REFLEXes

Les interprétations du fascisme dans l’entre-deux-guerres

24 mars 2009 Les radicaux

Publié en 2001

Petite bibliographie sommaire:

- TASCA (Angelo), Naissance du fascisme, Paris, Gallimard, 1967
- NEUMANN (Franz), Béhémoth: structure et pratique du national-socialisme, Paris, Payot, 1987
- BROSZAT (Martin), L’État hitlérien, Paris, Fayard, 1985
- DE FELICE (Renzo), Le fascisme: un totalitarisme à l’italienne ?, Paris, FNSP, 1988
- MILZA (Pierre), Le fascisme italien 1919-1945, Paris, Seuil, 1980
- KERSHAW (Jan), Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives d’interprétations, Paris,Gallimard
- AYCOBERRY (Pierre), La question nazie. Les interprétations du national-socialisme, Paris, Seuil, 1979

Cette présentation vise à aborder l’ensemble des explications et tentatives d’explications qu’a pu susciter le mouvement fasciste tant dans l’entre-deux-guerres que dans la période contemporaine. Kershaw pose bien la perspective de recherche principale développée par ces explications : qu’est-ce que le fascisme ? Le nazisme n’est-il qu’une variante allemande du fascime ou a-t-il sa propre autonomie ? Le problème principal vient de la dévaluation du concept. A l’origine la notion de fascisme n’est finalement que le fruit du hasard de la vie politique italienne. L’inflation de son utilisation vient essentiellement des milieux communistes qui, à partir des années 1925, se mettent à dénommer ainsi tous leurs adversaires politiques, y compris les socialistes. Le point ultime de cette dérive sera le terme d’« hitlero-trotskiste », à la mode dans les années 1930. Les socialistes et les autres forces politiques révolutionnaires ou réformistes préféraient appeler le phénomène « Réaction ». L’après-guerre connaîtra également une inflation liée à la valeur franchement péjorative acquise par le terme. De fait il semble que la seule façon de dévaluer l’adversaire tout en le diabolisant soit de le qualifier de « fasciste ».

Pourtant si l’on essaie de reprendre le concept avec rigueur, on s’aperçoit que non seulement le terme n’est pas applicable à tous les régimes qualifiés ainsi mais surtout qu’il n’est pas un indicateur de férocité mais de pensée politique. Ainsi, si on prend l’exemple du régime franquiste, il est clair qu’il ne peut être qualifié de « fasciste » (même si au moment de la guerre civile il était normal de le qualifier comme tel) et pourtant, tout régime « seulement » autoritaire qu’il ait été, il fut infiniment plus sanglant que le régime mussolinien : la dernière exécution politique eut lieu en 1974 avec la mise à mort de l’anarchiste (membre du MIL) Puig Antich. Il en va de même avec les régimes sud-américains.

Un moyen de caractériser le fascisme fut de l’associer à la notion de totalitarisme. Mais ce concept n’est pas plus clair que celui de fascisme. Il fut créé par les libéraux italiens contre le régime mussolinien dans les années 1920 puis récupéré positivement par celui-ci pour caractériser l’État fasciste. Ce n’est qu’après 1930 que sociaux-démocrates et libéraux en Europe l’utilisent pour faire le parallèle avec le régime stalinien, en en faisant le phénomène majeur du XXe siècle. Cette thèse est ensuite reprise par Hannah Arendt et adoptée par tous les partisans de la démocratie libérale. Or elle présente des désavantages certains. D’une part, elle fige sous un shéma statique un ou des phénomènes qui n’ont cessé d’évoluer, d’autre part elle exclue toute interprétation du fascisme comme phénomène réactionnaire et passéiste puisqu’elle pose que le totalitarisme présuppose progrès technique et modernité. Enfin elle masque certains phénomènes comme le consensus à l’œuvre dans les sociétés concernées. Celui-ci a plus particulièrement été étudié par Renzo de Felice dans l’Italie fasciste. Il semble évident qu’un régime quel qu’il soit ne peut tenir seulement par la répression et qu’il s’appuie forcément sur des couches sociales satisfaites par la politique mise en œuvre. Ainsi le stalinisme ne peut se comprendre si on ne prend pas en compte le phénomène d’ascension sociale qu’il a généré, en particulier dans la paysannerie.

