Les Tupamaros en Uruguay
Pour la gauche radicale des années 1970, et la plupart des groupes armés en Occident, il n’existe sans doute pas de référence plus mythique que celle des Tupamaros uruguayens, premiers praticiens modernes de la guérilla urbaine. Mais il n’est pas certain que leurs admirateurs aient tous été dignes de leur prestigieux référent.
L’Uruguay a été pendant longtemps un havre de prospérité et de stabilité dans une Amérique latine par ailleurs très agitée… Deux partis, le Colorado (rouge) libéral et le Blanco (blanc) conservateur se partageaient le pouvoir selon une formule collégiale d’inspiration helvétique. Depuis le début du siècle, des réformes audacieuses avaient placé le pays à l’avant-garde du progrès : enseignement laïc et gratuit, protection sociale, aide à la famille, retraites généreuses, emploi pour tous…
Mais à la fin des années 1950, l’Uruguay s’enfonce rapidement dans la crise économique avec l’effondrement des prix de la viande et des céréales, principaux produits d’exportation : l’inflation galopante, la dégradation des conditions de vie, la perte de confiance dans les institutions provoquent la fin du consensus politique et la montée des tensions sociales. Les possédants répondent par l’égoïsme (fin de l’État providence) et les gouvernants par la rigidité. En 1968, le président Jorge Pacheco Areco a recours à l’état de siège, face aux étudiants et aux syndicats. Les groupes fascistes sont actifs et impunis.
Le Mouvement de Libération National (MLN) » Tupamaros » (de Tupac Amaru, dernier membre résistant de la famille royale inca, tué par les Espagnols en 1571) est né cinq ans plus tôt, en 1963, sous la direction de l’universitaire et ex-dirigeant socialiste Raul Sendic. Celui-ci avait décidé quelques temps plus tôt avec des camarades de monter vers le Nord pour travailler avec les » caneros « , les coupeurs de canne, dont la situation sociale était particulièrement difficile. Les Tupas sont issus de leurs mobilisations et des marches nationales de 1962.
Les bases théoriques du MLN sont les suivantes : fonder un mouvement et non un parti ; privilégier les actions, qui unissent, aux discussions, qui divisent ; nécessité de la lutte armée du fait de l’impossibilité d’accéder au pouvoir par la voie pacifique ; indépendance économique du mouvement (auto-financement) et indépendance politique vis-à-vis de Cuba, de la Chine ou de l’URSS…
En Uruguay, on est sensible aux thèses d’Abraham Guillen, anarchiste vétéran de la révolution espagnole, vivant à Montevideo et auteur de Stratégie de la Guérilla urbaine. Dans cet intéressant ouvrage, Guillen estime que des groupes armés agissant dans les villes, » la jungle concrète « , peuvent être à l’origine une révolution dans un contexte où la dictature est fragilisée par l’hostilité de la population. Dans la dictature brésilienne, Carlos Marighella et son Acçao libertadora nacional ont fait de même. Le modèle est exporté dans nombre d’autres pays latino-américains.
La dictature ? On n’en est pas encore là en Uruguay, mais la démocratie a montré ses limites. Dans leurs actions, les Tupas arrivent à bénéficier d’une large sympathie dans la population, en dévoilant les turpitudes du système tout en évitant les confrontations sanglantes, avec des méthodes très Robin des bois : distribution de produits et d’argent expropriés dans les quartiers pauvres de Montevideo, radio-pirate ou intervention surprise dans les émissions ou les cinémas, kidnappings contre rançons… Les cibles de leurs attentats (sans victimes) sont prioritairement les intérêts politiques et économiques américains (ambassade, consulats, General Motors, All American Cable, Western Telegraph…), mais la solidarité internationale est de rigueur (ambassade du Brésil, la société allemande Bayer qui participe à la guerre chimique au Viet-Nam…), sans oublier les hold-ups nécessaires à l’auto-financement. Les exécutions ont été exceptionnelles et très ciblées, généralement sur des membres des forces de répression.
À partir de 1970, les Tupas s’orientent vers la création d’un » double pouvoir » effectif, cherchant à équilibrer les forces révolutionnaires et les forces armées ; le MLN doit devenir l’embryon du futur État socialiste, avec son système d’enseignement, de soins, d’aide aux miséreux – » il doit apparaître comme un pouvoir à l’intérieur d’un autre pouvoir » – Il ne s’agit donc pas de la prise du pouvoir central mais de la création au sein de la société, dans l’ici et maintenant, de structures différentes, dans lesquelles des tâches militaires devraient aussi être assumées ; ciao l’avant-gardisme léniniste ! Puis vient l’étape de » l’alternative réelle au pouvoir « , qui devait précéder » l’assaut du pouvoir » proprement dit, comme le précise un rapport du secrétariat exécutif au comité central du MLN, en mars 1972.
