sont interdits, est-ce seulement un paradoxe au regard de la situation réelle ?
La banalisation du racisme quotidien et du racisme d’Etat semble conjoint avec une fascisation ou une dérive droitière généralisée. Si on examine le bain mental de la société, on s’aperçoit assez vite que les idées du FN deviennent majoritaires dans la société. Ceci explique sans doute la violence de la situation.
8. Le constat sur la violence :
a / La montée en puissance de la violence officielle “légitime” :
* La violence est d’abord étatique et légale (lois sur l’entrée et le séjour, code de la nationalité, textes sur les droits sociaux, réglementation des visas, etc…).
* Sa mise en oeuvre est policière (expulsions, surveillance, suspicion, répressions, violences, mort, etc…).
* La justice fournit un bon complément (double peine, justice à deux vitesse, etc…).
* Elle est également institutionnelle, administrative (tracasseries administratives, abus de pouvoirs, mise en situation d’irrégularité, maintien en situation d’inconfort administratif, etc…).
* C’est aussi la répression des activités de solidarité (texte Pasqua de décembre 1994, poursuites judiciaires, suppression des subventions, etc…).
* La violence est aussi très présente dans le travail (précarité, salaire dérisoire, conditions de travail lamentables, etc…).
* On observe aussi une montée du racisme quotidien (c’est une sorte de fascisme rampant avec le développement des milices, des discriminations, des violences et des crimes racistes).
Le constat général est assez simple, c’est l’apartheid social : chômage, vie urbaine dégradée, ghettoïsation dans les “ cités ”, absence de perspectives d’ascension sociale, décalage entre l’intégration par la norme et l’exclusion de fait, destruction des foyers, etc…
La violence a bien sûr une composante symbolique importante, c’est l’équation “ immigration = problème ”. Alors que le vrai problème est cette domination violente, ce refus de la diversité multiculturelle et la puissance de l’unité nationale laïque et républicaine, le refus de la représentation politique au contraire de ce qui s’est passé historiquement pour le mouvement ouvrier, une dévalorisation systématique par la reprise du conflit occident / orient dans le cadre nord / sud avec les restes du colonialisme dans le cadre de l’impérialisme actuel.
b / La violence réactive ou corollaire à tous ces phénomène est claire :
* C’est la recherche de tous les moyens possibles pour “ passer ” (faux papiers, détournements de procédure, passages clandestins, passeurs, etc…).
* Ce sont les luttes sociales (les grèves de la faim, les émeutes urbaines, voire le terrorisme, etc…). Comme le décrit Baudrillard (cf son livre L’échange symbolique et la mort) la mort devient monnaie d’échange, c’est même dans certaines situations la seule chose que l’on peut mettre en jeu. Si on n’est rien alors il reste la mort pour exister, les zapatistes du Chiapas disent à peu près la même chose.
* C’est la violence de la vie avec son lot de délinquance parfois sordide, la situation tend à ressembler à la pauvreté du 19ème siècle. Le recours à la violence a lieu à un âge de plus en plus jeune.
* C’est également la violence dans les communautés et entre les communautés (les agressions, les viols, les mariages forcés, les arnaques au mariage, le tribalisme maffieux, les trafics de survie, les bandes, etc…).
* La montée de l’islamisme comme salut et reconnaissance de la différence.
* Le racisme inversé anti-blanc et antisémite, le machisme exacerbé.
* Une certaine tendance à l’autodestruction.
* La violence symbolique (le langage, les échanges dans les rapports humains, la religion, les signes identitaires, le soutien à Khelkal, etc…).
Bref la violence comme mode d’être dans un univers destroy !
La revendication “ je veux qu’on s’occupe de moi ! ” que l’on entend si souvent est encore une fois une preuve de l’intégration. C’est une forme politique de la volonté de participer au chapitre, parce que l’intégration politique est refusée, alors que l’intégration sociale et idéologique est déjà réalisée.
Le résultat de la situation est une extrême difficulté à penser politique autrement que dans le cadre défini par le système. Le système tend en effet à déposséder ses membres de la citoyenneté réelle en leur faisant croire qu’ils sont libres tout en leur assignant une place dont ils ne doivent pas bouger.
9. Un constat est devenu banal, mais dramatique, est celui du repli ethnique ou communautaire.
L’intériorisation de l’association “ immigration = problème ” ou celle de “ banlieue = immigration ” est présente partout, dans la population immigrée et aussi dans les associations. L’étude des difficultés par l’approche de la domination montre au contraire qu’il ne s’agit pas d’un problème ethnique ou communautaire, mais bien d’un problème social et politique. Le rapport de force entre les groupes sociaux, le rôle de l’Etat sont clairs, la domination capitaliste produit l’apartheid social, tant sur le plan économique que sur le plan politique et tout baigne dans un bain idéologique qui cherche à légitimer la situation, la normalité.
