L’Europe des Polices en construction – bilan d’une décennie
La période de 1986 à 1996 a vu l’évolution rapide d’une “ Europe de la sécurité intérieure ”. La politique du marché unique lancée au début des années 1980 a éveillé l’ambition des acteurs de la “ sécurité intérieure ” de faire accompagner la suppression des contrôles aux frontières intérieures par des “ mesures compensatoires ”. Dans un premier temps, cela a mené à la (re-)naissance de structures informelles pour la coopération des polices, par exemple le groupe TREVI, structure parallèle du conseil des ministres européens de l’intérieur et de la justice. La coopération dans le cadre des accords de Schengen, au début commencée pour accélérer le processus de création du marché unique, est par la suite devenue une autre arène importante de la coopération policière et surtout un laboratoire pour la coopération au niveau de l’Union Européenne.
Avec l’installation d’Europol à La Haye aux Pays-Bas, la coopération des polices en Europe est entrée dans une nouvelle dimension. Cette institution se situe dans le cadre de la coopératon intergourvernementale, prévue par l’article K des accords de Maastricht. Pendant que la création d’un Etat européen reste une perspective plutôt lointaine, les structures de ce futur Etat dans le domaine de la police sont en train d’être mises en place avec des missions qui sont aussi douteuses que la légitimation démocratique.
Coopération internationale, changements au niveau national et crises du travail policier
Les policiers et les politiciens protagonistes de la coopération policière en Europe donnent souvent l’impression que cette coopération n’est qu’une réponse naturelle des Etats nationaux et d’un futur Etat européen à la suppression des contrôles aux frontières intérieures. Cela semble avoir une certaine logique : dans une Europe sans frontières, tous les criminels auraient la possibilité de se déplacer sans être contrôlés et de poursuivre leurs activités dans les pays voisins.
Regardé de plus près, cela n’est qu’une partie de la réalité. La fonction des frontières comme “ filtre ” pour arrêter des criminels a toujours été relative : seuls pour les moins doués qui passent les frontières avec des matières illégales ou avec des papiers qui provoquent leur arrestation, les contrôles aux frontières sont un vrai obstacle. Le trafic de petites quantités de stupéfiants (“ trafic de fourmis ”) constitue le plus grand facteur dans les bilans d’arrestations aux frontières. Cela veut dire que les frontières n’ont jamais été un “ filtre ” efficace contre la criminalité. Pourtant, les contrôles aux frontières sont devenus un instrument efficace contre l’immigration. Basés sur des critères extérieurs (la couleur de la peau etc.), ces contrôles mènent au renvoi d’un grand nombre d’étrangers du tiers monde désirant se rendre dans les pays de l’Europe occidentale. Cela explique qu’en France, les gouvernements de droite ont soutenu les “ mesures compensatoires ” malgré leur réticences à l’encontre de l’abandon d’une partie de la souveraineté nationale dans le domaine de la police.
Au niveau de la police judiciaire, la coopération au sein d’institutions comme Schengen et Europol ne peut pas être analysée d’une façon isolée. Elle est directement liée à l’évolution de la politique de “ sécurité intérieure ” au niveau national depuis les années 1970. Les polices au niveau national, étaient jusqu’aux années 1960 des instruments du pouvoir contre des menaces intérieures. Depuis les années 1970, cela a changé profondément. Les polices sont devenues l’expression institutionnelle d’une politique basée sur la promesse de sécurité individuelle au sens large : dans des systèmes politiques comme ceux de la France ou de la RFA, la promesse de protection contre toutes sortes de risques et d’insécurité a gagné une place importante ce que montre la présence du thème de la “ sécurité intérieure ” dans toutes les campagnes électorale. Le rôle des polices a été considérablement revalorisé par cette politique. En même temps, cette politique a contribué à une crise d’efficacité du travail policier. La sécurité dans le sens de l’absence de criminalité se révèle d’autant plus d’être une illusion que la politique se limite à “ lutter ” contre les effets et néglige les causes sociétales de la délinquance.
