(Article publié en octobre1993 dans le n° 40 de la revue REFLEXes)
Fin juin, suite à une enquête de la journaliste Mariette Besnard et du romancier Didier Daeninckx, le Canard enchaîné révèle des liens unissant communistes et extrémistes de droite à notamment travers la collaboration à certains journaux comme l’Idiot International et le Choc du Mois. Histoire de remplir quelques pages de plus et de régler certains comptes, des rédactions parisiennes (dont Libération) n’hésiteront pas à parler de convergences entre bruns et rouges. Qu’en est-il exactement et se matérialisent-elles par des rapprochements entre organisations ?
Dès juillet 1967, tirant les leçons de l’activisme de l’OAS et de l’échec du REL-MNP (Rassemblement européen de la liberté – Mouvement nationaliste du progrès) aux élections législatives de la même année, Dominique Venner[1] met en avant l’intérêt d’une stratégie culturelle, métapolitique sur l’action partisane pour conquérir le pouvoir. Afin d’apparaître de façon plus honorable et de sortir de la marginalité où l’avait poussée la fin de la seconde guerre mondiale, l’extrême droite, à travers ce qui allait devenir la Nouvelle droite, cherche à en finir avec les commémorations folkloriques en se lançant dans un travail d’élaboration théorique, bien sûr, mais aussi organisationnelle et stratégique : Venner définit le GRECE (Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne) comme une structure «extrêmement souple et diversifiée», avec à sa tête une direction dont le «rôle interne serait celui d’une centrale idéologique diffusant aux membres un enseignement doctrinal actualisé et permanent. À la base, une organisation sans hiérarchie, sans délimitation territoriale, mais des membres qui fassent rayonner notre enseignement, suivant leur milieu, leurs capacités et leurs affinités. Cela signifie que chaque membre a l’obligation de militer dans une activité civique, sociale, politique ou culturelle qui lui donne une influence sur d’autres hommes.» En effet, pour reprendre le pouvoir, l’extrême droite se doit de sortir de son isolement. La Nouvelle droite le fait en tentant dans les années 1970 de noyauter les milieux du pouvoir, en investissant des journaux comme le Figaro, Valeurs actuelles et Spectacle du Monde, en influençant des hommes de droite comme Michel Poniatowski (ministre de l’Intérieur sous Giscard), ou encore Jacques Médecin. Le relatif échec de cette tentative, les évolutions d’une partie des membres du GRECE qui rejoignent le Front national, les changements politiques (chute du Mur, écroulement du communisme, consensus libéral en Europe) entraînent de nouvelles orientations : en 1989, Robert Steuckers[2] estime que «la Nouvelle droite se trouve confrontée à un défi : rénover son discours, s’annexer de nouvelles pistes intellectuelles (Foucault, Deleuze, Guattari, Gus Dorf, Péguy, etc.), opérer une greffe entre ces nouveaux adstrats et son corpus existant»[3].La Nouvelle droite belge a été la première à étudier le national-bolchevik allemand Ernst Niekisch[4]. Par la suite, on voit fleurir dans la presse de la Nouvelle droite les références aux philosophes, auteurs de gauche et la reprise pure et simple de mots d’ordre libertaires critiquant la société de consommation et l’idéologie du travail par exemple[5]. Ceci dans le but, bien sûr, d’affirmer des idées inégalitaires, de développement séparé derrière une phraséologie gauchiste, mais aussi de gommer l’opposition droite / gauche et faire apparaître de nouvelles «convergences périphériques», «combattant l’univers de la marchandise et la toute puissance de la raison économique»[6].
Convergences idéologiques ?
