REFLEXes

J : rappeur et militant antifasciste

(Article publié en octobre1993 dans le n° 40 de la revue REFLEXes)

J-interview

J est allemand, rappeur et militant antifasciste. Il y a trois ans, il a quitté son pays pour vivre ailleurs en Europe, horrifié qu’il était par la montée du néo-nazisme en Allemagne. Après avoir signé chez une major, il investit l’ensemble de son cachet dans Germany Alert, une newsletter hebdomadaire sur les événements en Allemagne et sur l’extrême droite.
REFLEXes a eu récemment la possibilité de l’interroger sur son travail et sur ses convictions.

REFLEXes : Peux-tu nous en dire plus sur toi ?

J : Je suis musicien, je joue de plusieurs instruments depuis l’âge de 12 ans. Je vivais à Berlin-Est où j’ai grandi. Au moment de l’unification, quand les nazis, le fascisme, la Grande Allemagne, quand toutes ces conséquences de l’unification ont commencé à prendre de l’importance, j’ai quitté Berlin et décidé de vivre à l’étranger. J’ai commencé à enregistrer un album, et bien sûr, dans cet album j’ai commencé à parler de ce qui se passait en Allemagne. Mais la situation empirait et avant que l’album soit fini nous avons commencé à faire Germany Alert parce qu’il n’y avait rien : tout ce que nous entendions raconter sur l’Allemagne par des amis, par des connaissances, nous ne pouvions pas le lire dans les journaux ni le voir à la télévision ; je voulais donc le mettre dans mes chansons. Mais ce n’était pas assez, alors nous avons démarré Germany Alert qui est devenu très important.

R : Qu’ont pensé tes amis, ta famille de ta décision de quitter l’Allemagne ?

J : Ils ont pensé que c’était une bonne idée. Pour ce que je faisais, pour la musique que je voulais faire, pour ce que je voulais dire. Ils pensaient que c’était bon que j’apprenne de nouvelles choses. C’est ce que je voulais mais avec ce qui se passait en Allemagne cela devenait impossible. Au lieu de s’ouvrir au monde, d’apprendre à connaître des cultures et des gens différents, tout devait soudainement être allemand. Allemand, allemand, allemand. C’est ce qui s’est passé, j’étais donc assez content de quitter cette atmosphère.

R : Qu’est-ce qui t’a décidé à t’engager dans le combat antifasciste ?

J : Tout simplement parce que j’étais personnellement concerné par ce que je voyais et j’étais choqué par le fait que personne n’en parle. Je suis sûr que certains en parlaient entre eux, mais la population en général n’en savait rien car elle ne voyait rien dans les médias, presse ou télévision. À partir de là, j’ai pensé que les journalistes ne savaient pas ce qu’il se passait ou qu’ils ne voulaient pas en parler. Nous avons donc démarré Germany Alert pour les journalistes, les associations humanitaires. Nous avons formé un groupe de journalistes, de reporters, d’enquêteurs qui fournissent Germany Alert en informations. Notre lettre d’information est envoyée à des journalistes et des militants d’organisations humanitaires à travers le monde, et ainsi ces personnes peuvent écrire sur ce qui se passe en Allemagne.

R : Quel est l’impact de Germany Alert ?

J : Je pense que c’est un succès. Le début a été un peu étrange car nous n’envoyions notre lettre d’informations qu’à très peu de personnes, cinq en fait, comme le Congrès juif mondial ou la Fondation Anne Frank à Amsterdam, pour voir comment les gens réagissaient. Le style de nos articles était alarmant, du genre «Ils sont nazis !». L’accueil a été mitigé dans un premier temps : par exemple, le président de la Fondation Anne Frank nous appela pour nous dire «Qu’est-ce que c’est ? À la Fondation nous avons le plus gros centre d’informations sur l’Allemagne. Qu’est-ce qui se passe ? Nous ne savons rien des informations que vous publiez, donc cela ne peut pas être vrai.» Nous avons quand même continué à lui envoyer notre lettre et trois ou quatre semaines plus tard, il nous envoya un fax nous disant «S’il vous plaît, continuez à nous envoyer la newsletter, c’est maintenant la chose la plus importante que nous ayons sur l’Allemagne. Nous avons vérifié et tout est vrai». Il s’excusa et nous nous sommes dit, OK c’est bon, nous pouvons maintenant vraiment la lancer.

R : Combien de temps a-t-il fallu pour que vos lecteurs commencent à dire que Germany Alert était une bonne source d’informations ?