Les promesses de sécurité faites pendant les campagnes électorales ont pourtant considérablement renforcé la position des polices judiciaires. Pour ne pas perdre leur crédibilité, les promesses de sécurité doivent mener à des effets visibles, par exemple sous la forme d’activités policières renforcées. Ainsi, la police judiciaire a été modernisée et renforcée considérablement dans tous les pays de l’Europe occidentale depuis les années 1970. Elles ont dépassé leur rôle traditionnel d’élucider les crimes déjà commis sur la base de procédures bureaucratiques et sous le contrôle de la justice. Aujourd’hui, les stratégies proactives dans une phase où le crime n’a même pas encore été commencé ont gagné une grande importance pour le travail policier. Cette nouvelle forme de prévention dépasse largement la petite délinquance pour laquelle la prévention est une stratégie de politique d’intégration sociale, pratiquée surtout par des gouvernements sociaux-démocrates. Le “ crime organisé ”, construction plutôt artificielle qui résume des formes de criminalité très diverses sous un seul titre, a surtout la fonction de convaincre le grand public, mais aussi les milieux politiques de la nécessité de nouvelles compétences et moyens techniques pour le travail policier.
La coopération internationale des polices dans le cadre d’Interpol, de Schengen, d’Europol et d’autres structures se situe directement dans ce contexte : dans une période d’internationalisation de tous les domaines politiques, la promesse de sécurité perdrait de crédibilité si elle ignorait cette nouvelle dimension. La stratégie de créer de nouvelles structures policières élargit au niveau international la politique qui prétend pouvoir garantir la sécurité en multipliant les structures répressives. En même temps, cela facilite le travail des responsables de la politique intérieure : à chaque fois qu’un nouveau problème surgit, on confie la réaction aux institutions de coopération. Dans cette logique, la convention sur Europol contient une “ liste de réserve ” avec des types de criminalité pour lesquels Europol pourrait devenir compétent au futur sur simple décision du Conseil européen. Comme au niveau national, la politique répressive est poursuivie au lieu d’une politique qui vise les causes de la criminalité pour laquelle un consensus serait souvent difficile à trouver.
Par cette voie, la “ sécurité intérieure ” est également devenu un sujet de la politique mondiale par lequel les pays européens et les Etats-Unis essaient de se profiler et de créer un contexte stable pour leur politique économique au niveau mondial.
La “ lutte contre l’immigration ” comme objectif central de la coopération
Un caractéristique important de l’évolution de la coopération policière en Europe est le rôle accru que joue la “ lutte contre l’immigration ”.
Depuis le 19ème siècle, l’immigration et l’arrivée de réfugiés ont toujours été définies comme des problèmes de sécurité dès que l’intégration des nouveaux arrivés faisait des difficultés. Depuis les années 1980, cette logique a été transférée au niveau européen.
La “ lutte contre le crime organisé ” sert comme légitimation des ambitions européennes de la part des polices judiciaires. L’importance que les “ mesures compensatoires ” pour la suppression des contrôles aux frontières ont gagné depuis les années 1980 ne s’explique qu’en partie par cette stratégie de légitimation. En même temps, l’immigration et l’arrivée de refugiés étaient devenues des thèmes de la politique intérieure, et cela pour deux raisons : la mobilité croissante due aux moyens de transport modernes et à la communication mondiale ont pour conséquence que la migration causée par des conflits politiques, la faim, etc, ne se limite plus à une seule région du monde. Les pays riches voient donc arriver un grand nombre de réfugiés de toutes les régions du monde. Dans la perspective de la politique intérieure, cela constitue un problème déjà parce que le niveau de vie des pays industrialisés pourrait être mis en cause par l’arrivée massive de réfugiés du tiers monde. Le profit que l’extrême droite xénophobe tirait de l’angoisse d’une partie de la population face à l’arrivée d’un nombre croissant de réfugiés constituait une raison supplémentaire pour les acteurs de la politique intérieure en Europe, de faire de la “ lutte contre l’immigration ” un sujet de la politique commune. Cette coopération est donc directement liée a la stratégie des grands partis politiques de regagner leurs électeurs sensibles pour des idéologies xénophobes.
La coopération dans le cadre de Schengen et de TREVI – aujourd’hui du “ troisième pilier ” de l’Union européenne – sert donc en grande partie à réaliser la “ lutte contre l’immigration ”. Le Système Informatique Schengen (SIS), par exemple, contient surtout les données des demandeurs d’asile rejetés. Le nombre des criminels recherchés par la voie du SIS est presque une quantité négligeable comparé au nombre d’étrangers indésirables fichés dans cette banque de données.
De la coopération informelle au “ troisième pilier ”
des accords de Maastricht
La coopération des polices en Europe n’a pas seulement gagné en importance au cours de la décennie passée. Parallèlement, les stratégies d’institutionnalisation et de légitimation de la coopération ont évolué d’une façon importante.
