REFLEXes

Le Front National sarkophage

26 septembre 2005 Les institutionnels

Depuis que Sarkozy est arrivé place Beauvau, le Front national semble sans voix : aussitôt, le personnel politique et les médias se sont empressés de parler d’un « effet Sarkozy ». Quelle est la réalité et quelle est la nouveauté de ce phénomène si on le compare à l’époque où Pasqua était ministre de l’Intérieur, et comment le FN y fait-il face ?

La droite au pouvoir ne fait que rarement l’affaire du Front national. Si ses pratiques et ses discours apportent de l’eau au moulin des idées de l’extrême droite, sa position à la tête de l’État gêne le parti de Jean-Marie Le Pen, qui voit appliquer avec conviction, à sa place, des pans entiers de son programme. Pourtant, à l’aise dans l’opposition, le FN trouve en général le moyen de se faire remarquer et de pousser ses camarades de la droite libérale dans leurs retranchements. Or, depuis que Nicolas Sarkozy est au ministère de l’Intérieur, il semble que l’extrême droite patine et peine à réagir : il y aurait désormais un « effet Sarkozy », qui déstabiliserait le Front national en général, et son leader en particulier en s’assumant « de droite et sans complexe », mais « dans le respect des valeurs républicaines ».
Il convient tout d’abord de noter que cette situation n’est peut-être pas si nouvelle qu’il y paraît. En effet, l’arrivée d’une droite décomplexée au pouvoir et celle d’un ministre de l’Intérieur tonitruant et gesticulant fait immanquablement penser à celle de Charles Pasqua place Beauvau en 1986 ou en 1993. À l’époque, Pasqua annonçait que « la peur allait changer de camp » et qu’il allait « terroriser les terroristes ». Et pourtant, dans les deux cas, ces déclarations fracassantes se sont accompagnées des percées électorales les plus spectaculaires du Front National, au grand désespoir de la droite. Et, de fait, la corrélation entre les deux phénomènes semblait simple à expliquer : les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie. Il semble donc judicieux, pour mettre en perspective l’attitude de Sarkozy face au FN, de la comparer à celle de son homologue de droite dans les années 1980 et 1990.

Sarko n’est pas Pasqua

Notons que la personnalité du sinistre de l’Intérieur joue ici un rôle non négligeable : il suffit de comparer le parcours de Pasqua et celui de Sarkozy pour s’en convaincre.
Une génération les sépare : Charles Pasqua, issu d’un milieu plutôt modeste, est né en 1927[1] ; le père de Sarko, aristocrate hongrois réfugié à Paris, est né en 1928. Élevé dans un milieu bourgeois, Sarkozy fait son droit tandis qu’au même âge, Pasqua est représentant de commerce chez Ricard. C’est assez tardivement, à 34 ans, que Pasqua rejoint l’UNR, par l’intermédiaire du SAC, police parallèle et service d’ordre du parti gaulliste, connu pour sa violence et ses liens avec le milieu. Sarkozy, lui, rejoint la permanence de l’UDR de Neuilly-sur-Seine à 19 ans, avant de passer au RPR, le nouveau parti de Jacques Chirac, et de grimper rapidement dans l’appareil. En 1975, le « petit jeune » est d’ailleurs repéré par Charles Pasqua, l’un des fondateurs du RPR, alors secrétaire de la fédération des Hauts-de-Seine. Mais le petit Sarko va doubler le vieux briscard pour le poste de la mairie de Neuilly…
Au-delà des parcours individuels, c’est aussi l’entourage de l’un et de l’autre qui fait la différence. Dans la bande à Pasqua, outre ses anciens amis du SAC, on retrouve d’anciens militants d’extrême droite : le bien connu Alain Robert, ancien secrétaire général d’Ordre nouveau ; William Abitbol, conseiller technique de Charlie, militant d’Occident dans les années 1960 ; Jean-Jacques Guillet, député d’Ile-de-France et bras droit de Pasqua au RPF et lui aussi ancien d’Occident… Tandis que dans les dîners chez les Sarkozy, on côtoie des grands patrons (Martin Bouygues, François Pinault), des acteurs (Christian Clavier, Jean Reno), des sportifs (Fabrice Santoro, Daniel Bravo), des publicitaires… Ses seuls amis qui font un peu désordre sont ceux qui ont été condamnés pour corruption et abus de bien sociaux, comme Alain Carignon.
En conclusion, bien que loin d’être le seul élément de réponse, le fossé qui séparent les deux hommes dans leur parcours et dans leurs relations explique en partie ce qui les différencie dans leur relation au FN et dans la façon dont ce dernier les juge et se positionne par rapport à eux.