J : Cela a été très long. Pour les premiers destinataires de notre lettre, cela a pris quelques semaines après qu’ils eurent vérifié les informations, puis plus de personnes la recevaient, meilleures étaient les réactions. Par ailleurs, des stations de télévision, la BBC, nous téléphonaient pour obtenir le contact avec des personnes dont nous parlions. Ils voulaient faire des reportages sur les attaques, sur les nouvelles lois sur l’asile… et la même chose se reproduisait aux États-Unis avec ABC (un des trois principaux réseaux de télévision). Il y avait de nombreux encouragements, les gens voulaient ces informations.

R : Avez-vous eu de mauvaises réactions ?

J : Nous avons reçu des menaces de mort par téléphone et un de nos bureaux a été attaqué l’année dernière. Mais il était évident que dès le début qu’il y aurait des réactions venant des nazis, des organisations fascistes.

R : Quels scoops Germany Alert a-t-il publiés ?

J : Plusieurs informations que nous avons sorties ont été ensuite publiées dans les journaux, et nous avons publié des informations que les grands journaux ne publiaient pas, comme l’expulsion des Tziganes d’Allemagne. Cela commença l’année dernière en novembre. L’Allemagne a payé à la Roumanie une grande somme d’argent pour que celle-ci devienne en fait «un vaste camp de concentration» de l’Allemagne. Ils y déportent toujours des Tziganes ; ces expulsions avaient en effet déjà commencé dans la période précédant la modification de la loi sur l’asile. Ils viennent chercher les Tziganes dans leurs foyers, les enfants dans leurs écoles avant de les mettre dans des trains ou des avions en direction de la Roumanie, de la Serbie, des pays en tout cas où ils ne sont pas en totale sécurité. Nous avons recueilli récemment un témoignage sur les conditions de ces expulsions. Ils prennent la famille entière, ils leur enlèvent leurs vêtements, toutes leurs affaires, leur argent est confisqué par les Allemands et on les renvoie sans rien. Bien sûr, quand ils arrivent à destination, nous avons beaucoup moins d’informations, mais nous savons plusieurs choses : ils sont mis dans des camps, les familles sont divisées… Ils ne sont pas envoyés dans un pays où rien ne peut leur arriver. Il est très clair, et les Allemands le savent bien sûr, qu’ils sont envoyés en enfer.

R : On peut faire un parallèle avec ce qui est arrivé aux Juifs il y a cinquante ans.

J : Bien sûr, c’est l’équivalent actuel de ce qu’il s’est passé dans les années 1930 et 1940, le massacre d’un peuple entier et de sa culture. Et ils le savent. Et c’était une des choses dont on a parlé au début, mais les gens ne veulent toujours pas l’écrire même si c’est quelque chose de prouvé. Nous avons aussi publié d’autres informations exclusives comme le montant des sommes dépensées par le gouvernement allemand pour déstabiliser la Pologne, la République tchèque et la Russie : ils créent des centres culturels et versent des millions de mark aux organisations qui réclament des territoires de la Pologne, de la Russie et de la République tchèque. Ils le font de manière intelligente, ils mettent en place de soi-disant centres culturels et obtiennent que les gens les acceptent. Ils achètent des terres dans ces territoires mais en utilisant des intermédiaires ; mais comme il existe encore dans ces pays-là des lois qui interdisent aux Allemands d’y acheter de la terre, ils passent par des citoyens polonais par exemple. Tout cela est financé par le gouvernement allemand. Nous l’avons trouvé dans le budget du gouvernement et nous avons publié le plus que nous pouvions. Ce phénomène n’appartient pas au passé, il s’accroît de plus en plus chaque année, et son but devient de plus en plus clair : ils agrandissent l’Allemagne.

R : Que penses-tu de l’attitude du gouvernement vis-à-vis de l’extrême droite en Allemagne ?

J : Je pense que par certains côtés, ils sont une partie de l’extrême droite. À cause de tous les liens financiers et personnels existant entre des membres du gouvernement et toutes ces organisations, partis d’extrême droite, eux-mêmes liés aux groupes skinheads. Les skinheads nazis n’ont peut-être rien dans la tête, mais ils sont néanmoins liés à des organisations qui en fait sont liées, voire financées par le gouvernement. Je pense que cet ensemble est très très bien organisé. Contrairement à ce que raconte le gouvernement allemand, ce ne sont pas des groupuscules. Ce sont des groupes nombreux et très bien organisés. Tout est fait pour tromper le reste du monde, le gouvernement dit qu’ils sont peu nombreux, qu’il les combat, qu’il fait quelque chose contre la violence, etc. mais en fait, il fait tout le contraire. Le gouvernement ne fait rien, ou quand il fait quelque chose, comme une arrestation par exemple, ce n’est que pour les médias…

R : C’est vrai. Quand on voit par exemple les attaques de Rostock ou de Mölln, comme c’était une affaire énorme, ils ont été obligés de faire quelque chose comme manifester avec une chandelle, ou prendre une petite décision mais c’est tout. Comment vois-tu le futur de l’Allemagne ?