Au début, la coopération “ informelle ” avait des avantages incontestables dans la perspective des acteurs de la “ sécurité intérieure ”. Dans une structure “ informelle ” loin du regard critique de la presse, de l’opposition parlementaire et du grand public, des mesures de coopération étaient possibles qui autrement auraient été difficiles à imposer, notamment dans le domaine du terrorisme où la politique des pays européens face au formes diverses de terrorisme dans les pays voisins était plutôt inhomogène. En plus, la coopération “ informelle ” était bien acceptée par les policiers habitués à traiter les grandes affaires criminelles sous le régime d’un secret total.
Avec l’ampleur que la coopération a pris pour la “ lutte ” contre le trafic de drogues illégales, les formes diverses du terrorisme, les autres formes de criminalité et notamment contre l’immigration, une coopération discrète dans un cadre informel devenait de moins en moins possible. Trop grand était devenu le nombre des fonctionnaires impliqués dans les groupes de négociation et dans les ateliers destinés à la coopération “ opérationnelle ”, pour garder le secret face au grand public et face au regard critique de la presse. Par conséquent, la stratégie a changé au début des années 1990 : les accords de Schengen ont déclenché un grand débat publique lors de la ratification dans les pays-membres et lors de la mise en place du Système Informatique Schengen. L’ancien groupe TREVI a été intégré dans la structure de coopération intergouvernementale au sein du “ troisième pilier ” de l’Union européenne avec l’entrée en vigueur des accords de Maastricht en novembre 1993. La création d’Europol fut même accompagnée par une vaste campagne publicitaire. Cette officialisation est une stratégie de légitimation de la coopération policière: On tente de donner l’impression que cette coopération est bien intégrée dans une structure démocratique. Cette légitimation accrue a rendu possible un nouvel élargissement de la coopération au niveau “ opérationnel ” – activités bien évidemment loin du contrôle par le grand public et les parlements.
Logique de centralisation et multitude coordonnée des structures
L’évolution de la coopération policière depuis les années 1980 fait partie d’un processus de centralisation des activités policières et renforce la centralisation des structures policières en cours au niveau national.
Pendant longtemps, le monde de la coopération policière était structurée d’une façon plutôt simple : depuis les années 1920, Interpol, l’Organisaton internationale de Police judicaire, était l’axe principal de la coopération internationale des polices. Comme il s’agissait déjà d’une institution qui centralise les informations, Interpol a très tôt déjà contribué à la centralisation des informations pour le travail policier.
Également au début du 20ème siècle s’est développée une coopération internationale au niveau de la politique criminelle. C’est par exemple l’interdiction de certaines drogues qui résulte de cette coopération au niveau des Nations Unies dans laquelle les Etats-Unis se sont imposés avec leur politique prohibitionniste.
Depuis les années 1970, les structures de la coopération policière se sont multipliées. Comme déjà évoqué plus haut, cette coopération intensifiée se base aujourd’hui sur quatre types de légitimation : la prohibition de certaines drogues, les différents formes de terrorisme et, depuis la fin des années 1980, l’immigration et le “ crime organisé ”. Dans ce cadre ont été créées des structures de consultation (par exemple le Groupe Pompidou et le United Nations Drug Control Program pour la lutte contre les drogues illégales), des structures de coopération “ opérationnelle ” (par exemple le Police Working Group on Terrorism, l’échange d’agents de liaison, entre autres dans le cadre du “ troisième pilier ” de l’Union européenne et la coopération dans les régions frontalières), une institution avec une structure technique comme Schengen (Système Informatique Schengen) et finalement Europol, institution internationale disposant d’une grande autonomie. Ceci ne constitue pas seulement une certaine centralisation des activités policières au niveau international. La coopération renforce aussi le poids des structures centrales des polices au niveau national. Tous les Etas-membres sont obligés de créer des structures de coordination au sein de leurs ministères et de leur polices pour faire valoir les intérêts nationaux au sein des structures de coopération, pour décider quels fonctionnaires sont envoyés aux réunions internationales, etc. Schengen et Europol ne fonctionnent qu’avec des structures centralisées au niveau national qui assurent l’échange des informations. De cette manière, les gouvernements des pays-membres créent au niveau international des contraintes qui renforcent ensuite la centralisation des structures policières au niveau national et à la modernisation de l’équipement, surtout dans le domaine de l’informatique.