Pasqua et le FN

Plus précisément, l’attitude des deux hommes à l’égard de l’extrême droite ne leur accorde pas la même position dans leur opposition de façade au Front national.
Celle de Charles Pasqua est loin d’avoir été constante. En 1983, il défendait les mérites d’accords locaux avec le FN ; en 1984, il rencontre Le Pen à son domicile, affirmant à l’issue de l’entretien être « d’accord sur l’essentiel », déclaration qui précéda de peu celle, fameuse, sur ses « valeurs communes » avec le FN. Joël Gali-Papa[2], à l’époque un protégé de Pasqua, organisa cette première rencontre qui fut suivie de plusieurs autres : c’est lui aussi qui fut auprès de Marie-Caroline Le Pen pour la soutenir dans sa campagne électorale dans le canton de Neuilly-nord face à… Nicolas Sarkozy.
Lors des élections présidentielles de 1988, en comptabilisant les voix de la droite, Pasqua intègre celles du FN (14,4%) ; on parlait déjà à l’époque d’un « tremblement de terre », mais à cette différence près que le FN ne se retrouvait pas face à la droite, mais à ses côtés : le Front semblait alors beaucoup plus sympathique au RPR.
En 1993, changement de tactique : Pasqua est de retour à l’Intérieur, et déclare être là pour « bouffer les voix du FN » en faisant dans le spectaculaire (cf. charter des 101 Maliens). Assisté de Patrick Gaubert, il promit également une offensive sans précédent contre la presse raciste et antisémite : Rivarol et National Hebdo attendent toujours… Il faut cependant reconnaître que Pasqua et Gaubert ont mené la vie dure à l’extrême droite radicale, lui donnant même son martyr[3]. Mais cela a presque arrangé le FN dans sa recherche de respectabilité, et pour l’essentiel, Pasqua est resté l’instrument de la droite dans la pêche aux voix du FN, et son opposition au Front national manquait singulièrement de crédibilité.

Sarko face aux fafs

L’affaire Brunerie a servi à Nicolas Sarkozy l’extrême droite radicale sur un plateau quelques mois à peine après sa prise de fonction. Nul besoin de prendre les devants, les fachos se sont chargés de donner eux-mêmes le prétexte pour que le ministre de l’Intérieur obtienne son certificat de « chasseur de néo-nazis ».
En ce qui concerne le Front national, Sarko a toujours été opposé aux alliances avec lui, avec une attitude parfois ambiguë : interrogé l’an dernier lors des élections législatives sur l’attitude des candidats de droite en cas de triangulaires, il répondit : « Nous analyserons les situations au cas par cas. » Quoiqu’il en soit, ce refus des alliances était avant tout motivé par des raisons tactiques. En effet, suite à l’échec des législatives de 1997, la question de « l’union de toutes les droites » est à nouveau posée : Alain Peyrefitte, sénateur RPR, demande ainsi à ce que son parti « n’insulte plus les électeurs de Front National », et affirme que « tant que M. Le Pen est à la tête du FN, aucune alliance parlementaire avec ce parti ne semble acceptable », laissant entendre que le départ du Menhir pourrait rendre des accords possibles. Cependant, en fin politique, Sarkozy, qui fut à l’époque envoyé par Philippe Seguin faire un tour des fédérations afin de prendre la température des militants RPR à l’encontre du FN pour déterminer l’attitude électorale à adopter, sait que toute alliance FN / RPR ne profiterait qu’au parti de Le Pen. Sarkozy estime que l’opinion est prête à accepter une droite « fière de ses valeurs », qui assume ses discours et ses pratiques ultralibérales et inégalitaires dans le domaine économique, répressives et réactionnaires dans le domaine social. Dans un entretien au Journal du Dimanche en décembre 1997, il déclara : « Dans une démocratie, quand la droite n’est pas clairement identifiable, l’extrême droite prospère ». Aussi choisit-il la ligne défendue, entre autres, par Alain Madelin ou encore Claude Goasguen qui déclara que l’opinion attendait de la droite qu’elle soit « ferme et sans ambiguïté sur la quotidienneté souvent mal vécue de l’immigration ou de la sécurité [...] Le moment est venu, enfin, de sortir de l’impasse de la diabolisation du Front National, au profit d’une réflexion sereine et constructive ».
Au bout du compte, la « dédiabolisation » du FN ne consiste pas pour Sarkozy à l’intégrer dans le paysage politique, mais simplement à montrer qu’on ne le craint pas sur son propre terrain : c’est l’explication principale de l’attitude courtoise du ministre de l’Intérieur face à un Le Pen mal à l’aise quand il n’est pas agressé dans l’émission « 100 minutes pour convaincre » le 9 décembre 2002. Pour la droite, l’objectif n’est pas tant que les idées du Front ne progressent pas, mais qu’elles apparaissent comme les siennes propres. Le 9 avril 1998, Sarkozy résume ainsi la nuance : « Dans le discours des dirigeants du FN, tout n’est pas inacceptable. Mais la partie inacceptable pollue tout le reste du programme. »

