REFLEXes

Opportuniste ou extrémiste ?

29 novembre 2004 International, Les radicaux

Cela fait maintenant plus de deux ans qu’à la suite des élections du 3 octobre 1999, le FPÖ est devenu le deuxième parti politique autrichien derrière le SPÖ et devant l’ÖVP(1), et a de ce fait été poussé sur le devant de la scène politico-médiatique. Transformé en parti de gouvernement après plus de dix ans d’opposition(2), le FPÖ a fait l’objet de nombreuses analyses dans la presse internationale : les journalistes se sont cependant rarement intéressés au discours politique du FPÖ dans sa globalité, pour se cantonner à la seule actualité du parti.Du discours politique du FPÖ, on a entendu jusqu’à présent seulement les déclarations sensationnelles et autres dérapages de Haider. Les interprétations qui en ont été données concluent généralement soit à l’opportunisme politique soit à un discours marqué par l’idéologie d’extrême droite. La nouvelle étiquette donnée au FPÖ, le national-populisme, a tenté de faire la synthèse entre ces deux interprétations, mais elle risque cependant de minimiser le danger qu’il représente et de masquer ses véritables objectifs politiques. Opportuniste ou extrémiste, il s’agit là en fin de compte d’une stratégie que le FPÖ a adoptée, à l’instar de bien des partis d’extrême droite, et qui consiste à maintenir un équilibre entre une respectabilité ardemment désirée et une fidélité obligatoire à son public habituel.
Je me propose donc de mettre en relation deux notions : la notion de discours politique et la notion d’extrême droite telle qu’elle apparaît dans les pays germaniques, c’est-à-dire avec ses particularités linguistiques. L’intérêt de confronter ces deux notions consiste à montrer dans quelle mesure les idées particulières développées par un parti d’extrême droite influent sur l’ensemble du discours politique du parti en question en lui imprimant une marque, un style particulier, qu’on puisse reconnaître à coup sûr : il faut en effet s’appuyer sur les différentes composantes de l’idéologie d’extrême droite (nationalisme, racisme, antisémitisme, idée de l’homme fort à la tête d’un État fort et autoritaire, refus de la démocratie et du système en place) pour déceler la marque de fabrique du discours d’extrême droite, afin de ne pas en rester à l’idée toute faite selon laquelle l’extrême droite se contente de faire appel à ce qu’il y a de pire chez l’homme et qui veut que son discours ne se différencie des autres discours politiques que par quelques mots.
Pour parler d’un discours politique, qui est un type d’énoncé particulier, auquel président différentes contraintes (notamment en ce qui concerne l’action du locuteur sur son message d’une part et l’horizon d’attente du récepteur d’autre part), il faut s’efforcer d’en étudier aussi bien les manifestations écrites (nom du parti, affiches, tracts, slogans, professions de foi, textes programmatiques, interviews données dans la presse écrite, publications du parti et de ses cadres) que les manifestations orales (discours lors de meetings publics ou non, débats et autres interviews télévisées par exemple) ; il ne faut pas d’autre part négliger tout ce qui se situe à la périphérie du discours politique oral en tant que tel mais en conditionne la réception (style vestimentaire, organisation de la tribune, journalistes choisis pour intervenir, mise en scène, etc.) L’article s’organisera donc autour de l’étude d’extraits d’un discours prononcé par Haider le 19 octobre 2000, traduits en français par mes soins mais fera également appel à d’autres discours ou déclarations plus anciennes (discours de Haider à Krumpendorf, daté du 30 septembre 1995) ainsi qu’à des affiches et photos révélatrices du style de communication particulier adopté par le FPÖ. Je m’efforcerai donc de déterminer dans quelle mesure le discours politique du FPÖ, dont Haider est l’auteur principal, est un discours politique à part entière : en effet, il ne faut pas lui dénier son caractère politique mais au contraire montrer ce qu’il a en commun avec les discours des autres partis politiques, ce qui permet bien souvent d’expliquer la perméabilité de ces derniers aux idées d’extrême droite. De l’autre côté, je montrerai dans quelle mesure les idées particulières que l’extrême droite met en avant influent sur le discours politique d’extrême droite, surtout lorsqu’on travaille sur un discours prononcé en allemand, dans un pays qui a connu le régime nazi.
Le discours politique est un type d’énoncé particulier, régi par des lois bien précises : l’intérêt est de voir dans quelle mesure Haider se plie aux lois du genre, en y apportant sa touche personnelle. La première de toutes ces lois est que le discours politique est destiné à faire (ré)agir son destinataire, en le convainquant du bien-fondé des idées qu’il expose et, dans le cas des partis se présentant aux élections, en l’engageant à aller voter pour le parti de celui qui parle. De ce point de vue-là, il est tout à fait clair que le discours politique du FPÖ dans sa totalité est tourné vers ce but et que l’arrivée au pouvoir est l’objectif que s’est fixé Jörg Haider pour son parti et pour lui-même.
Par ailleurs, même lorsqu’il est figé et donc écrit, le discours politique reste un message qui s’inscrit dans le schéma de la communication, organisé autour de trois instances : l’émetteur, le message et le récepteur, ce qui constitue une grille de lecture fort intéressante pour le discours politique d’extrême droite, puisqu’on n’oublie ainsi ni les intentions et la part de subjectivité de l’émetteur (homme politique), ni le contenu du message (structure, organisation, lexique, figures de style, etc.), ni enfin le destinataire dans sa diversité (sympathisant, opposant, neutre, etc.).