Pourtant, dès les années 1930, certains militants socialistes (toutes familles confondues: social-démocratie, léninisme ou anarchisme) ont fait preuve d’une lucidité remarquable. Ils font apparaître le fascisme comme un mouvement de l’entre-deux-guerre et il est clair qu’après avoir été vaincu militairement, c’est-à-dire après 1945, le fascisme n’a plus un rôle central en Europe. Ce qui bien sûr n’ôte rien à la virulence de ses résurgences. Il faut donc le poser dans son cadre historique et en particulier le mettre en perspective avec la première guerre mondiale. C’est ainsi un mouvement typique des pays perdants ou qui se croient perdants (Italie). Il donne par ailleurs à ses contemporains l’impression qu’il est un produit du sous-développement, surtout dans les années 1920. Ce sera d’ailleurs la clé de lecture privilégiée jusqu’en 1933. Ainsi, en 1927, Vandervelde à un congrès de l’Internationale socialiste coupe l’Europe en deux : le nord industriel et démocrate (« cheval vapeur ») contre l’Europe du sud (« cheval cheval »). La victoire en Allemagne casse cette lecture : elle prouve qu’un mouvement fasciste peut gagner dans le cœur industriel de l’Europe. À partir de ce moment, le fascisme est perçu comme une menace internationale car l’équilibre européen se trouve modifié.
L’un des problèmes que les contemporains ont essayé d’expliquer est l’assise de masse du fascisme alors même que ces régimes une fois installés menaient une politique anti-sociale. Dès les premières années, il y a un net refus de voir que le fascisme n’est pas seulement un mouvement manipulé mais qu’il a une base et une certaine autonomie.

Tous ces problèmes seront abordés par l’étude des diverses interprétations du fascisme : interprétations des militants italiens (anarchistes ou sociaux-démocrates), des militants sociaux-démocrates autrichiens, des militants communistes dans les différents pays européens (Gramsci en particulier)… Il est bien entendu que l’utilisation du terme « communiste » pour désigner les partis issus du léninisme est purement conventionnel et pratique, le mouvement communiste (libertaire ou ultra-gauche) étant bien différent.

Interprétations italiennes

Le fascisme italien est celui de référence jusque dans les années 1930, la principale interrogation étant de savoir si on se trouvait confronté à un phénomène purement italien ou international. Dans les premières années s’élabore une réflexion très riche qui présente toujours un intérêt. Le trait général est de s’appuyer sur le marxisme, quelque soit la nature de celui-ci : des révisionistes aux léninistes. Toutes les analyses prennent donc en compte la coupure bourgeoisie/prolétariat. Autre trait : le refus d’accorder toute autonomie politique au phénomène fasciste. Il n’est considéré que comme une création et un outil de la bourgeoisie (avec la réserve bien sûr que ce concept n’a pas le même contenu selon les courants). Il n’est donc pas vu comme un mouvement politique à proprement parlé mais comme une bande de mercenaires.