L’impact Malik Oussekine

Plus crédible que Pasqua face au Front national, Sarkozy l’est aussi dans ses relations avec la maison Poulaga. Les deux hommes ont pourtant en commun d’avoir atterri au ministère de l’Intérieur contre leur gré. Après ses déboires en 1986 (vrai-faux passeport, bavures en série…), Pasqua s’était promis de ne plus remettre les pieds place Beauvau et rêvait du ministère de la Défense : Chirac et Balladur le poussent à accepter l’Intérieur. L’ambitieux Sarkozy rêvait lui carrément d’être Premier Ministre : il a eu le choix entre l’Intérieur et l’Économie. Malgré les inquiétudes de Brice Hortefeux, son conseiller politique, qui craint des « bavures, aléas d’une politique sécuritaire »[4], c’est l’Intérieur qu’il choisit, car il y voit le moyen de se faire connaître du grand public.
Pasqua se devait de rompre avec l’image de Père Fouettard qu’il traînait après lui : il était donc essentiel pour lui que les flics n’interprètent pas son arrivée comme une « carte blanche » qui leur serait donnée. Quand Sarko arrive au ministère, tout le travail de sensibilisation aux thèses sécuritaires a déjà été fait par l’ensemble des partis lors des précédentes campagnes électorales. Inutile d’en rajouter par des déclarations belliqueuses à l’encontre des « délinquants » : il suffit d’inculquer aux policiers la « culture du résultat », sous forme de prime au mérite, par exemple… Il y a fort à parier que cette attitude sera plus dangereuse encore que celle de Pasqua.
Dans Le Figaro du 3 juin 2002, Eric Zemour signait un article intitulé « Seul comme Sarko » qui se terminait par ces mots : « Sarkozy prend tous les risques. [...] En 1986, la “bavure” avait eu pour nom Malik Oussékine. Elle avait transformé le gouvernement Chirac et la droite française en statue de sel. Pour quinze ans. » Sarkozy semble avoir pris la mesure de ce risque, suspendant pour l’exemple, le 17 janvier 2003, deux policiers soupçonnés d’avoir tabassé Omar Baha, un Français de 38 ans. Mais dans le même temps, il aménage la loi de façon à étendre le pouvoir donné à la police et à empêcher toute remise en cause de son travail, remise en cause aussitôt assimilée à un « outrage ». Enfin, les bavures ont eu lieu : citons pour mémoire les cas de Ricardo Barrientos et de Mariame Getu Hagos, deux étrangers tués par la police au cours de leur reconduite à la frontière en février dernier, sans que cela provoque un tollé de protestation… Il est vrai que l’impunité des flics ne date pas de l’arrivée de Sarkozy, et que l’Inspection Générale des Services (IGS) elle-même constate une augmentation de 100% (!) des plaintes pour violences policières depuis 1997.
Les responsables policiers, interrogés entre mai et novembre 2002, estimaient qu’il y avait un double « effet Sarkozy » : d’abord sur le moral des flics, qui se sentaient soutenus, et ensuite sur l’attitude de la population qui serait plus sensible au travail policier[5]. Pour y parvenir, Sarko a préféré concentrer son discours sur l’attention portée aux victimes plutôt qu’aux délinquants. Au lieu de « terroriser les terroristes », il fit ce genre de déclarations : « Je suis frappé de l’indifférence manifestée aux victimes », « Les Français les plus humbles ont été abandonnés »[6]. Une stratégie qui permet de faire passer une matraque pour la balance de la justice…
Notons également que, alors que Pasqua avait estimé un temps que mener une politique sécuritaire et autoritaire allait de pair avec une alliance de principe avec le Front, pour Sarkozy, c’est au contraire le refus de cette alliance qui doit s’accompagner d’une politique ultra-répressive.