Herr Doktor Haider, docteur en marketing politique

Haider n’a pas inventé le marketing politique : il s’agit d’un principe développé par les conseillers en communication politique, qui privilégie la forme sur le fond et l’apparence sur le contenu, et qu’on pourrait résumer ainsi : «Une formule a moins d’impact qu’un geste. Le discours doit être charnel. L’authenticité de l’orateur est plus convaincante que son habileté.(4)
De fait, on voit clairement dans les enregistrements vidéo des discours de Haider l’importance des intentions et de la subjectivité de ce dernier. Il se présente non pas avec un discours déjà écrit, mais avec une feuille de papier sur laquelle il cherchera pendant son discours des chiffres, des citations qu’il ne lira d’ailleurs pas, et on remarque au fur et à mesure qu’avance le discours que Haider sait le faire évoluer en fonction des réactions du public et varier en improvisation autour d’une même formule pour qu’éclatent les applaudissements du public.
Ce qu’il sait faire avec les mots, Haider le fait également avec la forme de son discours. Il est en effet célèbre pour ses mises en scène et pour ses apparitions publiques sensationnelles préparées longtemps à l’avance. Mais pour le discours du 19 octobre 2000, sa gestuelle est assez sobre : sa façon de se mettre en scène est également assez simple : il est tantôt un homme très occupé, tantôt un observateur modeste : «Comme vous pouvez vous l’imaginer, j’ai un agenda relativement chargé» et plus loin «Voilà qui me semble une raison suffisante pour faire attention à ce que, dans ce pays (et je vois là aussi un peu mon rôle), [...] à ce qu’on ne nous démolisse pas notre démocratie.»
Haider est également connu comme l’homme politique aux multiples visages, lors de ses apparitions publiques et à l’occasion de ses contacts avec la presse : il est tour à tour un époux et un père modèle, un sportif accompli, un Autrichien attaché aux traditions culturelles de son pays, etc. Telles sont les photos que diffusent les journaux montrant un homme politique qui adapte son image à son public, tout aussi bien que son discours et ses mots. Haider apparaît-il en costume traditionnel ? C’est pour signifier son attachement aux traditions ; en costume de créateur avec un portable dernier cri ? C’est pour s’adresser aux jeunes électeurs5 ; avec une toque en train de faire la cuisine ? C’est pour essayer de conquérir l’électorat féminin où il remporte proportionnellement moins de voix que chez les hommes.
L’impact de l’image de l’homme politique ne se limite pas aux rôles qu’il endosse pour s’adresser à un public divisé en cibles comme en marketing ; il est plus grand puisque son image influe directement sur le discours politique jusqu’à en devenir une composante à part entière. À cet égard, il est particulièrement intéressant d’étudier une manifestation du discours du FPÖ où Jörg Haider est omniprésent : il s’agit des affiches électorales où on peut voir Haider, parfois aux côtés du candidat, parfois même sans le candidat. Cela s’accompagne d’une personnalisation accrue des slogans qui sont apparemment peu politiques, mais qui, du fait de l’implicite qu’ils comportent, renvoient le destinataire à ses propres représentations politiques :
• Affiche 2 : Nous travaillons pour l’Autriche à comprendre comme : Les autres travaillent contre l’Autriche ;
• Affiche 1 : Il ne vous a pas menti où il faut mettre l’accent de phrase sur le sujet (sous-entendu : alors que les autres…, etc.)
Par son image (au sens propre comme au sens figuré), Haider s’efforce, à l’instar de tout homme politique, de plaire à tout le monde, quitte à renoncer à exposer explicitement les idées de son parti sur quelques affiches par exemple : le discours attrape-tout ainsi produit peut laisser penser à une dépolitisation du FPÖ, mais l’implicite que décode le destinataire généralement averti (sympathisant ou opposant) montrent que c’est justement l’arrière-plan politique qui constitue une des spécificités du discours politique du FPÖ et de Haider en particulier.

Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?