Tous ces éléments apparaissent très clairement dans les premiers écrits d’Amadéo Bordigua dans lesquels le fascisme n’est que l’un des visages de la domination capitaliste. Mais on les retrouve également dans les écrits sociaux-démocrates ; pour Di Falco, ce n’est qu’une milice intéressée, à la disposition d’une classe conservatrice avec des intérêts conservateurs. Idem chez Luiggi Fabbri en 1922 dans La Révolution conservatrice : le fascisme n’y est qu’un centre de rassemblement des intérêts bourgeois. Ces analyses présentent rapidement des limites car cet aspect « au service de la bourgeoisie » est partiel et surtout évident. Comme toutes les vérités de base, il masque certaines autres dimensions. Le fascisme n’est pas seulement une troupe, mais également un mouvement avec l’appui de certaines classes, moyennes en particulier. Par conséquent, lui reconnaître une certaine autonomie amène d’autres analyses.
Tous les auteurs de l’époque reconnaissent que la base est dans la classe moyenne (petite et moyenne bourgeoisie). Mais ce concept ne recouvre pas la même chose pour tous. Cependant la question est de savoir pourquoi les classes moyennes ont soutenu le fascisme car avant-guerre les orientations politiques de la petite bourgeoisie ne sont pas proto-fascistes. Dans un gros essai intitulé Critique socialiste du fascisme paru en 1922 (mais qui est en fait un recueil d’articles parus en 1922), Giovanni Zibordi (socialiste, membre du courant réformiste de Turatti) distingue trois composantes :
- contre-révolution bourgeoise classique
- mouvement militaire (en particulier par l’appui de la police et de l’armée)
- convulsion des classes moyennes appauvries, mécontentes et qui trouvent une opportunité de reconquérir le terrain perdu. Coincées entre bourgeoisie capitaliste et prolétariat, le mouvement fasciste leur permet de faire vivre leur ranceur et oriente celle-ci contre le prolétariat.
Il conclue à partir de tout cela que c’est un vrai mouvement social.

Cette optique est approfondie par Luigi Salvatorelli. Journaliste libéral et républicain, il édite en 1923 un recueil d’articles écrits dans La Stampa sous le titre National-fascisme. Quoiqu’il ne soit pas de formation marxiste, il rejoint certaines analyses développées par les analystes s’en réclamant puisqu’il reconnaît qu’il existe deux pôles : bourgeoisie et prolétariat. En particulier, il place au centre de son analyse les classes moyennes et leur traumatisme face à l’après-guerre. Même s’il ne nie pas l’intervention décisive en faveur du fascisme que fut le soutien de la grande bourgeoisie capitaliste, il considère que le rôle de la petite-bourgeoisie fut bien plus important, celle-ci étant divisée selon lui entre petite bourgoisie lettrée et petite bourgeoisie technocratique. La première est démocrate tant que la démocratie et le socialisme correspondent à ses intérêts. Lorsqu’elle s’aperçoit que ces deux formes de régime favorisent d’autres petites bourgeoisies ou le prolétariat, elle bascule dans le camp anti-démocratique. (Après guerre, la force du socialisme lui fait gagner des administrations locales et la bureaucratie provoque une ascension sociale). Le nationalisme devient l’outil de lutte de la petite bourgeoisie car il est la négation des classes et de la lutte de classes. Cette théorie permet à Salvatorelli de résoudre le problème du « fascisme à deux visages » : révolutionnaire et réactionnaire. Un seul fascisme, deux cibles. Cependant l’anticapitalisme n’est pas qu’un pur discours mais un mouvement profond de la classe moyenne. Par contre il est évident pour lui que le succès a été assuré par la complicité de la grande bourgeoisie. Les velléités révolutionnaires sont donc annulées par le fait que ce n’est pas une classe : plutôt un conglomérat en marge du procès capitaliste. Les couches qui se reconnaissent dans le fascisme ne sont pas « modernes » car pour lui les « modernes » n’adoptent pas le fascisme. De fait, Salvatorelli n’imagine pas une victoire générale en Europe car ce serait une ruine de la civilisation capitaliste, le capitalisme s’opposant objectivement au fascisme à la fois dans ses techniques de domination et dans son efficacité. À l’époque, la principale objection contre Salvatorelli fut qu’il théorisait des comportements de couches sociales plus ou moins justement. Ainsi de nombreux analystes considéraient que la deuxième petite bourgeoisie (technique) avait aussi rejoint le fascisme. L’intérêt est certain néanmoins car il affirmait l’autonomie du fascisme comme mouvement et définissait le noyau central du fascisme, c’est-à-dire la rencontre entre les désirs diffus de la petite bourgeoisie et le mythe nationaliste. Le nationalisme exacerbé qui s’exprime au dessus des clivages est donc une constante du fascisme.

