Depuis maintenant plus de dix ans, l’antifascisme est devenu une option obligatoire pour qui veut percer politiquement ou même médiatiquement. Même si cette situation a considérablement évolué, et sans doute parce que cette évolution n’est pas irréversible, il nous faut essayer de tirer un bilan politique et historique de ce phénomène. Ne pas le faire serait s’exposer peut-être à de désagréables surprises dans les mois ou années à venir, tant il est vrai qu’il ne suffit pas d’avoir décréter la mort du FN pour que celui-ci pousse le dernier râle. Pour autant, ce bilan n’est ni exhaustif, ni impartial. Tout au plus prétend-il être honnête.
À L’OMBRE DE NOS GRANDS ANCIENS
La décennie qui vient de s’écouler aura vu le retour sur le devant de la scène d’une certaine idée de l’antifascisme largement héritée des années 1930, vécues de fait comme l’Âge d’Or de cette idée politique. Rien d’étonnant à cela d’un point de vue historique : si l’on veut bien prendre le terme au pied de la lettre, toutes les organisations politiques françaises sont “ antifascistes ”, puisque l’antifascisme est constitutif du régime politique issu de la dernière guerre mondiale et mis en place par le général de Gaulle. C’est ainsi que communistes, sociaux-démocrates et gaullistes peuvent se réclamer de la Résistance à l’occupation nazie, sans qu’il y ait mensonge sur la réalité de cette filiation. La période de la décolonisation n’a fait que renforcer cette situation puisque De Gaulle s’est alors violemment opposé aux menées d’extrême droite pour conserver l’Algérie française (1960-1962) et a combattu la principale organisation terroriste issue de ce courant, l’Organisation Armée Secrète, dont de nombreux anciens activistes sont à présent membres du FN. Or l’antifascisme de ces années 1930 et des années de guerre présente quelques caractéristiques très particulières. A l’origine la notion de fascisme n’est finalement que le fruit du hasard de la vie politique italienne. L’inflation de son utilisation vient essentiellement des milieux communistes qui à partir des années 1925 se mettent à dénommer ainsi tous leurs adversaires politiques, y compris les socialistes. Le point ultime de cette dérive sera le terme d’“ hitlero-trotskiste ”, à la mode dans les années 1930. Les socialistes et les autres forces politiques révolutionnaires ou réformistes préféraient appeler le phénomène “ Réaction ”. Cette non-reconnaissance du phénomène est un bon révélateur de la situation du mouvement antifasciste avant-guerre. Pendant longtemps, il y a refus d’accorder toute autonomie politique au phénomène fasciste. Il n’est considéré que comme une création et un outil de la bourgeoisie. Il n’est donc pas vu comme un mouvement politique à proprement parlé mais comme une bande de mercenaires a-politiques.
Cette situation a plusieurs conséquences sur la lutte antifasciste. D’une part, le mouvement est étroitement national dans chaque pays européen et il n’y a bien que Turatti, représentant en exil du courant socialiste réformiste italien, pour insister sur le fait que “ le fascisme n’est pas purement italien ” et qu’il y a donc nécessité d’une mise en perspective dans une situation générale : la décomposition capitaliste. L’Italie n’est ainsi qu’un laboratoire et toute l’Europe peut être touchée.
D’autre part, le mouvement antifasciste a pris des formes politiques dont le moins que l’on puisse faire est de souligner leur dépendance par rapport aux conditions de l’époque. La première est l’importance et la force de la soumission des mouvements communistes à l’URSS. Les intérêts de celle-ci deviennent ceux de millions d’ouvriers encadrés dans les partis staliniens. Or ces intérêts ne sont pas révolutionnaires mais nationalistes : la lutte contre le fascisme n’est considérée comme prioritaire qu’autant qu’elle renforce l’État soviétique. Le contraste est donc très net entre une analyse antifasciste radicale – le capitalisme comme origine du fascisme – et une pratique antifasciste libérale – la démocratie bourgeoise comme rempart contre le fascisme. Encore cette lecture du phénomène fasciste n’est-elle une réalité qu’à partir des années 1930 dans la mesure où auparavant, pour les communistes, le fascisme est le stade final et nécessaire de la domination bourgeoise. Ainsi le fascisme est l’arme que la bourgeoisie utilise pour se défendre et le rapport fascisme-capitalisme est donc plus qu’étroit même s’il est instrumental. La clé de voûte de ce type d’explication est donc l’économie. Le fascisme est ainsi le pendant politique de l’impérialisme. Tout ceci est parfaitement résumé par la sentence de Dimitrov : “ Le fascisme est la dictature du versant le plus réactionnaire de la bourgeoisie capitaliste ”. Pourquoi lutter contre une nécessité ?