Le 12 mai 1993, Alain de Benoist, membre entre autres du GRECE, plaide pour l’abandon du clivage droite / gauche pour lui préférer la notion d’un «centre» et de «périphérie», le premier étant constitué par «l’idéologie dominante», la seconde regroupant «tous ceux qui n’acceptent pas cette idéologie». (Ceci étant une copie / adaptation des analyses sur les rapports entre les pays du centre, du nord et les pays périphériques, du sud). Cette intervention aurait été des plus banales si elle n’avait eu lieu à la Mutualité dans le cadre d’une conférence dirigée par Francette Lazare, membre du bureau politique du PCF. Personne dans les rangs communistes ne trouva rien à redire[7]. Une semaine plus tard, la revue Éléments (revue du GRECE) invite Marc Cohen, membre du PCF et rédacteur en chef de l’Idiot international, journal fondé par Jean-Edern Hallier, à venir disserter là encore de la «recomposition du paysage intellectuel français». Edouard Limonov[8], conseiller à la rédaction de l’Idiot, collabore aussi bien à Révolution, hebdo du PC pour intellectuels qu’au Choc du Mois, mensuel d’une extrême droite moderne, conquérante, intellectuellement agressive[9]. Enfin, en mai dernier, l’Idiot publie l’appel «Vers un Front national» de Jean-Paul Cruse. Ce communiste, délégué SNJ-CGT et membre de la rédaction de Libération, propose «une politique autoritaire de redressement du pays» rassemblant là encore «les gens de l’esprit contre les gens des choses, la civilisation contre la marchandise – et la grandeur des nations contre la balkanisation du monde [...] sous les ordres de Wall Street, du sionisme international, de la bourse de Francfort et des nains de Tokyo». Décidément, on y revient toujours, et surtout parce que «la destruction précipitée de la vieille gauche n’ouvre sur rien de neuf, à l’intérieur du champ.» Il faut donc en sortir «pour forger une nouvelle alliance», un «front» regroupant «Pasqua, Chevènement, les communistes et les ultra-nationalistes», un nouveau front pour «un violent sursaut de nationalisme, industriel et culturel». Le bureau national du SNJ-CGT réagit dans un communiqué en réaffirmant la liberté d’expression de J-P Cruse et en condamnant ses positions, rappelant que «ces idées ne sont pas celles de la CGT», qu’elle les combat «même de toutes [ses] forces». Pas par opportunisme, mais par conviction profonde[10].
L’anti-américanisme a toujours été en France une valeur partagée pour des raisons différentes par beaucoup de forces politiques. Des gaullistes aux communistes en passant par l’extrême droite et l’extrême gauche, l’Amérique se retrouve accusée de ne pas être une véritable nation historique, de reprendre sans les comprendre les principes des Lumières et les valeurs universelles de la Révolution française, et de vouloir dominer l’ensemble de la planète. L’écroulement du «communisme» et la guerre du Golfe ont ravivé ce sentiment.
Rien de très neuf sous les auspices du national-bolchevisme
Il est donc certain qu’un courant national-bolchevik existe en France, combattant la société marchande, l’Amérique, le «sionisme international» et la social-démocratie mais celui-ci n’a rien de nouveau. Déjà, dans les années 1970, l’organisation Lutte du peuple, fondée par des scissionnistes d’Ordre nouveau, se réclamait du national-bolchevisme et employait «un vocabulaire calqué sur celui de la gauche extraparlementaire, notamment dans la critique du capitalisme et de la bourgeoisie»[11]. Aujourd’hui, le mouvement Nouvelle résistance est l’expression politique de ce courant et tente lui aussi de «mettre en oeuvre une ligne stratégique» de «front anti-système»[12].