- Analyses communistes :
Ces analyses correspondent aux différentes lectures de l’Internationale communiste. Le phénomène y est minoré, en particulier par Bordiga qui lui refuse toute originalité et l’assimile à un simple outil de répression. Par contre, on peut retenir de nombreuses analyses de Gramsci même s’il n’y a pas d’analyses organistes, simplement des analyses ponctuelles, marquées par l’urgence politique. Il est clair que tout ceux qui ont pu proposer des analyses intéressantes au sein du parti communiste ont fini par être exclus. Le meilleur exemple en est Angelo Tasca qui est l’un des fondateurs du PCI et sera exclu par les staliniens. Autre exemple : Silone.

- Analyses socialistes :
Les principales analyses émanent de Turatti (qui meurt à Paris en 1932), c’est-à-dire du courant socialiste réformiste. En exil, il essaie de mobiliser les courants socialistes. Il insiste sur le fait que pour lui, « le fascisme n’est pas purement italien » et fait donc une mise en perspective dans une situation générale : la décomposition capitaliste. C’est cette décomposition et la guerre qui ont implanté la violence dans les sociétés européennes. L’Italie n’est ainsi qu’un laboratoire et toute l’Europe peut être touchée. Autres thèmes développés : selon lui, le fascisme s’est inspiré de la violence bolchévique et Turatti renvoie dos-à-dos les deux systèmes, ce qui est en général le propre des lectures libérales ou dans une autre mesure ultra-gauches (Otto Rühle par exemple).
Pour A.Tasca, la guerre a mis les masses en mouvement et on ne peut donc revenir à une politique de type confidentielle. Ainsi, les mouvements politiques d’après-guerre sont des mouvements de masse, socialistes (au sens large) et catholiques. À l’inverse, les méthodes fascistes sont des méthodes de guerre (commandos, mobilité grâce aux camions) et méthodes modernes techniques (radio).
Le cas Rosseli : jeune socialiste comme Matteoti. En 1926, il est arrêté pour avoir aidé Turatti à fuir. Exilé aux Iles Lippari, il s’en échappe en 1929 à Paris. Il se radicalise car il condamne l’immobilisme socialiste. Il veut préparer l’insurrection qui selon lui abattra le fascisme et il part en Espagne en 1936. « Aujourd’hui en Espagne, demain en Italie !! ». Il organise des groupes de combat au sein des brigades anarchistes. Il est assassiné par La Cagoule en 1937 en France avec son frère Nelo. En 1930, il définit le « socialisme libéral » : il veut renouveler le socialisme et note que les socialistes n’ont vu dans le fascisme qu’un phénomène réactionnaire capitaliste. Pour lui, ce schéma masque beaucoup de choses, en particulier que certains aspects du bolchevisme de 1919 sont contenus dans le fascisme. Donc le fascisme exprime toute une série de faiblesses du peuple italien (la force brute n’est pas tout). Le fascisme n’est ainsi qu’une autobiographie d’une nation qui renonce à la lutte politique, qui a le culte de l’unité et veut le consensus. La lutte contre le fascisme ne peut se comprendre que comme une lutte contre les racines profondes du fascisme, d’où la nécessité d’une éducation morale et politique. Ainsi l’antifascisme ne peut être seulement construit sur une base de classe. Rosseli est également sensible au phénomène européen : lorsqu’Hitler prend le pouvoir, il est sûr que la guerre va éclater en Europe à brève échéance. Seule une insurrection pourrait bloquer le processus.