Dans ce cadre, l’affirmation répétée de Jean-Pierre Raffarin d’être « pragmatique », sans idéologie, tout en mobilisant une année entière son gouvernement sur la question de l’insécurité, laissait entendre que la droite était « naturellement » le parti de l’ordre, sans avoir à le justifier. Un soutien précieux pour la politique de Sarko, qui a pu, en peu de temps, mettre en place un certain nombre de mesures que le FN n’aurait pas renié, lui qui affirme qu’une fois au pouvoir, il « considérera le rétablissement de la sécurité comme priorité absolue »[7].

« La terreur de Neuilly »

Alors que dans les années 1990, « l’effet Le Pen » poussait les représentants des partis de gouvernement à s’aligner ou du moins à se positionner sur les idées du FN (cf. « le bruit et l’odeur » de Chirac en 1991, « l’invasion » évoquée par Giscard la même année…), « l’effet Sarkozy » oblige cette fois le parti de Le Pen à se positionner de façon originale par rapport à l’action du gouvernement. La banalisation du discours du FN ne semble plus le servir autant qu’avant, et sa recherche effrénée de respectabilité, sa volonté affichée de s’institutionnaliser ne lui permettent plus d’apparaître véritablement en rupture avec « l’établissement ». Appliquer le programme du FN, mais avec « dignité », voilà le cœur de « l’effet Sarkozy », ainsi que l’a résumé le député de droite Yves Jego en déclarant au journal Le Monde : « [Sarkozy] lève les tabous et apporte des réponses aux questions que les Français se posent depuis quinze ans. [...] La droite est en train de vider des pans entiers du fonds de commerce de l’extrême droite. » Le FN n’a, semble-t-il, dans les premiers temps, pas pris la mesure de la menace qui planait sur lui.
En 1993, quand Pasqua fit son retour à l’Intérieur, la presse d’extrême droite ne l’épargna pas : « Pasqua-la-Trique-en-caramel-mou », « Pasqua-Licra » étaient les petits noms qu’elle lui donnait, raillant ainsi celui qui se targuait de fermeté. Face à un ministre moins caricatural, et de surcroît « populaire » y compris (surtout ?) dans les rangs frontistes[8], le FN et sa nébuleuse semblent avoir du mal à trouver les mots qui font mal.
Si devant les caméras, Le Pen considère Sarkozy comme « un homme sympathique, dynamique et actif », le ministre de l’Intérieur est surnommé « La Terreur de Neuilly » ou « Forrest Gump » (il court partout) par la droite nationaliste. En effet, c’est d’abord parce qu’il s’agite et cherche à faire ses preuves en matière de sécurité que Sarkozy est critiqué par la presse proche du FN, qui lui reproche aussi son goût des médias : « Il parle, il parle, il parle… Et il prend devant les caméras des poses avantageuses. Mais c’est à peu près tout ce qu’il sait faire. »[9].
Mais devant « l’efficacité » des mesures de Sarko en matière d’insécurité, qui créent un climat sécuritaire en France, on observe un changement de stratégie : Sarkozy deviendrait dangereux pour la démocratie. « Répression ! » peut-on lire le 18 décembre 2002 sur toute la largeur de la « une » de Présent, le quotidien catholique traditionnaliste proche de Bernard Antony… avec comme sous-titre : « Contre les zones de non-France ? Non, contre les automobilistes. » Quelques jours plus tard, le même quotidien évoque « un climat de lynchage » parce qu’un motard a pris deux ans de prison pour excès de vitesse. Plus étonnant encore, à l’occasion de la Saint-Sylvestre, Présent dénonce les mesures prises par Sarko (hélicoptères munis de caméra à infra-rouge) et déclare : « Face à ce régime policier, il n’y a donc pas de quoi pavoiser du résultat. » Mais la presse frontiste continue à traquer les manques en terme de sécurité publique, et lui reproche la pagaille sur les autoroutes au moment du gel : « Si les pouvoirs publics ne sont pas capables de faire face à la modeste offensive du Grand Hiver, que feront-ils demain face à des “ agents ” autrement redoutables, déclenchant des situations de guerre ou de panique ? »