Mais tout cela ne va pas forcément sur une logique insurrectionnaliste : la campagne électorale de 1971 voit l’ébranlement du bipartisme traditionnel par la formation à gauche du Frente amplio (Front large), vaste regroupement de partis de gauche, auxquels s’ajoutent de très larges secteurs de la société civile (syndicats, étudiants…) et même des éléments nationalistes – comprendre anti-impérialistes – de l’armée ; le programme du Frente amplio est largement issu de celui de la puissante centrale syndicale CNT (Convención Nacional de Trabajadores), qui prône entre autres la nationalisation des banques et la réforme agraire. ÀA cette occasion, les Tupamaros observent une trêve, car une bonne partie du Frente amplio va dans la logique du » double pouvoir « , mais elle est rompue après la défaite de ce premier rassemblement, qui marque aussi pour beaucoup la fin de l’espoir d’un changement réformiste.
À partir de cette date, ils redoublent d’activisme et adoptent la politique du pire, cherchant à provoquer des réactions de l’appareil d’État, voire de forces étrangères (exécution d’officiers de l’armée, kidnapping de diplomates…). En contrepartie, ils comptent sur une évolution nationaliste et progressiste des militaires, comme au Pérou, et sur une réaction décisive de la société civile qui est en pleine ébullition, avec multiplication des grèves. L’appareil militaire du MLN compte alors plusieurs milliers de combattants, et son organisation politique clandestine regroupe, selon l’armée, plus de 10 000 personnes.
La nouvelle tactique se révèle être une erreur : l’armée choisit la doctrine de » sécurité nationale » enseignée dans les écoles militaires aux États-Unis, et qui conduit toutes les dictatures latino-américaines. Les Tupamaros connaissaient pourtant le poids politico-militaire de l’impérialisme américain sur le pays : le 30 juillet 1970, ils avaient kidnappé Dan Mitrione, agent de la CIA en poste à Montevideo, conseiller ès torture et contre-insurrection auprès de la police et de l’armée uruguayennes, déjà actif au Brésil. La seule présence de ce personnage en Uruguay montrait bien, par ailleurs, toute la relativité de la démocratie locale. Il est exécuté quelques jours plus tard. Le cinéaste Costa-Gavras a popularisé l’épisode dans son excellent film État de siège.
L’essentiel du MLN est démantelé dans le courant de l’année 1972, et ses dirigeants sont emprisonnés, dans un contexte d’affrontements directs avec l’armée, sur fond de grèves et de conflits sociaux : la CIA, qui n’a pas oublié l’affaire Mitrione, a fourni tous les moyens possibles aux forces de répression.
Le 27 juin 1973, le président Bordaderry dissout l’assemblée nationale et coopte les militaires au sein de l’exécutif. C’est le début d’une dictature sanglante qui a duré douze ans. En septembre, le Chili tombe à son tour. Le coup d’Etat de 1976 qui destitue Bordaderry n’est qu’une simple formalité, alors que les militaires s’emparent la même année du pouvoir en Argentine. Les putschistes de ces pays, auxquels s’ajoutent les dictateurs brésiliens et paraguayens finalisent le Plan Condor, opération combinée de répression et d’exécutions dans chacun des pays concernés sur tout-e militant-e ou suspect-e qui en est issu-e.
La plupart de ceux qui échappent à la répression prennent le chemin de l’exil, et un certain nombre va grossir les rangs des guérillas salvadoriennes ou sandinistes au Nicaragua.
En janvier 1973 naissait officiellement la Junta Coordinadora Revolucionaria (JCR). De fait, elle existait depuis deux ans, à l’initiative du MIR chilien et de l’ERP argentine. Outre ces deux groupes, elle rassemblait aussi ce qui restait de l’ELN bolivienne après la mort de Che Guevara, et les Tupamaros. Installée dans le Chili d’Allende, la JCR met en place une école de cadres, appuit financièrement l’ELN, accueille les Tupamaros fuyant la répression et élabore des projets d’armes semi-lourdes. Le putsch de Pinochet et le plan Condor ont mis fin à l’expérience.
Certains ont accusé les Tupamaros d’avoir provoqué par leur stratégie rupturiste la montée au pouvoir de la dictature. Ceux-là oublient, ou feignent d’oublier, que le MLN était déjà démantelé à cette date, mais les lourds conflits sociaux n’étaient pas résolus, et que d’autre part, la démocratie n’existait en Amérique latine qu’autant qu’elle ne gênait pas les intérêts américains et ceux de la bourgeoisie compradore. Toute tentative progressiste réformiste a toujours été violemment étouffée : du Guatemala en 1954 au Chili de 1973, le tout orchestré par la CIA ; et aujourd’hui encore au Vénézuela, quoiqu’on pense par ailleurs de Chavez…
Depuis 1985 et la fin de la dictature, les Tupamaros assurent une présence active dans le Frente amplio reconstitué, en tant que mouvement politique militant (Mouvement de Participation Populaire – MPP-MLN-Tupamaros) et restent très présents dans les luttes sociales.
Citizen Caïn
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