- Analyses d’Angelo Tasca : Naissance du fascisme (1938)
Ce livre se distingue des autres car il fait œuvre d’historien, même s’il est bien sûr engagé. Il veut comprendre objectivement le phénomène et il s’interroge à la fin : qu’est-ce que le fascisme ? Pour lui, aucune analyse n’est vraiment efficace et ainsi, « le définir, c’est en écrire l’histoire ».
Il est cependant conscient du danger de figer un phénomène qui est perpétuellement en mouvement. Or il insiste sur cette évolution qui produit non un mais des fascismes. Les erreurs des partis ouvriers sont ainsi une partie intégrante de sa définition. Selon les différentes facettes, le fascisme c’est :
• un phénomène d’après-guerre
• un phénomène lié à la crise économique capitaliste des années 1920 (crise pas purement cyclique) qui déstabilise des couches sociales, ce qui rejoint des revendications nationalistes.
• un phénomène de Réaction mais qui n’est pas purement réactionnaire : il se sert des méthodes de masse et transpose la lutte sur le terrain de ses adversaires : le monde ouvrier.
• un phénomène de tactique (la tactique étant supérieure au programme). « Le fascisme n’est qu’action. »
On peut ajouter à cette liste le rôle des anciens combattants qui sont rejetés par le mouvement ouvrier (au même titre qu’en Allemagne, Autriche…)
Tous ces éléments constituent bien sûr des éléments de réflexion, le principal étant selon lui qu’il n’y avait pas de fatalité. Ainsi il impute une responsabilité énorme aux socialistes qui avaient un discours d’extrême-gauche et une incapacité (ou une non-volonté) pratique d’appliquer leur politique. La gauche italienne se trouva donc à un moment devant un choix tragique : participer à un gouvernement capitaliste pour bloquer la montée du fascisme ou plonger le pays dans la guerre civile. En Autriche, la gauche choisira la deuxième solution.
De façon générale, les indications méthodologiques de Tasca restent pertinentes.

Interprétations autrichiennes

L’Autriche de l’après-première guerre mondiale présente une situation unique. Elle est réduite à une taille minuscule avec une économie sinistrée et une énorme fracture entre une capitale social-démocrate et une campagne très conservatrice. La Hongrie n’a plus qu’une influence réduite à la portion congrue, ce qui laisse l’Autriche prise en tenaille entre l’Allemagne et l’Italie. Ceci a d’ailleurs une répercussion immédiate sur les mouvements fascistes puisque le pays compte de fait deux mouvements distincts et antagonistes, se réclamant du fascisme italien pour le premier («Heimwären» c’est-à-dire les chemises vertes, l’austro-fascisme) et du national-socialisme pour le second.

Durant toute cette période, les sociaux-démocrates sont hégémoniques, le parti communiste ne perçant qu’après 1930. Les sociaux-démocrates autrichiens, de par la situation de leur pays, perçoivent très tôt la menace politique représentée par le fascisme italien. Ils reconnaissent ainsi dans ce mouvement une dimension qui va bien au delà de l’Italie. Ceci provoque la production d’un grand nombre d’articles, d’analyses mais aussi (et surtout) dès 1924, la mise sur pied de la « Ligue de défense républicaine », structurée de façon para-militaire. Après la prise du pouvoir en Allemagne par les NS, le parti social-démocrate comprend que l’Autriche sera sans doute la prochaine cible des mouvements fascistes et tente alors un coup de force qui amène une courte période de guerre civile en 1934. Ce putsch de la structure militaire des sociaux-démocrates échoue et le parti entre alors en clandestinité, 1934-1938 voyant la mise en place d’un pouvoir autoritaire sous la houlette des chrétiens-démocrates (qui étaient au pouvoir lors de l’insurrection SD).