Le discours du 19 octobre 2000 s’organise cependant autour d’une idée fondamentale pour le FPÖ et pour les organisations politiques en général : l’opposition entre «eux» et «nous». Bien entendu, «eux» est incarné tout au long du discours par différents individus ou groupes d’individus : les opposants du nouveau gouvernement, ceux qui profitent du système, les étudiants, les syndicats, les autres partis politiques (SPÖ, Verts, mais aussi l’ÖVP), les gens de gauche en général, les immigrés, l’opinion publique internationale, la presse, etc. auxquels sont associés toute sorte de termes négatifs (violence, intolérance, diffamation, intimidation). À chaque fois, un «nous» vient s’opposer au «eux», qu’il s’agisse de Haider ou du FPÖ face aux opposants, des petits épargnants face aux profiteurs, des apprentis face aux étudiants et aux syndicats ou des Autrichiens «qui veulent vivre tranquilles dans leur pays» face à l’opinion publique internationale et à la presse. Cette opposition fondamentale donne une vision simplifiée de la réalité, qui induit également une représentation manichéenne des choses.
Or, la simplification de la réalité sociale et politique est un élément récurrent et constitutif du discours politique en général, à tel point qu’elle est l’un des quatre éléments invariants du discours politique en général et qui constituent en quelque sorte un schéma commun à tous les discours politiques : «1/ La réalité sociale est transparente ; 2/ L’autorité politique est légitime ; 3/ Elle maîtrise les phénomènes sociaux ; 4/ L’addition des citoyens forme une communauté.»(6)
Les trois autres invariants sont présents dans le discours de Haider : la légitimation de l’autorité politique, en l’occurrence celle du FPÖ, se fait a contrario par le biais de l’attaque ad hominem très violente lancée contre le maire sortant de Vienne, Michael Häupl, au tout début du discours. Le troisième invariant, la maîtrise des phénomènes sociaux, est sous-jacent dans la première partie du discours où Haider met en accusation successivement l’ancienne coalition SPÖ-ÖVP, l’Europe et l’Euro, en se dédouanant à chaque fois sur le mode du «On vous l’avait dit». Le dernier invariant est constitutif du discours d’extrême droite, puisque l’activation des mécanismes identitaires du destinataire se fait ici en dramatisant deux périls à la fois intérieurs et extérieurs, l’immigration et les sanctions européennes.
Dans le long passage que Haider consacre alternativement à l’immigration et aux sanctions européennes, l’intensification et l’usage de figures de rhétorique permettent de donner au discours une dimension émotionnelle très forte et donc d’agir sur les représentations du public. L’objectif est atteint à chaque fois, le public réagit par des rires, des murmures d’approbation ou un tonnerre d’applaudissements. Le point culminant de ce passage est atteint au moment où Haider dit les trois phrases suivantes : «Il y a beaucoup trop de clandestins ! Il y a beaucoup trop de délits ! Il y a beaucoup trop de trafiquants de drogue.»(7)
Ces trois exclamations reposent sur plusieurs procédés rhétoriques éprouvés : la tournure anaphorique permet d’intensifier ce qui est dit (émotions) et de placer sur le même plan les seuls termes qui ne sont pas répétés, à savoir clandestins, délits et trafiquants de drogue en sous-entendant qu’il y a une relation entre ces trois termes. L’idée de Haider, toute fausse qu’elle soit, n’en apparaît que plus clairement, renforcée par le rythme incantatoire de chacune des phrases, et c’est la désignation des immigrés comme des criminels qui soude le public dans la salle dans une relation fusionnelle avec Haider.
La simplification de la pensée passe également par une généralisation, souvent abusive. La phrase qui conclut la tirade de Haider sur le salaire maternel est édifiante à cet égard : «N’importe quelle mère préférerait rester avec ses propres enfants. C’est un fait, un simple fait.» Énoncée comme une vérité générale, voire une loi biologique, cette affirmation est le tout dernier argument que Haider oppose aux détracteurs du salaire maternel mis en place par le FPÖ en Carinthie en 1999 et instauré au niveau fédéral par le gouvernement de coalition ÖVP-FPÖ en mars 2001.
Si l’on considère le passage où Haider évoque le salaire maternel, on remarque qu’il a une structure additionnelle qui «donne à l’énoncé un caractère de cohérence et de réalité dû [davantage] à l’accumulation»(8) qu’à l’argumentation.
Voici comment s’organise ce paragraphe :
1. Le salaire maternel que propose le FPÖ permet de choisir (crêche ou garde des enfants)
2. C’est une situation difficile pour les femmes.
3. Les détracteurs du salaire maternel se trompent au sujet des intentions du FPÖ.
4. Il s’agit de la liberté de choix des femmes
5. En fait, il n’y a qu’un seul choix possible : la mère s’occupe de ses enfants chez elle.
Il n’y a dans ce paragraphe aucun argument à proprement parler : celui qui pourrait s’appuyer sur la situation difficile est invalidé parce que réduit aux seules femmes. Quant à la liberté de choix, elle est contredite dans la phrase suivante où Haider dénie toute possibilité de choisir à une mère «digne de ce nom».

Identification, fusion, interprétation

Dans le discours du 19 octobre 2000, Haider fait systématiquement appel aux sentiments du destinataire : il motive son auditoire en évoquant l’action future du FPÖ au sein du gouvernement en l’incluant par l’usage du «nous» groupal qui donne aux auditeurs l’impression d’être proches de Haider, tandis que la suite de la phrase (où Haider explique qu’il est très occupé mais qu’il a quand même pris le temps de venir) rétablit la distance entre l’orateur et son auditoire : ces deux façons d’envisager le rapport de l’homme politique au destinataire du discours (proximité et distance) constituent pour le destinataire une sorte de légitimation de l’homme politique.
Le meeting politique est un lieu où se noue un contrat de communication entre locuteur et destinataire tout à fait différent de celui qui existe dans une conversation ou dans un débat. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un exposé à sens unique puisque le public communique à l’homme politique son opinion sur ce qu’il dit par des manifestations non-verbales telles que les cris, les rires, les applaudissements et éventuellement les sifflets(9) et que, du côté de l’homme politique, la forme prend souvent le pas sur le contenu. Ce qui importe le plus, ce n’est pas tant l’information nouvelle que le processus d’identification, voire de fusion, qui s’opère entre le destinataire et l’émetteur du discours politique. Il s’agit d’une expérience commune forte, rythmée par des mots-totems, éventuellement même par des formules rituelles qui suscitent un tonnerre d’applaudissements dans la salle. Cette phrase, située au tout début du discours, est également une façon de tester la salle. De la même façon, lorsqu’il est à nouveau question, à la fin du discours, des sanctions de l’Union européenne, les spectateurs font bloc autour de Haider comme de nombreux Autrichiens ont fait bloc face aux sanctions, ce qui fait dire à Haider les mots suivants : «Mais il y a, Dieu merci, [en Autriche] une population raisonnable et posée. Voilà quelque chose de positif : cette Autriche-là a ridiculisé le reste de l’Europe au moment des sanctions [...]. Et là, il faut bien le dire, chapeau bas devant tous les Autrichiens ! [applaudissements]».
Cependant, à l’ère de la médiatisation du moindre événement politique, il faut se garder de limiter les destinataires d’un tel discours aux seules personnes assises dans cette salle de Vienne. On sait également que le destinataire d’un message n’est pas une potiche, qu’il co-construit au contraire le message qu’il reçoit en fonction de sa motivation, et de son orientation politique dans le cas d’un énoncé politique. Prenons le cas d’un opposant au discours de Haider : comment va-t-il réagir aux formules qui déclenchent l’enthousiasme du public ? Il décode, déconstruit le discours, avec pour objectif final non seulement de lui opposer une autre vision du monde mais surtout de démontrer l’invalidité des thèses qu’il défend. La particularité du discours d’extrême droite est donc de provoquer chez son destinataire un réflexe d’interprétation et d’évaluation du discours.
On voit bien que le discours d’extrême droite est un discours politique à part entière. En quoi s’en démarque-t-il cependant ? Quelle est la touche personnelle qu’ajoute Haider au discours politique traditionnel ? La place privilégiée qu’occupe Haider, et la valeur d’argument qu’il a en tant que (ancien)(10) dirigeant du parti donnent déjà quelques éléments de réponse. En cela, il dépasse le cadre du marketing politique : il n’est pas seulement un argument de vente, il est le chef, l’homme fort revendiqué par l’idéologie d’extrême droite. De même, la vision du monde ultra-simplifiée que propose Haider dans son discours n’induit pas une déproblématisation de la réalité sociale : elle en propose une lecture simpliste et avance une réponse qui ne se limite pas à la prise de pouvoir mais désigne l’ennemi à éliminer, tels les immigrés et les opposants, et déclare vouloir remettre les femmes à leur place. Quant au destinataire, son rôle ne se limite pas à s’identifier avec Haider, il est plus actif puisqu’il doit, quelles que soient ses idées, décoder l’implicite de son discours, qu’il s’agisse de ce que la loi interdit de dire ou de ce que la société désapprouve.