Le FN le pense, Sarko le fait

Difficile d’être critique. C’est que dans le domaine sécuritaire, le FN aurait difficilement fait pire que Sarkozy : « tolérance zéro » à l’égard des exclus (fraudeurs ou mendiants), défense de l’ordre moral (criminalisation des prostituées), justice expéditive à deux vitesses, construction de nouvelles prisons… Autant de dispositions de la Loi sur la Sécurité Quotidienne que l’on trouvait dans le programme du Front National. Ce que confirment les déclarations de Marine Le Pen[10], qui estime que « l’action de Nicolas Sarkozy va dans le bon sens », que « Sarkozy confirme la justesse de nos analyses », qu’il « crédibilise nos positions » et « pousse les électeurs vers nous ».
Dans le même temps, pour faire bonne figure, les dirigeants du FN déclarent que son action est insuffisante. Pourtant, quand un journaliste interroge la même Marine Le Pen sur les solutions avancées par le FN pour lutter plus efficacement contre l’insécurité, cette dernière répond : « Il faut appliquer la loi »… Un peu court ! C’est que, mis à part le rétablissement de la peine de mort, le FN n’a plus rien d’original à proposer en matière de sécurité intérieure, comme si tout était déjà fait. Le Pen a beau essayer de montrer que Sarko non plus n’innove pas, rappelant que toutes les dispositions légales existaient déjà pour appliquer une politique ultra-sécuritaire, la critique tourne court.
Aussi convient-il, pour le FN, de prouver que Sarkozy prétend faire ce qu’il faut, mais pour de mauvaises raisons.

FN versus Medef ?

Si les mesures sécuritaires sont apparues « populaires » dans les sondages, l’action anti-sociale du gouvernement aurait pu donner l’occasion au FN de se refaire une virginité dans la défense de « la France d’en bas ». Or, pour stopper l’immigration, le FN propose de « couper les pompes aspirantes de l’immigration que sont la CMU et la Sécurité sociale »[11]. Le 2 octobre 2002, on pouvait lire dans la lettre de diffusion du FN sur internet : « Il faudrait que M. Sarkozy arrête de se faire le porte-parole du Medef ». Mais c’était pour dénoncer les déclarations du patronat sur les besoins en main d’œuvre étrangère… Même sur le dossier Corse, le Front, qui pourtant a vu ses résultats électoraux progresser dans l’île, n’a pas réussi à trouver une façon originale de critiquer l’initiative du gouvernement. Le 7 novembre 2002, sur France 2, Le Pen ironisait en déclarant : « Vous pouvez faire baisser le terrorisme si vous donnez aux terroristes tout ce qu’ils demandent » ; lors de la visite calamiteuse de Sarko et Raffarin en Corse, le 21 juin dernier, le FN n’y a vu qu’une « belle démonstration d’impuissance et de veulerie qui n’arrangera pas le discrédit qui frappe l’État dans l’île de Beauté ». Mais que propose le FN ? de boycotter le référendum…