Durant toute cette période, Otto Bauer est la figure SD qui domine non seulement le parti mais aussi la vie politique autrichienne. Obligé de fuir en Tchécoslovaquie en 1934, il part ensuite en France en 1938 comme la plupart des cadres SD à cette époque. En 1936, il publie Entre deux guerres mondiales ? (La crise de l’économie mondiale, de la démocratie et du socialisme) qui est une importante analyse du fascisme. Il remarque qu’après la révolution de 1918-1919, il y a eu reflux et contre-révolution dans tous les pays mais avec des formes fascistes en Italie seulement et dans une moindre mesure (jusque dans les années 1930 il s’entend) en Allemagne. Pour lui, comme pour beaucoup de socialistes, le nazisme n’est qu’un fascisme allemand. L’antisémitisme n’est pas reconnu comme un critère de différenciation d’autant plus qu’en Autriche c’est un sentiment très fort.
Pour lui, il y a trois phénomènes sociaux :
• la guerre a arraché à leur vie antérieure et déclassé beacoup d’hommes, plaçant ces derniers dans l’incapacité de reprendre leur place. La structure sociale est donc ébranlée et les officiers sont un exemple flagrant de cette situation.
• le boulversement économique de l’après-guerre a provoqué un appauvrissement important : beaucoup d e paysans ont considéré que la démocratie en était responsable et non les lois du capitalisme.
• la bourgeoisie a lancé une contre-offensive dans l’optique de briser la résistance ouvrière et pour ce faire a décidé de sortir du système libéral.
Les officiers ont joué un rôle central dans ce processus et l’initiative a été relayée par l’intelligentsia séduite par le nationalisme.
En Italie, le fascisme est arrivé dans une période de reflux et selon lui n’a pas mené une lutte contre la révolution mais contre le réformisme dans une perspective économique (cette idée est également émise par Tasca et Silone). Par conséquent, derrière le fascisme, il y a surtout des raisons économiques : pour contenir la crise, il faut exploiter plus. Or le réformisme barre la route à cette exploitation accrue, la seule solution est alors de sortir de la démocratie.
Il y a donc rencontre entre un mouvement qui commence à trouver une base sociale et est orienté contre la base ouvrière et des secteurs de la bourgeoisie décidés à briser le mouvement ouvrier. Pour Otto Bauer, le blocage politique né de la guerre vient de la contradiction entre le maintien du pouvoir économique de la bourgeoisie et la réduction du pouvoir politique de celle-ci. Ainsi deux classes s’affrontent sans pouvoir l’emporter. Cela n’est pas sans rappeler l’arrivée au pouvoir de Napoléon III en 1851-1852. Mais si la bourgeoisie entend se servir du fascisme, elle entend également garder le pouvoir pour elle. La force du mouvement fasciste est justement de rendre caduque cette volonté d’instrumentalisation. La bourgeoisie est donc partagée entre la nécessité de le remettre à sa place (avec le risque de provoquer une réaction des ouvriers) et le choix de donner le pouvoir au fascisme en espérant ne pas trop mal s’en tirer en gardant le pouvoir économique. Pour O.Bauer, ce dernier reste bien sûr le pouvoir déterminant, le pouvoir politique étant toujours considéré comme une superstructure. Or le fascisme n’a pas touché au pouvoir économique… Cela diffère donc totalement de certaines analyses ultérieures qui considèrent que le politique conquiert une autonomie par rapport à l’économie et finit même par soumettre cette dernière.
De toutes ces considérations, Otto Bauer tire certaines conclusions pour l’antifascisme : la lutte antifasciste ne peut se passer de la classe ouvrière et doit, non pas viser au rétablissement de la démocratie, mais vouloir un régime socialiste (éventuellement en passant par une phase de dictature pour « éduquer »).
Otto Bauer a finalement été l’une des figures les plus lucides du courant social-démocrate européen (c’est-à-dire germanique) qui lui-même fut remarquable par son analyse du caractère impérativement international de la lutte antifasciste. Cette conception explique la tentative de mettre sur pied une structure internationale de défense antifasciste. En Allemagne, cette structure se nomme « Ligue de défense républicaine » et fut construite sur le modèle autrichien.