Un arrière-plan idéologique omniprésent

Jörg Haider est-il un cynique en matière de politique ? Si on en juge d’après son itinéraire politique et avant cela d’après le milieu familial dans lequel il a été élevé, il semble que ses convictions politiques soient bien ancrées : son opportunisme politique se manifeste vraisemblablement seulement dans les déclarations qu’il fait pour démentir d’autres déclarations qui ont fait scandale.
Dans le livre qu’il a publié en 1993 et qui s’intitule Die Freiheit, die ich meine(11), Haider fustige les idéologies de gauche et se proclame libre de toute idéologie. Pourtant, l’arrière-plan idéologique du FPÖ est omniprésent dans ces pages : Haider s’affirme en tant que libéral héritier du camp national-libéral autrichien du début du siècle. Il n’évoque cependant pas les liens de son parti avec le nazisme et son idéologie, sauf pour s’en défendre.
Quant au FPÖ, aussi bien son histoire interne et externe montrent bien ses orientations idéologiques ; il n’est pas allé au bout du virage libéral amorcé en 1964, n’en retenant que l’aspect ultra-libéral (voir les mesures prises par le nouveau gouvernement sur les retraites). Depuis que Haider a pris la direction du FPÖ en 1986, ce parti est classé à l’extrême droite sur l’échiquier politique ; si l’on reprend la définition de l’extrême droite que donne le DÖW(12) («Vision nationaliste de l’histoire, révisionnisme historique, racisme biologique et différencialiste, nationalisme pangermanique, création de boucs émissaires et autres représentations de l’ennemi intérieur et extérieur, critique de la démocratie et du système en place, communauté nationale (au sens völkisch) et sociale, conception autoritaire de l’État, État fort avec un homme fort, un führer à sa tête, agressivité du style politique, refus de l’émancipation des femmes»), on se rend compte que quatre idées fondamentales (l’exclusion, le passé, la violence et le chef) donnent au discours du FPÖ son style particulier. Il importe maintenant de voir quels procédés elles impliquent, susceptibles de faire dire au destinataire qu’il a affaire à un discours politique d’extrême droite.

L’exclusion : l’idée et le mot

L’ensemble du discours politique du FPÖ repose sur l’opposition entre un «nous» doté de toutes les qualités et un «eux» doué de mauvaises intentions qui menace le «nous» ; cette opposition ne se limite pas, comme chez les partis politiques traditionnels, aux seuls adversaires politiques, elle vise toute une partie de la population à exclure, voire à éliminer. «Tous ces gens-là [clandestins et délinquants] n’ont rien à faire en Autriche, et il doit être dans notre intérêt de nous en débarrasser comme il convient.» La polysémie du verbe «débarrasser» donne un ton particulièrement menaçant au discours de Haider, qui pourra toujours, le cas échéant, minimiser ce qu’il a voulu dire, sans pour autant pouvoir nier avoir parlé des clandestins comme d’un paquet encombrant ou d’une tache qui dépare dans un tableau idyllique.
Il faut rattacher à la thématique de l’exclusion toute la partie du discours du FPÖ qui repose sur la théorie du complot. Le mythe du complot ou de la conspiration est typique de l’extrême droite de tous les pays car il a de multiples avantages : il repose en effet sur l’idée de l’exclusion et du secret et permet, tout en désignant les autres comme responsables, de donner l’illusion d’une communauté d’intérêt pour provoquer le fameux Schulterschluss évoqué dans le cas des sanctions européennes, tout en détournant l’attention des véritables problèmes. Le cas des sanctions de l’Union européenne est particulièrement intéressant à cet égard : «Tout cela, mes chers amis, peut nous faire sourire, mais il est bien triste que nous ayons une telle réputation à l’étranger à cause de ces gauchistes qui nous diffament, alors que nous autres, démocrates… [applaudissements]».
Il est impossible pour les gens de gauche de démentir avoir sali l’image de l’Autriche aux yeux de la communauté internationale : en effet, qu’ils se taisent ou qu’ils réagissent en signe de dénégation, ils risquent dans tous les cas de faire le jeu de Haider en s’excluant par leur mutisme du Schulterschluss qui réunit tous les Autrichiens dans un même sursaut nationaliste ou bien en s’y incluant par leurs dénégations, et en minimisant par là-même le danger que représentent à la fois le FPÖ(13), ses partisans et ses sympathisants.