J : Tout dépend de la réaction du reste du monde. Je pense que tout dépend de la situation économique actuelle, parce que c’est à mon avis à cause de cela que les Allemands réagiront enfin, si on s’attaque à leur argent, à leur économie, mais si rien ne se passe de ce côté-là, je ne pense pas que cela va s’améliorer, la situation ne va faire qu’empirer…
Je pense que le facteur économique a déjà une influence importante à l’heure actuelle ; de nombreuses entreprises étrangères arrêtent d’investir en Allemagne. Mais cela n’a pas d’effet immédiat, le nombre des attaques continue à croître. Et peut-être arriverons-nous au stade où les Allemands diront «On s’en fout, on n’a pas besoin de votre argent, on dirige notre pays comme on veut.»
Je ne sais pas s’ils le peuvent. Ils vendent leurs marchandises dans le monde entier et ils redoutent qu’il y ait un boycott contre les voitures allemandes par exemple… Quant aux skinheads dans les rues, ils attaqueraient peut-être encore mais au moins il y aurait quelque chose de fait contre eux.

R : Donc tu penses que les gens devraient organiser un boycott de l’économie de l’Allemagne.

J : Exactement. C’est ce qui devrait être fait, car c’est une des rares choses que les gens comprennent, car cela s’attaque à leur argent. C’est triste, mais ce genre de choses peut aider.

R : D’une manière générale, comment vois-tu ce qui se passe dans le reste de l’Europe ? Particulièrement dans les pays où l’extrême droite grandit de plus en plus ?

J : Eh bien, je pense que l’Allemagne est la clef de tout : si les choses se calment en Allemagne, cela leur rendra la vie plus dure dans le reste de l’Europe. Je pense que l’Allemagne sert d’exemple, montre aux autres néo-nazis d’Europe que c’est possible, qu’ils peuvent avoir une place, être acceptés… Tout est lié à l’Allemagne qui est le centre de l’ensemble de ce qui se passe en Europe. Et bien sûr, dans un contexte de crise économique, c’est plus facile pour les fascistes et les nazis de convaincre des gens qui ne les auraient pas même écoutés auparavant, avec des raisonnements stupides du genre : s’ils n’ont pas de travail c’est à cause des étrangers qui leur piquent leurs boulots.

R : Penses- tu rentrer un jour vivre en Allemagne ? Que penses-tu faire plus tard ?

J : Eh bien, je ne pense pas que je retournerai vivre là-bas, en tout cas pas dans un futur proche et pas dans la situation actuelle. Comme je le disais, je fais de la musique et je veux faire une tournée et de nombreuses choses comme voyager et en profiter pour parler aux gens de la situation actuelle. Car je peux aller à l’émission «Good Morning America» (une des émissions d’information et de variétés les plus suivies le matin aux États-Unis) et y dire ce qui se passe ici. Je pense que c’est très important d’utiliser ce genre de show pour parler aux jeunes. Je ne pourrais pas faire cela si je ne faisais pas de la musique. Je ne pourrais pas le faire même si je le voulais. Mais ce que je veux vraiment faire, c’est de la musique, faire ce que je fais, des disques et des tournées, et utiliser cela pour parler de ce qui se passe en Allemagne, en Europe et dans le monde. Je pense que ce travail est aussi efficace, car si tu es un militant antifasciste, tu fais ton travail, mais tu n’as pas le même écho que si par exemple Michael Jackson déclare… (rires)

R : Le mot de la fin ?

J : Hier nous avons discuté avec le président du Conseil national des Tziganes en Allemagne, qui nous en a appris beaucoup sur la déportation des Gitans, c’est horrible. Ils prennent des familles entières, on leur enlève leurs vêtements, on leur prend tout ce qu’ils ont. Ils prennent tout afin que les Tziganes ne puissent plus revenir et c’est incroyable pour moi que cela se passe au coeur de l’Europe et que personne n’en sache rien ou n’en veuille rien savoir. Cela me tue.

Le premier album de J We are The Majority est disponible chez Polydor

Mis en ligne le 3 janvier 2007

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