Analyses du National-Socialisme

La question a longtemps été (et continue d’ailleurs d’être) : le national-socialisme (NS) est-il une variante nationale allemande du fascisme ? Autour de cette analyse, il y a eu trois interprétations possibles :
- le NS est un fascisme
- le NS n’est pas un fascisme mais un totalitarisme (sous-entendu, il est comparable au stalinisme)
- le NS est une spécificité allemande
Il y a enfin d’autres tentatives d’explication qui n’entrent pas dans une école, telles celles de Wilhelm Reich ou d’Erich Frohm.

- « Le national-socialisme est un fascisme » : cette analyse regroupe communistes et sociaux-démocrates (Otto Bauer). L’appellation NS est lontemps refusée, tout comme la comparaison avec le stalinisme. Historiquement, ces analyses sont les premières à essayer de proposer une explication globale du phénomène. Pour les communistes, le fascisme est le stade final et nécessaire de la domination bourgeoise. Ainsi le fascisme est l’arme que la bourgeoisie utilise pour se défendre et le rapport fascisme-capitalisme est donc plus qu’étroit même s’il est instrumental. La clé de voûte de ce type d’explication est donc l’économie. Le fascisme est ainsi le pendant politique de l’impérialisme. Tout ceci est parfaitement résumé par la sentence de Dimitrov : « Le fascisme est la dictature du versant le plus réactionnaire de la bourgeoisie capitaliste ».
Les sociaux-démocrates pour leur part réfutèrent très tôt cet aspect inéluctable. Après guerre, d’autres analyses marxistes apparurent, en particulier celle de Poulantzas qui suivait un modèle gramscien en insistant sur l’aspect politique du phénomène (notion d’hégémonie culturelle). La gauche conseilliste (Otto Rühle) et le courant bordiguiste (revue Bilan) proposèrent également des analyses mais qui toutes restaient dans la grille de lecture politique définie par le Komintern. Seul Otto Rühle occupe une place un peu à part, comme nous le verrons par la suite.
Or, après-guerre, le courant marxiste se fit doubler sur sa droite dans cette explication par Ernst Nolte. Politologue et non historien de formation, il publie en 1963 : Le fascisme dans son époque qui a immédiatement une influence importante dans les débats historiographiques. Pour lui, le NS peut être expliqué que par la notion d’« imitation » (de l’U.R.S.S. en l’occurrence), la guerre de 1939 n’étant ainsi qu’une guerre préventive. Son livre a un gros succès de librairie, à une époque où la notion de fascisme se dilate et où l’influence des historiens est-allemands est prédominante. Nolte réfute les explications sociaux-économiques et s’intéresse surtout aux doctrines. Il insiste en particulier sur le caractère européen du fascisme qu’il analyse comme un mouvement anti-tradition et anti-moderne. Ainsi le fascisme est un mouvement tourné contre le communisme et contre la société bourgeoise dans ses aspects réactionnaires. Autre historien de la même époque : Eugen Weber. Ce dernier s’est intéressé aux différentes variétés du fascisme. Il estime que c’est un mouvement de type révolutionnaire, qui n’est pas tourné vers le passé… Une sorte de « jacobinisme du XXe siècle » en somme. Le fascisme prendrait ainsi toute sa place dans la modernisation (c’est-à-dire la fin de la société traditionnelle) qui associe révolution politique (depuis 1789) et révolution économique (depuis 1850 surtout). Ce concept a été beaucoup utilisé aux USA. Le fascisme serait de fait un type de régime propre aux sociétés agraires se modernisant rapidement. Le problème de cette analyse est qu’elle est vague et surtout qu’elle échoue dans le cas de l’Allemagne (ce qui est pour le moins gênant). La difficulté est contournée par ses partisans en expliquant que certes le projet social du nazisme est un projet de type archaïque, de retour à un stade social pré-industriel mais qu’en préparant et déclenchant la guerre, le régime a procédé à une modernisation involontaire et forcée de l’Allemagne (idem pour le régime de Vichy). Ces régimes sont donc des tentatives de bloquer l’évolution historique mais qui ont en même temps ouvert la voie à une modernité accrue. Dernier tenant : Lipset, sociologue US. Pour lui, le fascisme est un extrémisme du centre c’est-à-dire une radicalisation des classes moyennes inférieures confrontées à la crise économique et coincées entre Capital et classes ouvrières.
On le voit, aucune analyse n’est à elle-seule pertinente…