Le passé des mots allemands

Le discours politique du FPÖ est toujours sujet à interprétation : dans le cas de son rapport au passé nazi de l’Autriche, la nécessité d’une connaissance du lexique nazi est nécessaire, de même que celle de la rhétorique de la Nouvelle Droite(14) afin de bien saisir la portée de l’implicite dans le discours du FPÖ.
Il existe en Autriche une loi qui interdit l’apologie du régime nazi ainsi que tout ce qui pourrait remettre en activité politique les idées qui étaient celles du NSDAP : il s’agit de la loi sur la Wiederbetätigung, qui conditionne d’une certaine manière le discours du FPÖ, au même titre que la loi Gayssot, qui interdit en France l’incitation à la haine raciale et conditionne le discours du Front national. C’est la première contrainte que subit le discours du FPÖ et qui en explique le codage : il s’agit de parler à mots couverts dans le but de s’éviter des poursuites juridiques qui pourraient mener à l’interdiction du parti.
Bien sûr, si le FPÖ n’est pas un groupuscule néo-nazi qui signe ses tracts d’une croix gammée, les rapports qu’il entretient avec l’idéologie d’extrême droite sont cependant bien réels. Ainsi, on retrouve dans le discours du FPÖ, et en bonne place puisque sur les affiches électorales pour les élections municipales de Vienne de 1999, le terme Überfremdung par exemple, dont voici la première définition : «Pénétration trop importante d’éléments non-allemands ou “étrangers à l’espèce” dans le peuple allemand ; Goebbels, en 1933 : “La vie intellectuelle allemande est submergée [Überfremdung] par la juiverie internationale.”»(15)
À partir de 1938, ce terme ne s’applique plus seulement aux Juifs, mais aussi à tout contact avec les étrangers (travailleurs forcés ou prisonniers de guerre) et aujourd’hui, il a acquis les significations suivantes : «Ascendant pris sur une culture, sur une langue par une influence étrangère plus puissante ; (dans la discussion autour de l’accueil des demandeurs d’asile) Afflux d’un trop grand nombre d’étrangers dans une région.»(16)
Il s’agit donc d’un mot-drapeau, brandi en pleine campagne électorale dans le but de gagner des électeurs malgré (ou peut-être à cause) de l’implicite qu’il renferme : en effet, c’est un signal pour les gens qui ont déjà une opinion d’extrême droite, tandis que pour les opposants, c’est une menace qui dit sa détermination, et pour les indécis un terme violent qui détone par rapport aux autres discours politiques et peut les pousser à prendre la décision d’un vote protestataire.
Le FPÖ ne se contente cependant pas d’utiliser des mots ou des formules qui renvoient au nazisme et éveillent un écho douloureux chez ceux qui ont connu cette époque et qui en ont été les vraies victimes(17) : il va même jusqu’à défendre l’engagement de certains dans les Waffen SS. Le discours fait par Haider le 30 septembre 1995 à Krumpendorf devant une assemblée comportant majoritairement d’anciens SS est particulièrement intéressant à cet égard.
Le discours est fait sur le mode de la défense (défense de la commémoration de l’Ulrichsberg, défense de la génération de la guerre face aux expositions sur la Wehrmacht), ce qui permet à Haider de présenter les anciens SS comme des victimes, cibles du politiquement correct, du terrorisme de la vertu et de la discrimination : «Nous vivons vraiment à une époque où le politically correct, comme on dit si joliment, le terrorisme de la vertu se répand, y compris par l’intermédiaire des médias et de tous ceux qui ont quelque chose à dire dans la vie publique, et où on essaie tout bonnement de discriminer ces rencontres et ces retrouvailles de la vieille génération, qui ne souhaite en fin de compte que se retrouver pour penser.»
Haider retourne la situation : les bourreaux deviennent des victimes, et inversement, à l’instar de l’Allemagne que les révisionnistes prétendent dégager de la responsabilité du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’un procédé traditionnellement employé par l’extrême droite, et par les nazis également : le renversement de la responsabilité, qui continue dans la suite du discours par l’emploi d’expressions comme «à tout ce qu’elle a traversé, à tout ce qu’elle a vécu, à tout ce pour quoi elle a souffert, à tout ce pour quoi elle est restée debout et à tout ce pour quoi elle est encore debout aujourd’hui.» Haider reste dans le flou, mais il s’adresse à un public particulier, qui sait interpréter ses allusions, ces dernières conférant encore plus de force à son discours. Les cinq relatives sont certes vagues, mais elle font référence à des actions et sentiments positifs (traverser une épreuve, souffrir, rester debout pour quelque chose, dans le sens d’assumer ses actes) tandis que les termes «politically correct», au même titre que «terrorisme de la vertu» et «discriminer» sont connotés négativement, alors qu’ils renvoient à la dénazification et à l’opposition au nazisme. Il s’agit là de termes utilisés couramment par les révisionnistes et les négationnistes qui déclarent lutter contre la «dictature de la pensée» qui permet d’asseoir «l’histoire officielle», et tout cela au nom de la «liberté d’expression».