La deuxième est l’idée largement répandue par les sociaux-démocrates que le socialisme serait la démocratie totale, politique et économique, et que la classe ouvrière aurait donc tout à perdre en ne soutenant pas la démocratie politique en place dans les pays européens. Cet antifascisme républicain a pris une forme ultime en Autriche. Les sociaux-démocrates autrichiens, de par la situation de leur pays, y perçoivent très tôt la menace politique représentée par le fascisme italien. Ceci provoque la production d’un grand nombre d’articles, d’analyses mais aussi et surtout dès 1924, la mise sur pied de la “ Ligue de défense républicaine ”, structurée de façon para-militaire. Après la prise du pouvoir en Allemagne par les Nationaux-socialistes, le parti social-démocrate comprend que l’Autriche sera sans doute la prochaine cible des mouvements fascistes et tente alors un coup de force qui amène une courte période de guerre civile en 1934. Ce putsch de la structure militaire des sociaux-démocrates échoue et le parti entre alors en clandestinité. L’optique choisie est donc que face au fascisme, il faut renforcer la démocratie et réformer le Capital.
Ces deux éléments donnent naissance et forme à l’antifascisme libéral ou républicain : un antifascisme qui malgré d’éventuelles analyses “ radicales ” fait du combat contre le fascisme une lutte pour la démocratie en escamotant la critique de l’État. Un antifascisme qui voit dans la forme du front populaire une combinaison parfaite des revendications de démocratie politique et économique, apte à barrer la route au fascisme alors même qu’elle ne touche pas au capitalisme et aggrave par sa politique économique les tensions entre classe ouvrière et classes moyennes, rejetant celles-ci vers le fascisme. Un antifascisme moral qui fait de la démocratie pluraliste et de la dictature fasciste respectivement un Bien et un Mal absolu. Il est indéniable que la décennie 1990 a vu se développer les mêmes bases. Alors que le FN perce électoralement en 1983-1984, les réactions des grandes (ou petites) forces politiques de gauche sont extrêmement faibles et se limitent à des déclarations de principe ou manifestations épisodiques. Le mouvement nationaliste est considéré comme un feu de paille qu’une bonne utilisation politique suffira à conjurer. C’est d’ailleurs à quoi s’emploient le Parti socialiste et la Droite libérale durant tous les scrutins électoraux de la décennie 1980. Ce n’est véritablement qu’à partir du début des années 1990 que l’antifascisme moral émerge comme force organisée, avec quelques années de retard sur l’antifascisme radical. Ce n’est guère surprenant !.
CATALOGUE DES INITIATIVES
Le FN commence sa percée électorale en 1983 à Dreux lors des élections municipales. Il faut attendre 1984 pour qu’une véritable riposte ait lieu, lors de la venue de J.-M. Le Pen à Toulouse, avec un attentat contre la salle où il devait faire un discours. Cet attentat est revendiqué au nom du SCALP, Section Carrément Anti Le Pen, étiquette utilisée le 05 juin de la même année pour rassembler en marge d’une manifestation unitaire toutes les personnes décidées à en découdre avec le FN. À partir de cette date se créent un peu partout en France des SCALP ou des groupes libertaires comme REFLEX qui rassemblent une fraction radicalisée de la jeunesse qui ne supporte plus la passivité générale face à la montée du FN. Ces groupes (Scalp Toulouse, REFLEX Paris, CRAFAR Lille, GAF Marseille, Collectif Urgence Lyon) se réunissent dans une Coordination Nationale AntiFasciste (CNAF) en octobre 1987. Cette coordination correspondait au besoin d’échanger et de coordonner l’activité des groupes antifascistes, de dynamiser la lutte en sortant du matériel commun. Politiquement, elle n’était pas unifiée et avait même largement tendance à fonctionner sur les mêmes bases que le mouvement démocrate, à savoir la peur : “ le FN est l’incarnation du grand méchant loup, il faut lui barrer la route ”. L’explication de ce qu’est le fascisme à la sauce Le Pen se fait en comparant le FN aux nazis, en rappelant l’horreur des camps de concentration, en soulignant que Le Pen est entouré de vieux nazis… Le principe est : rappeler les mauvais souvenirs suffira à empêcher que cela ne recommence puisque la population comprendra où est son intérêt. Ce n’est qu’en 1989 que la CNAF parvient à sortir de cet état de fait en publiant un appel qui tout en fixant les termes d’une analyse sur la montée du FN et les responsabilités de la gauche ne parvient pas à constituer une démarche d’ouverture. La CNAF apparaît alors pour ce qu’elle : une réponse à la nécessité de groupes antifascistes autonomes, accomplissant un travail concret de lutte contre l’extrême droite pour enrayer son développement mais sans tomber dans les travers habituels de ce type de lutte, à savoir le frontisme et la récupération politicienne démocrate. Le problème est qu’elle n’y parvient que très imparfaitement, la coordination entre des groupes aux aspirations politiques diverses s’avérant très aléatoire. Ainsi la CNAF n’est capable de publier que deux numéros de sa revue alors même que les collectifs locaux, Scalp ou autres, font preuve d’un dynamisme particulièrement attractif mais local. De fait, alors même que son analyse anticapitaliste et son antériorité aurait pu lui permettre de constituer un pôle antifasciste radical dynamique, l’incapacité organisationnelle de la CNAF permet dès 1990 à la LCR de monter une opération du type de celles dont elle a le secret : l’Appel des 250 contre le fascisme.
