REFLEXes

Indymedia et les fachos maudits

29 novembre 2004 International, Les radicaux

Le mouvement anti-globalisation en Russie est aussi bizarre que peut l’être la situation politique dans le pays en général, et il soulève des questions politiques sans fin à propos des concepts de droite et de gauche en Russie. Il montre aussi particulièrement bien pourquoi, quand on parle de l’extrême droite russe, on doit inévitablement y inclure certains groupes communistes. La chute de l’Union soviétique a provoqué beaucoup de changement et de confusion, pour aboutir à une situation dans laquelle un parti révolutionnaire, après 70 ans de pouvoir absolu, est devenu la force politique la plus conservatrice, prête à se battre par tous les moyens pour garder ses privilèges, y compris en encourageant la haine ethnique.
La guerre froide a laissé des traces visibles dans la mentalité de ceux qui se situent dans la zone «brun-rouge» (l’espace politique dans lequel gauche et droite ont tendance à se confondre), allant de la paranoïa nationaliste à la haine brute et chauvine contre les Américains. Contre cette tendance, les espoirs de changement démocratique dans la Russie post-soviétique ont souvent été liés aux réformes libérales et à la stabilité économique. Ces contrastes politiques expliquent partiellement pourquoi le mouvement anti-globalisation en Russie a trouvé des admirateurs autant chez les rouges-bruns qu’au sein de groupes d’extrême gauche, dans le sens occidental du mot.
Les «anti-globalisation» russes ont fait leur entrée médiatique internationale à Gênes cet été, mais la délégation différait de ses homologues européens par sa composition : elle incluait en effet des militants du RKRP (un parti raciste, homophobe et ultra-stalinien), un ancien blanchisseur d’argent de Eltsine et un bruyant supporter du très fasciste Parti National-Bolchevik (NBP). Des journaux bruns-rouges tels que Novy Petersburg ont rapporté la «glorieuse participation» de la délégation russe à Gênes, tout en couvrant de mépris les protestataires occidentaux.

La Nouvelle Droite prend du galon

Ces journaux représentent les cuivres de l’orchestre, mais il existe une autre tendance qui serait même fascinée par le «processus d’anti-globalisation» : La Nouvelle Droite. Les fans russes d’Alain de Benoist ont depuis longtemps rêvé d’une stratégie globale d’union géopolitique entre la Russie et l’Europe, la légendaire «Eurasie», ou «l’empire continental de Dublin à Vladivostok».
La rhétorique néo-droitière à propos d’une supposée confrontation idéologique Eurasia / États-Unis, et le respect que prône la Nouvelle Droite pour les valeurs nationales et l’identité la rapprochent de certaines tendances anti-impérialistes du mouvement anti-globalisation. De même, son acceptation tacite d’une coopération avec des activistes non issus de l’extrême droite donne à la Nouvelle Droite l’opportunité d’infiltrer et de pénétrer les mouvements progressistes. Cette stratégie du caméléon a déjà porté ses fruits en permettant à des intellectuels néo-droitiers de se prétendre «indépendants» et d’accéder à des positions importantes au sein de l’appareil d’Etat russe en tant que consultants, conseillers, etc.
Ainsi, Alexandre Douguine, un des créateurs, idéologue et ancien co-dirigeant du NBP, et avec lui son groupe Arctogaia et son magazine Elementy sont un cas d’école des méthodes de la Nouvelle Droite russe. Douguine est un nationaliste étroit, mais il présente un large spectre de vues de l’extrême droite occidentale à ses disciples. Au départ simple idéologue du national-bolchevisme, qui rêve «d’unir tous les ennemis d’une société ouverte», il est devenu récemment conseiller en géopolitique du président de la Douma, le Parlement russe.