La violence et le pouvoir incontesté du chef

Il s’agit de deux idées fondamentales qui sous-tendent le discours politique d’extrême droite et dont les manifestations stylistiques sont relativement faciles à détecter. Ainsi, le discours de Haider devient agressif et violent lorsqu’il attaque le système en place : il invente pour ce faire des mots extrêmement insultants dont voici quelques exemples particulièrement frappants, mais parfois difficiles à rendre en français et qui font en tout cas penser aux mauvais calembours de Le Pen : « Bettlerrepublik [république des mendiants], Entwicklungsdemokratie [démocratie en voie de développement], Gaunerrepublik [république des escrocs, qui ressemble à s'y méprendre au ripoublique de Le Pen], Korruptionäre et Korruptionisten [mélange intraduisible entre corruption et fonctionnaire], Nachtwächterregierung [république des veilleurs de nuit], Operettenstaat [État d'opérette]»(18). Par ailleurs, lorsque Haider évoque ses adversaires politiques, il ne se limite pas uniquement à des attaques ad hominem traditionnelles avec insinuations et remarques ironiques à l’appui, il s’agit véritablement de défaire l’adversaire dans une guerre totale. Tous les moyens stylistiques sont bons : métaphores animales, déformations du nom, insultes, moqueries visant les particularités physiques de l’adversaire, menaces explicites.
En 1995, à propos de ses opposants, Haider se fait carrément menaçant : «Je ne suis pas encore chancelier, vous avez encore la vie sauve, mais bientôt, je vous bouclerai.»(19)
La violence du discours politique du FPÖ est facilement perceptible ; la façon dont l’idée du chef tout-puissant du parti (même redevenu «militant de base») influe sur le discours politique du FPÖ peut passer inaperçue, car elle ne se manifeste pas de façon aussi spectaculaire. C’est cependant précisément cette idée qui permet à Haider d’enfreindre le principe de confiance sur lequel repose la réception du discours politique.
Le principe de confiance est en effet ce qui autorise le destinataire d’un discours politique à croire que le discours est plus ou moins conforme à la réalité : de par sa position, Haider se permet régulièrement d’enfreindre ce principe en mettant en doute tout ce que disent ses adversaires politiques et en n’hésitant pas à inventer chiffres et anecdotes, tant et si bien que tout se noie dans un brouillard idéologique qui favorise la propagation des idées d’extrême droite.
Ainsi, à propos du secrétaire régional du FPÖ du Burgenland (Wolfgang Rauter) qui avait critiqué les projections gratuites pour les jeunes du film La Liste de Schindler, Haider a répliqué en 1999 à un journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait de la prise de position de «Walter» Rauter : «Cet homme politique n’est pas chez nous.»(20) Le journaliste s’était trompé de prénom, et Haider a pris sa question au pied de la lettre pour lui répondre par un mensonge éhonté. De la même façon, lorsqu’une déclaration d’un membre du FPÖ fait scandale, les justifications qui suivent enfreignent régulièrement le principe de confiance, par des mensonges souvent éhontés où, lorsque le ou la journaliste revient sur les propos scandaleux, on lui répond qu’il s’agit d’une autre citation, ou alors que la citation a été mal citée, etc. Tous les moyens sont bons pour désamorcer le scandale, sauf un : reconnaître les faits et s’excuser pour les propos tenus.
Le mensonge comme affirmation de la toute-puissance du chef ne se limite cependant pas aux réponses données par le FPÖ à la presse ou à ses détracteurs : Haider n’hésite pas à mentir sans qu’on lui ait rien demandé, en particulier lorsqu’il s’agit de chiffrer le nombre d’immigrés : il refuse tout bonnement par exemple de ne pas inclure les enfants d’immigrés, eux-mêmes citoyens autrichiens.
Cette façon de traiter les chiffres explique le passage sur les taux d’immigrés dans le discours du 19 octobre 2000 qui reprend à peu de choses près la déclaration suivante faite en septembre 1999 par Haider à des journalistes de Falter, qui lui demandaient s’il considérait vraiment que les enfants nés d’un mariage mixte devaient être pris en compte dans le taux d’immigrés : «Ils sont dans les chiffres, n’est-ce pas ? [...] On peut en enlever autant qu’on veut des chiffres, jusqu’à arriver à zéro, n’est-ce pas ?»(21)

La manipulation des mots

À l’instar de l’usage que fait la Nouvelle Droite d’idées comme le respect des autres cultures (qui donne au racisme biologique un nouveau visage : le différencialisme) ou de celui que les négationnistes font de la liberté d’expression, le FPÖ s’accapare les idées et les mots des autres pour en déformer le sens. Or, le destinataire qui ne se doute pas du changement de sens, a l’illusion que le FPÖ est un parti respectable, démocratique, institutionnel, alors que les idées en question ont été détournées de leur sens premier. Deux exemples sont particulièrement intéressants à cet égard : celui du regroupement familial et celui de la protection de l’environnement.
Le regroupement familial est une idée à laquelle le FPÖ s’est toujours opposé, allant même jusqu’à vouloir abandonner la Convention de Genève. En 1996, le FPÖ réclame pour les Autrichiens le droit à la patrie et déclare, au sujet du regroupement familial : «Dans tous les autres cas [lorsque les personnes concernées peuvent retourner dans leur pays d'origine], le regroupement familial peut tout aussi bien être effectué dans le pays natal de l’étranger.»(22)
Le FPÖ peut ainsi se revendiquer des Droits de l’Homme et dire, comme Helene Partik-Pablé, candidate aux dernières élections municipales de Vienne : «Nous préconisons le regroupement familial, mais dans le pays natal de l’étranger.»(23)
Le deuxième exemple que je voudrais citer est celui de la protection de l’environnement : il s’agit pour le FPÖ d’un thème récent, emprunté à la gauche. Ainsi, le FPÖ organise depuis plus d’un an à la frontière tchèque des manifestations contre la centrale nucléaire de Temelin : la frontière est bloquée, et les slogans scandés par les manifestants sont nationalistes. Il ne s’agit donc pas de la protection de l’environnement comme on l’entend habituellement (celle qui assure la préservation de la nature et de l’espèce humaine), mais de la préservation d’un Lebensraum [espace vital] à l’abri des accidents nucléaires et dans lequel le peuple autrichien peut continuer d’exister. On retrouve le même détournement d’idée dans le programme de 1987 des Republikaner, parti d’extrême droite allemand, où l’on peut lire : «Nous entendons préserver et promouvoir la persistance et la santé du peuple allemand : c’est une mission commune à tous qui dépasse les intérêts particuliers. La protection de l’environnement, entre autres choses, servira ce but.»(24) Cette citation met en relation le terme Umweltschutz (protection de l’environnement) et la préservation du peuple allemand, montrant la coloration nationaliste que donne ce parti d’extrême droite à ce mot dont la portée est généralement universelle.