L’Appel est lancé en mai 1990. Si les deux principaux initiateurs publics sont Anne Tristan et Gilles Perrault, la liste des signataires comporte bien d’autres personnalités tout à fait estimables. Mais son contenu annonce dès le début qu’au delà de la sincérité de l’engagement antifasciste, l’Appel est une pierre lancée dans le jardin de la gauche. Appelant celle-ci à retrouver “ ses valeurs ”, il se place clairement dans la continuité de l’antifascisme d’avant-guerre, quand la gauche socialiste et communiste pouvait encore prétendre porter les aspirations du mouvement ouvrier. Mené en sous-main par la LCR et la gauche du PS, l’Appel utilise le réseau mis en place au cours de la première campagne pour l’annulation de la Dette du Tiers-Monde et caractérise assez bien l’état de la gauche à cette époque, à savoir des militants pour l’essentiel en dehors des sphères du pouvoir politique réel, polarisés par une LCR oecuménique, surdimensionnée et surreprésentée, se présentant comme le recours d’une gauche “ propre ”, non-discréditée par le libéralisme ou le stalinisme. L’Appel se place alors dans une stratégie fidèlement trotskyste de “ front unique ”. Sa “ chance ” va être d’être quasiment concomittant avec la profanation de Carpentras qui provoque un électrochoc dans la gauche française. Les militants comme T. Jonquet, R. Barroux ou P. Silberstein tentent alors au cours de l’été 1990 de structurer une initiative qui part dans toous les sens. Dans le courant du mois de juillet, des organisations de gauche (Verts, MRG, PS, PCF, SOS-Racisme, LCR, LDH, syndicats divers) tentent également de surfer sur la vague d’indignation en lançant un front antiraciste appelant à une grande manifestation à l’automne qui finalement n’aura pas lieu. Ce front préfigure déjà largement ce que sera le Comité National de Vigilance quelques années plus tard. Mais l’Appel poursuit son développement autonome et participe en tant que tel à la fête de l’Humanité. Malgré l’opposition manifeste de la plupart des organisations, des collectifs locaux se mettent en place. Les organisateurs de l’Appel conçoivent alors la possibilité de faire émerger des responsables locaux et régionaux. Le climat de concurrence inter-organisations est alors assez exacerbé et l’Appel se lance dans une chasse tout azimut aux appuis culturels et en particulier musicaux. La guerre du Golfe vient perturber ce cadre idéal. L’Appel se trouve alors en effet traversé par les mêmes conflits et clivages que toute la gauche sur la légitimité ou non de l’intervention occidentale au Moyen-Orient. Le principal souci d’une partie des animateurs de l’Appel des 250 est alors de ne pas se couper des militants PS déjà membres de collectifs locaux. Finalement, l’Appel se tire d’affaire de cette crise en évacuant le débat au profit d’un antifascisme strict, ce qui sera toujours son attitude par la suite. Cette première année d’existence met ainsi en place ce qui fera le quotidien politique de la structure Ras L’Front dans les années à venir. L’Appel ne compte alors que 25 collectifs mais comptabilise 5000 signatures. Du côté de la CNAF, après avoir hurlé à la manipulation politique, les militants se drapent dans une attitude extrêmement méfiante que les animateurs de l’Appel lui rendent bien, ne ratant guère une occasion de traiter les Scalp d’“ irresponsables ”. Le 1° mai 1991 voit l’apparition publique de l’Appel pour la première fois avec un rassemblement place de la Concorde et marque le début de la consolidation du mouvement. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec la CNAF dont la manifestation autonome le même jour est violemment réprimée à la fois par les forces de l’ordre et la CGT, ce qui fait éclater au grand jour ses dissensions internes, en particulier entre REFLEX et le Scalp Paris.