Haro sur l’immigration

Aussi, puisque tout le monde reconnaît l’efficacité du travail de Sarko et que le FN, en matière économique et sociale, n’a rien de mieux à proposer que la droite, le parti de Jean-Marie Le Pen doit s’employer à prouver que cet homme est fourbe – c’est-à-dire de gauche. « Duplicité », « double langage », « vrai politicien de la droite courbe »[12] : voilà pour le vocabulaire.
Pour ce faire, le FN concentre son discours sur l’immigration. Contrairement à ce que l’on croit, c’est surtout le discours sécuritaire du FN qui a assuré son succès, les déclaration sur l’immigration étant surtout un bon moyen de faire parler de lui et de proposer une grille de lecture « originale » des problèmes socio-économiques. Le FN se voit pourtant aujourd’hui contraint de remettre son discours raciste anti-immigration en avant, afin de prouver que l’agitation de Sarkozy est vaine et trompeuse. Ce que Le Pen résume dans cette formule : « Sarkozy parle comme Le Pen, mais il agit comme Chirac »[13]. Le FN profita aussi souvent que possible de l’actualité pour en donner la preuve.
Ainsi, la fermeture du centre de Sangatte, en novembre dernier, a été qualifiée d’« aberration » par Carl Lang lors d’une conférence de presse, car, selon lui, seul le contrôle des frontières serait une solution face à l’immigration clandestine. Dans la foulée, le FN a qualifié de « farce » l’expulsion des réfugiés bulgares à Bordeaux, et de « comédie » celle des Roms du Val-de-Marne, avec pour commentaire : « Sarkozy multiplie les spectacles ». Car les déclarations de Sarko sur la double peine seraient les preuves qu’il est en réalité inféodé aux lobbies immigrationnistes et « droitsdelhommistes ». Le FN a rendu compte dans sa presse de toutes les réactions positives de la part des associations de défense des immigrés, pour prouver, comme le déclara sans rire Bruno Gollnisch, que le ministre de l’Intérieur « [ s'était] rangé aux positions de l’extrême gauche »[14].
Autre exemple exploité sans relâche par le FN : la volonté de Sarkozy de créer un organe représentatif pour les musulmans de France. Rappelant que Sarko ne faisait que reprendre une idée de Chevénement, le FN a ainsi commenté l’initiative : « En institutionnalisant l’Islam en France, ce que, soit dit en passant, la République n’avait jamais fait pour le christianisme, Sarkozy a fait bien pire que tous les gouvernements de gauche réunis. » Encore plus fort, en mettant en avant les bons résultats de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), qualifiés de « très grave échec personnel » pour le ministre de l’Intérieur, le FN a estimé que Sarkozy favorisait les intégristes… sur les conseils du grand maître du Grand Orient, Alain Bauer. N’étant pas à un lobby près, le FN a poussé le bouchon jusqu’à mettre en garde contre le regain d’antisémitisme que cela pourrait provoquer. Dans le même temps, lorsque Sarko a reçu le prix Simon Wiesenthal, « cet influent lobby juif », le Front a insinué que les déclarations de Sarko sur la tolérance zéro à l’égard de l’antisémitisme cherchait à « capter le vote juif »[15]

En définitive, après avoir reconnu que Sarkozy allait « dans le bon sens » et ainsi donner l’impression d’une attitude plutôt bienveillante à l’égard du gouvernement sur les sujets qui lui sont chers, le FN, qui pensait que l’état de grâce du ministre serait de plus courte durée, commence à s’inquiéter de ne pas s’être défini plus tôt comme force d’opposition, d’autant que les échéances électorales se rapprochent. Ayant volontairement abandonné d’une part les attaques personnelles en raison de la « popularité » de Sarko, et d’autre part les provocations pour accréditer l’idée qu’il est un parti de gouvernement, le FN, et avec lui son leader, ont bien du mal à exister dans le débat politique, tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas proposer d’alternatives à la politique de Nicolas Sarkozy : et pour cause, sur l’essentiel, c’est la leur.

  1. Informations tirées de “Tu parles, Charles !”, Les dossiers du Canard, 1994[]
  2. Ami de Pierre Pasqua qu’il côtoya au sein du GUD. Il a fondé le Centre d’études de la Société Française qui visait à radicaliser le discours des jeunes chiraquiens. Membre de l’association Solidarité et Défense des Libertés dont l’objectif était de « réveiller la droite », il a été jusqu’au milieu des années 1980 un des hommes de confiance de Pasqua.[]
  3. Le 7 mai 1994, une manifestation de divers groupuscules d’extrême droite est dispersée par la police et l’un des participants, Sébastien Deyzieu, trouve la mort accidentellement.[]
  4. Le Monde, 5 octobre 2002[]
  5. L’Express, 9 janvier 2003[]
  6. Libération, 28 janvier 2003[]
  7. Programme du FN aux élections présidentielles de 2002[]
  8. Selon un sondage de l’Institut Ipsos en décembre 2002, 75% des sympathisants FN jugent très favorablement l’action entreprise par Nicolas Sarkosy.[]
  9. Présent, 15 novembre 2002[]
  10. Entretien au Monde daté du 31 décembre 2002[]
  11. Français d’Abord Quotidien, 28 janvier 2003[]
  12. Ibid, 12 décembre 2003[]
  13. Le Pen sur i-télévision, le 3 novembre 2002[]
  14. Entretien au Figaro, 3 mars 2003[]
  15. Français d’Abord Quotidien, 20 mai 2003[]
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