Un discours sur le discours

Les glissements de sens opérés dans le discours politique du FPÖ de même que les formulations totalement nouvelles qu’il propose fournissent bien souvent matière à interprétation et le classent en tout cas à part des autres discours politiques. Par ailleurs, de nombreuses déclarations du FPÖ et de Haider ont fait scandale et se sont retrouvées de ce fait au centre de l’actualité politique pour être analysées et décodées(25).
À ce titre, toute une partie du discours politique du FPÖ est du discours sur son propre discours. Il est particulièrement intéressant de voir comment Haider se justifie lorsqu’il est attaqué sur un de ses discours (celui de Krumpendorf par exemple) ou sur la déclaration faite le 13 juin 1991 au Landtag de Carinthie : «Pendant le Troisième Reich, il y a eu une politique de l’emploi convenable, et c’est une chose que votre gouvernement à Vienne ne parvient pas même à mettre en place.»(26)
Les dénégations et les confirmations des déclarations mises en cause participent (au même titre que les démentis et les excuses faussement sincères) au brouillard idéologique qui se forme au fil des ans autour des déclarations scandaleuses des cadres du FPÖ : qui sait encore aujourd’hui ce qu’a dit réellement Haider au sujet de sa déclaration de juin 1991 sur la politique d’emploi du Troisième Reich ? A-t-il démenti ? S’est-il excusé ? A-t-il maintenu ses propos ? À part nier qu’il avait fait cette déclaration, il a dit en fin de compte à peu près tout et son contraire.
Précisons que Haider a été rapidement démis de ses fonctions de ministre-président de Carinthie mais qu’ensuite, la plainte pour Wiederbetätigung a dû être abandonnée car, selon les tribunaux, on ne pouvait pas prouver que Jörg Haider ait eu l’intention par une telle déclaration de remettre en service les idées nazies, ce que les excuses faites immédiatement après la déclaration tendraient à prouver.
Après que les poursuites ont été interrompues, Haider a commencé à revenir sur ses excuses et à renforcer sa déclaration en déclarant par exemple au journal d’extrême droite allemand Junge Freiheit : «Il apparaît de plus en plus clair que ce que j’ai dit est un fait historique, un point c’est tout. [...] C’est un fait historique qu’en Autriche, les voleurs, les escrocs, les parjures restent au pouvoir, tandis que ceux qui disent la vérité historique sont contraints de démissionner.»(27)
Au fur et à mesure que les mois passent, Haider renverse les rôles ; plus rien n’est de sa faute, ce sont ses détracteurs qui instrumentalisent ses paroles pour le stopper dans son ascension politique, comme il l’écrit dans son livre Die Freiheit, die ich meine : «Si l’on évoque les succès du Troisième Reich en matière de politique d’emploi, succès prouvés sans le moindre doute par les recherches les plus récentes, on se retrouve immédiatement sous la menace d’une plainte pour Wiederbetätigung et on doit, en tant qu’homme politique, immédiatement démissionner.»(28)
On remarque d’ailleurs dans cette déclaration deux inexactitudes : sur les succès de la politique d’emploi du Troisième Reich(29) et sur sa prétendue démission (Haider a été démis de ses fonctions).
Jusqu’au début de l’année 1999, Haider continue à faire le même type de déclaration, et en novembre 1999, il continue à refuser de s’excuser. Cependant, lorsqu’il entrevoit pour le FPÖ la possibilité de participer au gouvernement, il change du tout au tout et s’excuse lors de son discours fait à la Hofburg le 12 novembre 1999 : «[Je m'excuse] pour quelques déclarations [...] qu’on m’attribue au sujet du national-socialisme.»(30) Mais dès juin 2000, il revient sur ses excuses dans une interview avec le Tagesspiegel de Berlin, et parle à nouveau d’une erreur d’interprétation de la part du public, renforçant ainsi sa première déclaration : «J’ai dit que je m’excusais pour le cas où l’interprétation de mes déclarations, citées de façon incomplète, aurait provoqué un malentendu susceptible de blesser des gens. Et c’est bien autre chose que si j’étais revenu sur mes déclarations.»(31)
Toutes ces différentes réactions de Haider face à sa déclaration de 1991 sur la politique d’emploi du Troisième Reich (s’en distancer, s’excuser ou la confirmer) correspondent à des stratégies adaptées aux différents destinataires du discours politique du FPÖ : aussi bien au destinataire critique auprès de qui les excuses servent d’alibi sur lequel on peut toujours s’appuyer au cas où cela serait nécessaire, qu’à celui qui a des idées d’extrême droite et qui sait bien que de telles déclarations ne sont pas (encore) tolérées mais apprécie de voir que Haider ne baisse pas complètement sa garde.