Le relatif succès du Premier Mai (200 personnes) permet à l’Appel de lancer le projet d’une fête pour l’automne 1991 intitulée Black-Blanc-Beur et qui se veut une réponse aux BBR du FN. Il se dote également d’un petit journal appelé à se développer, Ras L’Front !. Malgré tout, les doutes demeurent et la structure ne tiendra que grâce au volontarisme d’un certain nombre de militants, palliant le décalage entre l’impact de l’Appel et la faiblesse de l’implantation locale. Le PS va mettre à profit cette situation pour monter à son tour une OPA sur l’antifascisme. Confiée à un ancien trotskiste de la pire espèce, J.-C. Cambadélis, cette opération va connaître un relatif succès. Revendiquant le fait que “ 90 % des militants associatifs mobilisés contre le FN seraient des socialistes ”, Cambadélis profite d’une grande manifestation nationale antifasciste le 25 janvier 1992 pour lancer une Coordination contre le FN qui deviendra par la suite le Manifeste contre le Front National. Cet appel qui revendique 22000 signatures dont 8000 en provenance de comités départementaux reprend dans ses grandes lignes l’Appel des 250. Il pousse simplement ce dernier dans sa logique ultime en faisant de l’adhésion au PS la seule forme possible de riposte. L’UNEF-ID se fera très largement le relais du Manifeste contre le Front National au sein des facultés. Le Manifeste aura les années suivantes une existence très ponctuelle, passant d’une vraie léthargie à une fébrilité non moins réelle, au gré des échéances électorales. L’association ne démentira en effet jamais son rôle de courroie de transmission au profit du PS et même d’outil de promotion politique personnelle pour Cambadélis. Jusqu’à ce que la réalité des magouilles crapuleuses du personnage le mette enfin hors-jeu.
Ces années 1990 verront d’autres opérations de ce type : Socialisme International essaie de lancer une section française de la Ligue Anti-Nazie, tentative qui échoue, ce qui n’empêche pas la Gauche Révolutionnaire (équivalent français du groupe britannique Militant) de créer Jeunes contre le Racisme en Europe, section française de Youth against Racism in Europ ; des militants isolés issus de Lutte Ouvrière lancent des comités contre Le Pen. Enfin, la droite libérale, inquiète des succès électoraux du FN s’est décidée à réagir et a mis en place un Observatoire de l’extrémisme dont il est certain qu’une grande partie de la droite ne vit pas l’initiative d’un bon oeil… Le tableau ne serait pas complet si on n’y ajoutait le Comité National de Vigilance. Lancé en 1996, il regroupera officiellement 45 organisations, partis ou syndicats. Le CNV a eu son heure de gloire avec la manifestation de Strasbourg de 1997. Mais, plus que sa portée antifasciste finalement fort limitée, le CNV a joué un rôle de laboratoire politique pour la gauche en définissant un cadre de recomposition et d’action unitaire. Mais cette utilisation de l’antifascisme comme prétexte politique n’a rien pour nous surprendre.
Si l’on ajoute à cela les associations antiracistes mais effectuant un certain travail antifasciste (MRAP, Ligue des Droits de l’Homme, etc…), on a une petite idée de la division du milieu antifasciste régnant en France durant toute la décennie 1990. Il est à noter que nous n’avons pas inscrit dans cette liste les associations communautaires, en particulier celles de la communauté juive, ni les nombreuses associations locales.
Toutes ces structures n’ont bien évidemment pas développé les mêmes analyses et attitudes pour combattre le FN.
- antifascisme radical (SCALP, REFLEX, FTP) : cet antifascisme analyse la montée de l’extrême-droite comme une conséquence directe du système capitaliste et n’envisage donc la lutte contre le FN que dans le cadre d’une lutte globale contre le système et l’État français qui reprend à son compte des propositions du FN. Il préconise l’investissement du champ social (associations, quartiers, syndicats, etc…), le harcèlement de terrain contre le FN et le refus des élections comme unique solution pour combattre la montée de l’extrême-doite.