Il y a une véritable mode franco-russe du national-bolchevisme. Les amitiés du groupe Nouvelle résistance avec les différents groupes qui se réclament peu ou prou du national-bolchevisme en Russie sont là pour le prouver. Dans leur journal Lutte du Peuple, on fait souvent mention des différents groupes et des alliances avec ceux-ci. La «haine» contre l’Occident, et Eltsine qui «brade» la Russie au profit du capitalisme, servent de fer de lance à un rapprochement entre anciens communistes et conservateurs. On peut citer A. Douguine (n°2 du Front national bolchevique), un des correspondants de Nouvelle résistance en Russie, qui se félicite de la «révolution russe actuelle où respectivement les néo-communistes nationalistes représenteraient l’aile gauche et les néo-monarchistes l’aile droite». On le retrouvait aux côtés de Thiriart et Schneider (directeur de la revue Nationalisme et République[13]) lors d’un voyage au mois d’août 1992 dont l’objectif était de tisser des liens avec l’opposition à Eltsine. Il est encore avec A. De Benoist au début de l’année 1992 et se félicite de la naissance du journal Dien (Le Jour) qui, à l’instar de Krisis en France, a «introduit le non-conformisme et le radicalisme dans l’univers rouge-brun et a pour mot d’ordre la recherche d’une troisième voie nationale et russe». Quant à l’antisémitisme de ce journal, il faut d’après lui ne pas en exagérer la teneur. C’est aussi dans les anciens journaux communistes officiels que l’on retrouve ce type de discours. Dans les manifestations, il n’est pas rare de voir se côtoyer drapeaux rouges et tsaristes… C’est aujourd’hui une opposition structurée, qui a des relais et non des moindres dans l’armée. Staline est réhabilité et l’on voit dans différentes revues d’extrême droite (Lutte du Peuple ou Orion, revue italienne) des articles faisant référence au «petit père des peuples». Décidément cela ne tourne pas très rond. Mais est-ce une raison pour perdre la boule comme le fait J-P Cruse ? Sûrement pas.
À l’instar de J-P Cruse, le PCF a souvent développé un anti-américanisme sans nuance. Le grand Satan américain d’un côté, le grand frère soviétique de l’autre… Le «Collectif communiste des travailleurs des médias» (PCF) se plaint dans un communiqué du 8 juillet 1993 du procès qui est fait à l’un de ses membres (en l’occurrence Marc Cohen), et qui vise «à interdire tout débat politique, liant la question de la souveraineté nationale, contre l’hégémonie américaine, et les valeurs historiques du mouvement ouvrier international.» Il est bien connu que les pays de l’Est ont défendu avec ardeur ces valeurs…
Le rapprochement bruns-rouges est un remake des années 1930. Rappelons-nous Doriot, le national-populiste qui se séparait du PC pour fonder le PPF (Parti populaire français) et allait devenir collaborateur des nazis. Le «scoop» journalistique de F. Bonnet de Libération découvrant (il était temps) les «compagnons de route de la galaxie nationale-bolchevik» a pour but de démontrer que «le communisme est vraiment pourri puisqu’il n’hésite pas à s’allier au fascisme» et accessoirement «qu’extrême gauche et extrême droite, c’est pareil». En 1990 déjà, un certain C. Bourseiller (acteur et journaliste, paraît-il), renvoyait dos à dos extrême droite et extrême gauche dans un livre s’intitulant Les ennemis du système (voir REFLEXes n°31). De tels amalgames font peu de cas des dialogues établis entre l’extrême droite et les intellectuels de gauche et encore moins des évolutions idéologiques et politiques du Parti socialiste au pouvoir depuis dix ans (notamment sur l’immigration, la sécurité, le libéralisme…). Il est vrai qu’il serait gênant de dénoncer ses petits camarades.
L’arbre cache-t-il une forêt ?
Ceux qui mettent tant d’empressement à dénoncer la convergence entre les rouges et les bruns oublient souvent les errances idéologiques de leur propre milieu. À travers la revue Krisis se sont établis beaucoup de contacts entre intellectuels de la Nouvelle droite et intellectuels de gauche. Durant l’été 1988, Krisis, dirigée par A. De Benoist, entend rompre l’isolement intellectuel de la nouvelle droite et asseoir son hégémonie idéologique. Y participent aussi bien des idéologues du GRECE que des penseurs de gauche. Les débuts sont marqués par quelques manipulations puisque la revue reproduit des articles déjà parus ailleurs sans l’autorisation de leurs auteurs. Mais Garaudy (aussi collaborateur à Nationalisme et République), Jean-Michel Palmier, André Comte-Sponville, Jean-François Kahn, Régis Debray, Jacques Domenach, Jacques Julliard, Bernard Langlois ou encore Claude Karenooh, collaborateur assidu (qui se prétend libertaire), ont participé sans sourciller à la revue. Alain Decaux, ancien ministre d’un gouvernement socialiste, ne semble nullement gêné de côtoyer des personnes comme Jean Mabire, Jean-Jacques Mourreau et Pierre Vial, tous trois passés par le GRECE et le FN.