L’abord des problèmes par le biais de l’exclusion n’a pas arrangé les choses, c’est un concept fourre-tout qui tend à cacher qu’il s’agit en fait d’inclusion différentielle. Le poids du débat public, du “ sens commun ” est indéniable, car toujours il s’agit de rejouer la différence contre l’assimilation républicaine, le particularisme contre l’unité. L’exemple du foulard est très significatif. Pas question de poser la question de l’égalité dans la différence.
A cet égard le rôle de Le Pen a été fondamental, il a permis de faire sauter des verrous idéologiques importants. Aujourd’hui ce sont ses thèses qui marquent la situation. Le séparatisme gagne sur tous les fronts.
Ici nous sommes aussi face à problème de définition. Faut-il le qualifier de réactionnaire ou de fasciste ?
Le concept de fascisme était employé avant la seconde guerre pour qualifier des courants qui visaient une “ rupture ” (la révolution nationale socialiste pour le nazisme et la révolution nationale en France pour Pétain). La crise du contexte économique s’est résolue avec le new-deal et le fordisme, c’est à dire un compromis social avec les représentants de la classe ouvrière. Aujourd’hui l’issue de la crise semble plus improbable. Le FN est pro-libéral, ce qui semble identique c’est l’attaque des “ pauvres ” pour maintenir les privilèges des autres, donc c’est plutôt une politique réactionnaire.
Ce qui est en débat sur le plan politique c’est le front républicain, l’union antifasciste politicienne ou la liaison entre l’attaque de fond du capitalisme et la lutte antifasciste et antiraciste.
10. Le dernier constat c’est celui de l’ambiguïté du système avec les étrangers. Il est vrai que l’on peut constater le même genre d’ambiguïté pour la drogue ou les armes.
En effet d’un coté il les exclut politiquement et idéologiquement, mais de l’autre il s’en sert allègrement. Le système capitaliste a toujours besoin d’immigrés, on le voit pour les conditions de travail (salissures, temps de travail, pénibilité, horaires, etc..). C’est le cas dans le bâtiment, la restauration, les emplois de maison, le nettoyage, les entretiens divers (les exemples des centrales nucléaires ou de l’amiante sont connus). Il en a besoin pour le coût du temps de travail et la baisse des minimums admissibles.
Les lois anti-immigrés servent bien à faire pression sur la main-d’oeuvre salariée notamment celle d’origine étrangère puisqu’il est impossible d’expulser tous les irréguliers. Cela a entre autres comme conséquence de faire monter les prix du passage des frontières et non pas de les dissuader ou des empêcher.
De plus il dit les refuser ici alors qu’il les crée au niveau mondial, ce qui questionne la notion de réfugié. Vu la puissance du système au niveau mondial est-il encore raisonnable de faire une différence entre les sortes de réfugiés : politique, économiques, écologiques, en fonction de leur âge ou de leur sexe pour les femmes et les enfants ?
En clair ce système est incapable d’assumer les conséquences humaines de son fonctionnement autrement qu’en maintenant la séparation et les discriminations, l’oppression et l’exploitation.Nous sommes bien en face du problème de la reproduction et de la continuation de la domination capitaliste et impérialiste.
11. En conséquence se posent quelques questions.
Tout d’abord pourquoi demander aux “ étrangers ”, “ immigrés ” d’être plus clairs que les français ?
Nous avons déjà un problème de dénomination, combien de temps demeure-t-on un “ étranger ” ?
Comment penser construire l’Europe sans accepter l’étrangeté des autres cultures, sans assumer l’unité dans la diversité ? Notre incapacité à accepter notre propre diversité augure mal de la construction européenne d’un point de vue humain, le marché, lui, accepte toutes les diversités, le multiple à condition que cela se vende où s’achète, qu’augmente le capital.
Il faut noter ensuite l’incapacité de la gauche à comprendre l’évolution du capitalisme. Le poids de la gestion a remplacé la volonté de transformer la réalité sociale. Nous sommes face à une crise du progrès et une crise du sens, une crise de notre civilisation où penser à l’avenir de l’humanité c’est forcément se poser la question de l’action politique ou du laisser faire.
L’importance du différentialisme est à souligner, c’est une solution interne aux pays impérialistes, comme l’est l’humanitaire pour les dégâts de l’impérialisme sur le plan externe. Ce différentialisme a un volet économique, un volet politique et un autre idéologique. Le résultat c’est cet apartheid social que nous voyons se développer partout dans le monde et en particulier en France.
On comprend alors la nécessité de ne jamais se poser la question pourquoi, donc du rôle du sens commun médiatique et spectaculaire qui donne les réponses avant les questions.