- antifascisme frontiste (RAS L’FRONT) : tout en reprenant certaines analyses de l’antifascisme radical sur la responsabilité du capitalisme dans la montée du FN, cet antifascisme propose un vaste front de lutte contre le FN, allant de l’extrême-gauche jusqu’aux sociaux-démocrates, en combinant travail de terrain dans le domaine social et soutien aux partis de gauche lors des élections.
- antifascisme électoral (Manifeste contre le FN, SOS-Racisme) : cet antifascisme n’aura proposé qu’une lutte électorale contre le FN, par un vote systématique pour la gauche et le PS. Favorable au “front républicain”, c’est-à-dire à l’alliance gauche-droite contre le FN, posant ce dernier en mal absolu et refusant d’analyser la pénétration des idées de ce parti dans les propositions des autres structures politiques, y compris le PS.
AU MILIEU DES RUINES
Finalement, la lutte antifasciste n’aura pas foncièrement innové dans ses méthodes d’interventions. Est-il possible de jauger l’impact de cette résistance à la montée du mouvement nationaliste ? Pour certains de ses aspects, la réponse est positive. Il nous semble ainsi clairement que les grandes messes antifascistes, en l’occurence les manifestations nationales, n’ont servi à rien. Basées sur le consensus et la bonne conscience, elles ne faisaient que permettre au plus grand nombre d’exprimer une indignation morale éphémère. Il en va de même du combat culturel. Malgré quelques aspects positifs, l’antifascisme dans ce domaine aura surtout permis à certains de s’assurer un succès médiatique à peu de frais. Qui ne se souvient de l’inflation éditoriale sur le thème de l’extrême droite qui a caractérisé les années 1995-1999 et qui a permis à certains de s’assurer une véritable rente de situation à la Pascal Perrineau’s style ? Comment oublier l’incroyable moment de “ culture ” que fut la chanson de Zazie contre J.-M. Le Pen ? Ou bien encore le succès de l’ineffable Karl Zero, ex-nazi reconverti en Mr Propre de la Télévision ? Le tableau ne serait pas complet si nous n’évoquions également la stupidité des recours judiciaires, de la loi Gayssot à la volonté d’interdire le FN en passant par les recours contre les rues Alexis Carrel. Aveux d’impuissance, mesures potentiellement liberticides, activismes vains, ces initiatives furent souvent le fait de ceux qui s’autoproclamaient le plus bruyamment possible “ démocrates ” et “ citoyens ”.
Clairement, de cette décennie ne restera que le travail de terrain acharné mené par les collectifs locaux, Scalp ou Ras L’Front et quelques opérations qui firent mal au FN pour des raisons diverses : banderole du 1° mai 1995 (Ras L’Front), torpillage du voyage de Le Gallou au Québec aux frais du conseil régional Ile-de-France en 1994 (REFLEX), blocage du train FN pour Carpentras en 1995 (Ras L’Front), murage de la librairie l’Æncre en riposte à celui du Sous-marin de Vitrolles en 1997 (Scalp), attentats contre les locaux du FN (FTP), etc…. Ce fut ce travail de terrain, cette lutte continue et parfois violente sur les marchés et dans les quartiers qui firent sans doute le plus pour freiner l’ascension du Front. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un marché que le FN creusera sa tombe. Le 30 mai 1997, J.-M. Le Pen décide d’aller soutenir sa fille en campagne à Mantes-la-Jolie. Las, grâce à l’incapacité des militants FN de garder le silence, cela se sait et les militants du Scalp de Mantes attendent donc le chef du FN de pied ferme, d’autant plus déterminés que la campagne a été très physique. Fin comme du gros lard, J.-M. Le Pen ne peut résister à l’envie de “ casser du gauchiste ” et fonce tête baissée dans ce qui s’avérera être une stupide erreur. Si la bagarre avec les militants du Scalp a bien lieu, elle implique également une pauvre candidate PS à qui l’agression de J.-M. Le Pen va attribuer l’auréole de martyr. À partir de là, la mèche est allumée, qui, de la condamnation à l’inégibilité de J.-M. Le Pen jusqu’à l’affrontement avec B. Mégret, conduit à la scission de novembre 1998. Le harcèlement systématique du FN aura permis que ses lignes de faiblesse lui soient fatales. Le Scalp de Mantes-la-Jolie en aura été le plus bel acteur.