La multitude des structures peut donner une impression chaotique de la coopération dans le domaine de la “ sécurité intérieure ”. En fait, la multiplication des structures a plusieurs fonctions : elle crée une certaine concurrence entre les différentes structures de coopération, ce qui peut contribuer à un gain d’effets au total. La modernisation d’Interpol depuis la fin des années 1980, qui a accompagné le déménagement de cette institution de Paris à Lyon, montre que la multiplication des structures peut mener à une sorte de “ concurrence productive ”. Pendant les années 1990 une autre fonction s’est ajoutée à cette multitude des structures : la politique commune de “ sécurité intérieure ” permet aux pays européens de se profiler comme compétent dans ce domaine politique dans la perspective de créer des conditions stables pour le commerce mondial. Cela explique pourquoi l’Union européenne met la “ sécurité intérieure ” à l’ordre du jour de toutes les structures internationales depuis quelques années.
Si le spectateur extérieur et même le fonctionnaire de police envoyé à une multitude de conférences internationales qui traitent du même sujet peuvent avoir l’impression d’un chaos de structures, cela est trompeur. Depuis la fin des années 1980, la CEE, voire l’Union européenne, a pris le rôle du coordinateur, d’abord dans un groupe de travail (“ groupe de Palma ”) chargé de coordonner les différentes structures et de veiller sur leur efficacité. Depuis l’entrée en vigueur des accords de Maastricht, c’est la structure de groupes de travail et des coordinateurs du “ troisième pilier ” qui a pris ce rôle.
Conclusion
La coopération des polices en Europe a évolué d’une facon importante pendant la période de 1986 à 1996. Les acteurs de la “ sécurité intérieure ” ont réussi d’imposer des structures quasi-étatiques pour la “ lutte contre l’immigration, le terrorisme, et le crime organisé ”.
Il reste pourtant plus que douteux que ces structures soient capables de résoudre les problèmes politiques qui se cachent derrière le discours de menace des acteurs de la “ sécurité ”. Comme au niveau national, ces structures bureaucratiques renforcent le poids de l’Etat. Elles ne seront par exemple pas capables d’imposer aux gens de ne plus utiliser des drogues plus ou moins nuisives ou de mettre fin à la distribution inégale de la richesse dans le monde et aux crises politiques dans les pays du tiers monde qui sont à l’origine de la migration dans une perspective globale.
L’officialisation de la coopération policière en Europe dans le cadre de Schengen et du “ troisième pilier ” des accords de Maastricht est en première ligne une stratégie de légitimation pour les activités de coopération qui ont considérablement gagné en ampleur pendant la décennie passée. Cette légitimation accrue a affaibli la critique d’un public largement fixé sur la légitimation politique et juridique des activités internationales. La définition de l’efficacité de la coopération et de sa nécessité est restée l’affaire des acteurs policiers eux-mêmes. Ce qui mériterait pourtant d’être critiqué d’avantage, c’est le fait qu’une politique qui se limite à “ lutter ” contre les effets des problèmes et ne prend pas en compte leurs causes contribue à long terme à aggraver les problèmes et à ne pas les résoudre.
Hartmut ADEN
Sur ce sujet: Hartmut Aden, Polizeipolitik und rechtliche Steuerung der Polizeiarbeit in Europa im Kontext von Veränderungsprozessen in den Nationalstaaten, dargestellt am Beispiel Frankreichs, Deutschlands und der Niederlande, thèse de doctorat, université de Hanovre 1996-1997.
Sur les controverses concernant le rôle des frontières comme « filtres » contre la criminalité: Heiner Busch, Grenzenlose Polizei?, Münster (Westfälisches Dampfboot) 1995, pp. 37 et passim; en langue francaise: Coordinaton Asile Suisse et al., Europe! Montrez Patte blanche, Genève (CETIM) 1993..
Voir sur cette continuité historique: Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe 1793-1993, Paris (Calmann-Lévy) 1991
D’après la statistique du Ministère allemand de l’intérieur, le SIS contenait 4.069.010 notices (personnes, voitures, armes) le 10 juin 1996 dont 2.507.162 d’origine allemande (424.382 étrangers indésirés contre 1.151 criminels recherchés seulement) et 1.361.005 d’origine francaise (179.227 personnes; 447.675 voitures; 2.498 armes).
Sur les fonctions légitimatrices du discours sur la menace de la « sécurité intérieur » voir l’analyse par Didier Bigo, Du discours sur la menace et de ses ambiguités, in: Les Cahiers de la Sécurité intérieure Nr. 14 (1993), pp. 179-196.
Plus d’informations sur ces formes de coopération en langue francaise: Jean-Claude Monet, Polices et sociétés en Europe, Paris (La Documentation Francaise) 1993; Didier Bigo, L’Europe des polices et de la sécurité intérieure, Bruxelles (Ed. Complexe) 1992; par le même auteur: Polices en Réseaux, Paris (Presses de la FNSP) 1996.
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