La confusion idéologique due à une perte des repères politiques et des marques référentielles à gauche a permis de telles accointances et la remise en selle de l’idéologie réactionnaire.
Ces problèmes de glissements ou de rapprochements ne sont pas à prendre à la légère. Il s’agit bien de décortiquer le discours tenu par ces nationaux-bolcheviks qui reprennent à la fois les symboles révolutionnaires (Commune de Paris, Che Guevara, etc.), se veulent solidaires des luttes de libération nationale (basque, corse, irlandaise), reprennent à leur compte les luttes écologistes, s’en vont combattre en Bosnie ou en Croatie «contre le dépeçage de ces territoires» par les Serbes, se réclament libertaires, etc. et seraient prêts à «faire un bout de chemin avec tous les anti-systèmes» ; il ne resterait plus aujourd’hui que deux façons d’être : soit du côté de ceux qui «acceptent le monde de la marchandise et la toute-puissance de la raison économique, [soit du côté de] ceux qui la refusent»[14]. Le danger est bien dans cette vision manichéenne promue par A. De Benoist, et par certains groupes dans le milieu révolutionnaire.
En tout cas, il n’est pas question d’avoir des rapports avec l’extrême droite ou la Nouvelle droite. Déjà en 1991, pendant la guerre du Golfe, des militants nationalistes-révolutionnaires et de la Nouvelle droite (A. De Benoist signataire de l’Appel des 30 aux côté de C. Cheysson, M. Gallo, A. Waechter, eh oui !) voulaient participer aux manifestations ainsi que des révisionnistes. Les militants antifascistes radicaux leur ont indiqué le chemin à suivre…
Couper avec la peste – en l’occurrence la «gauche caviar» – pour s’associer avec le choléra, comme l’appelle de tous ses voeux J-P Cruse n’est pas un choix. Les marges de manoeuvre pour la fondation d’une alternative politique et sociale aux politiques autoritaires et nationalistes se rétrécissent de jour en jour. Les repères idéologiques se font de plus en plus flous. Les fractures au sein de la société s’agrandissent et c’est là-dessus qu’espèrent prospérer les extrêmes droites, les pouvoirs sécuritaires et totalitaires en Europe et ailleurs. La clairvoyance, les bases et les alliances à construire pour résister à l’ordre établi en sont d’autant plus nécessaires.
Mis en ligne le 3 janvier 2007
- Dominique Venner, ancien responsable de Jeune Nation et fondateur d’Europe Action, est le rédacteur de l’essai Pour une critique positive (1962), sorte de « Que faire ? » des nationalistes.[↩]
- Robert Steuckers, conférencier polyglotte, joue, depuis le départ de Guillaume de Faye en 1986, le rôle d’animateur en second de la Nouvelle droite au plan intellectuel. Il dirige la revue Vouloir.[↩]
- Robert Steuckers, Vouloir, n°52-53, fév-mars 1989.[↩]
- Jean-Yves Camus et René Monzat, Les droites nationales et radicales en France, PUL, 2ème trimestre 1992.[↩]
- Éléments, hiver 1992, n°75.[↩]
- Éléments, printemps 1992, n°74.[↩]
- René Monzat, présent dans la salle, fut le seul à intervenir et se fit remettre à sa place par Francette Lazare.[↩]
- Édouard Limonov est depuis mai 1993, le président du Front national-bolchevik à Moscou.[↩]
- Droites nationales et radicales en France,op. cit.[↩]
- «À propos d’un article publié par l’Idiot international», communiqué du SNJ-CGT du 25 juin 1993.[↩]
- Droites nationales et radicales en France,op.cit.[↩]
- cf. REFLEXes n°37 pour en savoir plus sur Nouvelle résistance.[↩]
- Nationalisme et République, disparue aujourd’hui, se voulait une revue de soutien critique à JM Le Pen et au FN. Elle a évolué sur la fin vers des positions proches du mouvement Nouvelle résistance.[↩]
- Article de D. Barney dans Éléments n°74, op. cit.[↩]
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