Aujourd’hui, où en est-on ? L’implosion du FN a largement contribué à assécher le marais. Ont disparu en particulier tous ceux qui vivaient du Front : organisations (CNV, Manifeste contre le FN), journalistes, écrivains. Cela se traduit par un silence médiatique assourdissant sur le mouvement nationaliste et ses activités. Mais toute personne un peu au fait du fonctionnement médiatique sait que ce n’est pas parce que les journalistes ont décrété la mort médiatique de l’extrême droite que celle-ci n’est plus de ce monde. Ont disparu aussi les grandes mobilisations anti-FN susceptibles d’occuper l’espace politique.
Restent les collectifs Ras L’Front et ceux du réseau No Pasaran, ainsi que quelques collectifs locaux autonomes. Les deux réseaux ne sont pas tout à fait dans la même situation. Accroché à un antifascisme strict, Ras L’Front connait depuis la scission du FN une phase de régression somme toute peu étonnante. L’urgence du combat semble moins évidente et une partie de ceux qui avaient amené le réseau au nombre de 150 collectifs sont partis. D’autre part, il est clair que la crise suscitée par ce pauvre D. Daeninckx en 1996 a laissé des traces au sein d’un réseau mal préparé à ce type de manipulation politique.
Pour ce qui est des Scalp, leur coordination sur des bases anticapitalistes depuis 1992-1993 leur a permis “ d’absorber ” l’apparente disparition du FN. De fait, qu’est-ce qu’être antifasciste radical aujourd’hui ? Lutter contre le “ fascisme ”, tel qu’il est encore défini par son rapport au fascisme historique ? Certes non, car cela reviendrait à endosser le costume de l’antifascisme républicain dont Ras L’Front est le meilleur représentant : il en revendique l’héritage et en reprend les formes, en particulier celle de front des forces de gauche pour la défense de la démocratie et des acquis sociaux. De fait les initiateurs de cette structure ont trouvé tout naturellement la forme de lutte la plus adaptée à leur analyse du fascisme en cette fin de vingtième siècle, analyse qui escamote totalement la critique de l’État au profit de l’une de ses formes possibles.
Mais il est évident que nous ne sommes pas sur ces bases. Nous sommes antifascistes radicaux parce que nous souhaitons tous une transformation radicale de cette société qui abolisse les rapports politiques et économiques de domination institués par la bourgoisie. Cette transformation passera par la reconstitution d’une nouvelle conscience de classe, un nouvel internationalisme et de nouvelles formes d’organisation. Un collectif comme REFLEX propose une réponse à ces dernières car il essaie de conjuguer l’auto-organisation des luttes (comités de base, comités de quartier, etc…) et la nécessité d’être structuré par ailleurs pour rendre ces regroupements efficaces. Pour ce qui est des autres aspects radicaux, être antifasciste aujourd’hui de façon conséquente dans les métropoles capitalistes, c’est placer la critique de l’État et du capitalisme au coeur de l’analyse du processus de fascisation. Celui-ci étant multiforme comme nous l’avons vu dans un autre article de ce numéro, notre lutte antifasciste ne le sera pas moins. À la question de savoir si nos interventions dans le domaine de l’immigration et des luttes sociales sont des luttes antifascistes, nous pouvons répondre affirmativement car elles résistent au processus d’intégration capitaliste à l’oeuvre en Europe, contre le Sud et sous forme d’une fortification économico-juridique. De la même façon, à la question de savoir si notre lutte contre l’extrême droite en France se fait dans un cadre réformiste, nous répondons négativement car elle s’inscrit dans la volonté d’éliminer tout ce qui empêche l’unité des classes ouvrières, donc à terme cette transformation radicale de la société. Comme le FN et le MNR sont en plus des pôles de diffusion de valeurs liberticides, toutes les conditions sont réunies pour que nous nous déclarions antifascistes, sans nous sentir associés à tous les démocrates et moralistes philocapitalistes qui nous répugnent. De la même façon, toutes les conditions sont réunies pour lutter contre l’État et ses outils de répression. L’antifascisme est donc le pire produit du fascisme s’il ne vise que l’ennemi désigné par l’État libéral. Pour mener un antifascisme digne de ce nom, il faut donc que sa fin et ses moyens soient clairement replacés dans un projet global de changement social.
À nous de trouver, à partir de là, les formes de lutte les plus susceptibles de leur infliger un maximum de dégâts.
Paru dans REFLEXes n°2, automne 2000
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