Si les mouvements de population ont des causes, pourquoi en rester seulement aux droits et droits de l’homme en particulier. Le droit est déjà différentialiste au niveau français et européen en étant officiellement compatible avec les droits de l’homme. En ce qui concerne les droits politiques ou sociaux il est net que les droits sont inégaux, pour les personnes “ étrangères ” pas de droit de vote, liaison entre la régularité du séjour et les droits sociaux (la préférence nationale est en marche depuis 1993). Remarquons aussi l’absence de liberté de circulation en Europe pour les non-européens.
A ce sujet il faut noter l’humour de la dernière trouvaille de Debré : la notion de “ sans-titre ”. La nomination policière renvoie ici à celle de “ sans qualité ”, d’inexistant, de sans être. Debré est devenu “ l’effaceur ”. Il faut gommer le nom pour pouvoir expulser les personnes.
Ne pas poser la question du changement du droit et de la transformation sociale, c’est penser qu’il peut y avoir un capitalisme “ propre ” et réformable.
Mettre la gauche face à ses responsabilités et ses carences c’est une nécessité pour aller de l’avant. Premièrement sans la gauche un certain nombre de mesures n’auraient jamais pu être prises. Ensuite nous devons dépasser le blocage mental qu’elle induit pour tenter de résoudre la question de la crise politique dans la quelle nous sommes plongés.
C’est pour cette raison que nous devons reposer la question de la citoyenneté et de la représentation politique. La notion de citoyenneté est issue de la révolution française, elle est liée à la démocratie parlementaire. On peut la reprendre telle qu’elle a été développée dans la revendication de “ nouvelle citoyenneté ”, c’est à dire en la déconnectant de la nationalité et en lui donnant un contenu actif et autogestionnaire et de démocratie directe quel que soit le lieu, les domaines concernés, l’âge ou l’origine des personnes qui la mette en oeuvre.
Participer aux luttes c’est une évidence, mais en acceptant le multiple, le mouvant, l’éphémère, la liaison entre la forme et le fond. Si possible ou à chaque fois que l’on peut il est nécessaire de transmettre la mémoire des luttes, de tirer le ou les bilans pour l’avenir. Il est également nécessaire de respecter les possibilités d’appropriation des personnes en mouvement pour éviter le rejet de la politique par crainte d’être récupéré.
Bien sûr il faut connecter les luttes et les courants, confronter les expériences, développer la critique et la pensée politique. Il semble indispensable de viser la durée dans l’affirmation politique sans retomber dans les erreurs du passé où la durée signifiait ou signifie reproduction du pouvoir et bureaucratisation (vie des regroupements pour eux-mêmes), c’est à dire en essayant que les fins et les moyens soient un peu en cohérence.
Autre nécessité, penser à construire et reconstruire des réseaux, des associations en vue de l’autonomie radicale pour dépasser l’éparpillement actuel.
Sur le plan des revendications il serait souhaitable de reprendre la notion de réfugié en l’étendant à tous les domaines en suivant en cela l’exemple de la lutte des femmes pour l’asile en raison des persécutions ou oppressions liées à leur sexe.
Lier les revendications ponctuelles avec la critique de fond du système tend à éviter d’être piégé par le seul travail de dossier, le cas par cas et la guérilla juridique.
La connaissance des difficultés à allier le travail de terrain concret (cas personnels, luttes, suivi militant pour l’action politique et pratique, coût financier, élargissement de la mobilisation, etc…) et la critique globale de la société incite à la prudence sans céder sur le fond.
La lutte pour l’interculturel devient importante. Elle peut rejoindre la question de l’affirmation politique et culturelle, on peut se référer à l’exemple du Brésil où la musique et la danse permettent l’affirmation plurielle.
On peut se poser la question de savoir si l’ethnicisation n’est pas négative parce qu’elle est réactive. Mais pour devenir positive il serait nécessaire que saute le verrou de “ l’unité nationale ”, c’est à dire le modèle de l’unicité républicaine française centralisatrice et assimilatrice. Il faudrait que les communautés puissent s’affirmer dans la positivité, en particulier dans le domaine culturel ou politique et pas seulement de façon religieuse ou marchande.
La question de savoir si le problème de l’interculturel devient primordial fait partie des questions à résoudre. Inévitablement ceci amène à réfléchir à ce que doit être la ou les solidarités. La voie du mélange et de l’autonomie radicale est notre horizon, c’est un défi que nous tenterons de relever.
P.C. Nantes le 14/08/96
Cet article est libre de droit, mais nous vous demandons de bien vouloir en préciser la source si vous en reprenez les infos : REFLEXes http://reflexes.samizdat.net , contact : reflexes(a)samizdat.net
Les commentaires sont fermés.