Douguine s’incruste

Son influence, ainsi que celle de la Nouvelle Droite, est plus envahissante que ce que l’on croit généralement. Ainsi, en décembre 2000 a été créé le centre de média indépendant Indymedia Russie. Contrairement aux autres sites Indymedia qui combattent pour l’égalité sociale, le site russe contenait des chroniques de Douguine, des articles extraits du magazine ultra-nationaliste Zavtra, ainsi que des sorties sur les «médias juifs» et autres camelotes nationaliste et fasciste. Le site est édité par Vladimir Videmman (alias Gusman), qui habite à Berlin et travaille pour la BBC. Il a annoncé la création du nouveau site sur celui de Douguine, Arctogaïa, avec une invitation à coopérer. Confronté au collectif des rédacteurs antifascistes d’Indymedia, Videmman a énergiquement rejeté ce qu’il a qualifié de «censure» et déclaré que l’unique façon pour pouvoir «se battre de manière correcte», c’était que la participation active dans les débats sur le web soit plus importante. Des échanges sur la participation et l’infiltration de l’extrême droite dans le mouvement anti-globalisation sont régulièrement menés dans le forum du site. Ce collectif des rédacteurs antifascistes est composé de militants russophones issus de divers pays.
En avril 1999, Videmman a participé à une conférence de Synergies Européennes (SE), une faction dissidente de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist conduite par Robert Steuckers, lui-même fasciste belge étroitement et ouvertement lié à des groupes fascistes et nazis dans toute l’Europe. Lors d’une conférence de SE sur le thème «L’axe Berlin-Moscou : opportunités et problèmes de l’Europe», Videmman a présenté un exposé publié par la suite dans la revue Hagal et dans sa propre publication Imperativ. Cette intervention avait été à l’origine préparée pour le comité géopolitique de la Douma.
Imperativ publie aussi des articles de sommités de l’extrême droite allemande tels que Reinhold Oberlercher et Josef Schüsslburner, qui écrivent aussi pour les revues fascistes Staatsbriefe et Criticon, Wolfgang Strauss, soi-disant spécialiste de la «question russe», et le fameux revanchard nazi Rigolf Hennig. Leur présence est entièrement en accord avec la perspective d’Imperativ : les collaborateurs russes de la revue, comme Alexei Mitrofanov, du Parti libéral démocrate de Jirinovski, ou comme Douguine, tentent de prouver la nécessité historique d’une union géopolitique russo-germanique.
Mais Videmman ne se limite pas à ces cercles : dans une interview accordée à la revue pro-nazie L’Héritage des Ancêtres en 1999, il se présentait comme un traditionaliste, explorant le «rôle spécifique des peuples nordiques» et cherchant à démontrer l’unité de l’Allemagne et de la Russie contre l’ennemi communé, les États-Uunis. L’Héritage des Ancêtres a également publié des écrits racistes sur l’eugénisme et des «études raciales».
En écrivant sur les événements de Gênes, Douguine a combiné son délire anti-mondialisation avec une admiration fervente pour Poutine, suggérant même bizarrement que Poutine était venu à Gênes comme espion !

Les antifascistes veillent

La manipulation d’Indymedia Russie par la Nouvelle Droite n’est pas une surprise pour les antifascistes russes. Dans un pays au paysage et à la structure politiques aussi complexes que la Russie, l’idée d’un mouvement anti-globalisation comme plate-forme ouverte avec liberté d’expression illimitée donne seulement de l’espace à l’extrême droite pour noyer les voix des activistes antifascistes de l’anti-globalisation.
Indymedia en Allemagne et en Colombie ont imposé la censure pour protéger leur site des discours de haine et des idéologies totalitaires ; mais d’autres, (comme les parents spirituels d’Indymedia aux États-Unis) continuent naïvement de considérer toute forme de censure comme une attaque contre l’un des principes les plus importants qui existent, la liberté d’expression. Bruyamment critiqué par des activistes d’Indymedia très concernés par la diffusion sur le site des idées d’extrême droite, Videmman s’est déclaré prêt à démissionner en tant qu’éditeur, proclamant qu’il avait été «profondément blessé» par ces «accusations absurdes». Il a même envoyé les mots de passe du site au collectif des rédacteurs russophones reprenant l’édition Indymedia et a juré de ne plus y revenir. Un problème subsiste toutefois : les mots de passe ne peuvent être changés ou donnés que par le collectif Indymedia basé aux États-Unis, et dans le conflit, ce dernier a pris parti pour «ceux qui pensent que la liberté d’expression passe avant tout».
Aujourd’hui, pour les antifascistes russes, la prochaine étape du combat passe par le contrôle des clefs et des mots de passe qui doivent être changés. Certes, Videmman est parti, mais le fait qu’il garde des copies des codes lui confère un pouvoir de nuisance et d’intervention sur le site que le nouveau collectif n’est pas prêt à accepter.
Cette histoire est symptomatique de la situation russe et le débat qu’il ouvre dépasse de loin Indymedia. Le nouveau collectif russophone a gagné une bataille sur le thème «pas de liberté de parole pour les fascistes», mais il semble que leur choix ne soit pas celui de tout le monde dans les cercles du mouvement antiglobalisation.

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