Conclusion

Le discours du FPÖ est un discours politique qui pousse à l’extrême la soumission aux règles du marketing politique en assurant la complète primauté de l’image sur le contenu (et par extension du dirigeant sur la ligne politique du parti), qui simplifie la réalité et le discours jusqu’à faire disparaître l’argumentation et privilégie l’aspect émotionnel dans son rapport au destinataire. De ce fait, le discours du FPÖ se trouve souvent jouer avec l’implicite, l’allusion et le sous-entendu, ce qui oblige ses destinataires à l’interpréter, à le décoder, à le décrypter. On a donc affaire à un discours manipulateur, qui déforme et n’hésite pas à utiliser le mensonge : à force de glissements de sens et de formulations allusives, le discours politique du FPÖ semble inattaquable, ou plutôt, on ne sait plus par quel biais l’attaquer.
En ce sens, le discours politique du FPÖ est un discours d’extrême droite moderne, à différencier donc du discours du FN français, plus traditionnel et donc moins soucieux des règles de marketing politique. Il faut également le différencier du discours des organisations néo-nazies, dans lequel il n’y a pas place pour l’ambiguité, l’interprétation ou l’implicite, ce qui les conduit la plupart du temps à être interdites quand la loi en vigueur dans le pays le permet.
Du fait de sa modernité et de ses caractéristiques si particulières, le discours du FPÖ se retrouve bien souvent au centre de la polyphonie que constitue l’ensemble des discours politiques. Ces derniers se sentent obligés de se positionner par rapport au discours du FPÖ, et c’est ainsi que plusieurs idées du FPÖ deviennent acceptables pour les partis politiques autrichiens, entraînant une «haiderisation» du discours politique autrichien.

Notes
(1). FPÖ : Freiheitliche Partei Österreichs (parti libéral autrichien), ÖVP : Österreichische Volkspartei (parti populaire autrichien) et SPÖ : Sozialdemokratische Partei Österreichs (parti social-démocrate autrichien).
(2). Depuis que Haider a «pris le pouvoir» à l’intérieur du FPÖ, ce dernier n’a plus participé à aucune coalition gouvernementale : c’est en tant que parti d’opposition que le FPÖ s’est fait une place dans les sondages et dans le cœur des Autrichiens.
(3). Discours fait à Vienne pour soutenir la candidature de Hilmar Kabas aux élections municipales de Vienne de mars 2001.
(4). Note de Jean-Pierre Raffarin, expert en marketing politique, à l’intention des candidats UDF, cité dans Trognon Alain-Larrue Janine, Pragmatique du discours politique, Armand Colin, Paris, 1994, p. 13.
(5). Le FPÖ est le premier parti chez les moins de 30 ans.
(6). Le Bart Christian, Le discours politique, collection Que sais-je ?, PUF, Paris, 1998, pp. 70-71.
(7). On pourrait analyser de la même façon le passage où Haider fustige les sanctions européennes et qui comporte également une construction anaphorique «Ce n’est pas chez nous…».
(8). Le Bart, 1998, pp. 70-71.
(9). Il n’y a aucune manifestation de désapprobation de ce genre durant ce meeting auquel assistent surtout des sympathisants, les opposants évitant bien sûr de se manifester comme tels, question de prudence !
(10). Depuis mars 2000, Haider a démissionné de ses responsabilités de dirigeant du FPÖ pour redevenir un «militant de base» du parti.
(11). Haider Jörg, Die Freiheit, die ich meine, Ullstein, 1993.
(12). Dokumentationsarchiv des Österreichischen Widerstands, Centre de documentation de la résistance autrichienne, définition citée dans Scharsach Hans-Henning, Huch Kurt, Haider. Schatten über Europa, Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 2000, p. 24.
(13). Voir à ce sujet les réactions controversées des Verts autrichiens au moment où ont été votées les sanctions contre l’Autriche par l’Union européenne.
(14). Cf. Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, 1994.
(15). Brachmann Karl-Heinz, Birkenhauer Renate, NS-Deutsch. »Selbstverständliche« Begriffe und Schlagwörter aus der Zeit des Nationalsozialismus, Straelener Manuskripte Verlag, 1988,
pp. 185-186.
(16). Schmitz-Berning Cornelia : Vokabular des Nationalsozialismus, de Gruyter, 1998, pp. 615-616.
(17). Voir l’hommage rendu en juin 2000 par Ernest Windholz, le président du FPÖ de Basse-Autriche, aux militants de longue date : «Unsere Ehre heißt Treue» (Notre honneur a nom fidélité). Il s’agit de la devise des Waffen SS : s’agit-il d’une coïncidence ou pas ? Windholz a déclaré ne pas connaître la référence contenue dans cette formule, ce qui est fortement sujet à caution.
(18). Exemples tirés de l’abécédaire publié par Ötsch Walter, Haider light. Handbuch für Demagogie, Czernin Verlag, Vienne, 2000, pp. 21-22.
(19). Cité dans Ötsch, 2000, p. 68.
(20). Cité dans Ötsch, 2000, p. 192.
(21). Cité dans Ötsch, 2000, p. 92.
(22). Cité dans Scharsach, 2000, p. 90.
(23). Cité dans Scharsach, 2000,
p. 91.
(24). Cité dans Diekmannshenke Hajo et Klein Josef (sous la direction de), Wörter in der Politik. Analyse zur Lexemverwendung in der politischen Kommunikation, Westdeutscher Verlag, 1996, p. 83.
(25). Il s’agit la plupart du temps de «dérapages» plus ou moins contrôlés, dont le FPÖ est d’ailleurs toujours sorti renforcé.
(26). Cité dans Scharsach, 2000, p. 38.
(27). Cité dans Scharsach, 2000, p. 40.
(28). ibid.
(29). Les trois raisons des prétendus succès de la politique d’emploi du Troisième Reich sont les suivantes : la préparation de la guerre (usines d’armement), la persécution des Juifs qui ont dû fuir ou ont été déportés ainsi que la confiscation de leurs biens qui ont financé cette politique d’emploi.
(30). Scharsach, 2000, p. 41.
(31). Scharsach, 2000, p. 42.

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