- « Le national-socialisme est un totalitarisme et non un fascisme » : Le NS est considéré dans cette analyse comme un phénomène nouveau. Le concept n’est pas issu de la Guerre froide mais vient des années 1920. La première utilisation date de 1923 par les libéraux adversaires de Mussolini et ce dernier s’en empare en 1925. C’est alors dans la perspective État total = État et société qui fusionnent. Le concept est repris en Allemagne par Ernst Jünger et Carl Schmitt. Ce dernier oppose le modèle libéral (dichotomie société-État) au modèle souhaitable d’État total. Le NS utilise peu ce concept, par contre dans les années 1930 les sociaux-démocrates (Franz Neumann par exemple) l’utilisent pour comprendre ce qui est nouveau et spécifique dans le fascisme et le NS. Cela leur permet d’insister sur le primat du politique dans ces régimes. Dans les pays anglo-saxons, on commence à cette époque à travailler sur le parallèle entre NS et stalinisme dans une perspective libérale. Ce n’est bien sûr pas celle d’Otto Rühle lorsqu’il lance l’idée à la fin des années 1920 que « la lutte contre le fascisme doit commencer par une lutte contre le bolchévisme ». Il s’agissait pour lui de faire comprendre le caractère contre-révolutionnaire des deux mouvements et le fait que la domestication de la classe ouvrière par le parti communiste d’Allemagne soumis à Moscou (à ne pas confondre avec le K.A.P.D. conseilliste et excommunié par Lénine pour dérive ultra-gauche) avait ouvert la voie au NS. La perspective libérale sera développée après guerre par H.Arendt et Carl Friedrich. La grande faiblesse d’H.Arendt est de n’avoir pas développé réellement le contenu du concept et de n’avoir pas établi de modèle général. C’est particulièrement net en ce qui concerne le stalinisme. Carl Friedrich pour sa part s’est attaché aux traits communs : parti unique, propagande, contrôle policier, gestion centralisée de l’économie… c’est-à-dire la construction d’un idéal-type. Son succès est bien sûr lié au contexte de guerre froide. C’est finalement un concept purement statique et descriptif qui ignore certaines questions, comme par exemple de comprendre si on se trouve en Allemagne face à une révolution ou une contre-révolution. Or en Allemagne c’est sans doute une vraie révolution car le régime a bouleversé sans le vouloir les structures de la société. Le NS est ainsi un mouvement ambigüe, de révolte et de réaction, de tentative de retour en arrière et de blocage du processus capitaliste. Pour réaliser ces objectifs anti-modernistes, le régime a du pousser au maximum la structure industrielle pour préparer la guerre. De la même façon, la défaite a supprimé ses piliers : les jünkers par exemple. Le régime a creusé sa propre tombe.

- « Le national-socialisme est une spécificité allemande » : cette analyse s’appuie sur les travaux de David Schoenbaum (La société allemande sous le IIIe Reich), T. Mason (Étude sur la résistance ouvrière), H.Turner (Le Grand Capital et la montée d’Adolf Hitler) et Jünger Kauka (Histoire sociale du National-Socialisme). Ce dernier s’est interrogé pour savoir dans quelle mesure la crise économique a joué. Il est certain que cela a été un facteur favorable car cela a créé les conditions nécessaires pour qu’un mouvement protestataire devienne un parti de masse. En même temps, l’Allemagne est le seul pays développé économiquement à avoir connu un tel phénomène avec cette force. Il est donc évident que cela pose problème : pourquoi pas les U.S.A. ? Pourquoi Hitler en Allemagne et Roosevelt aux USA ? Le rapport avec le Grand Capital a existé mais son financement a été limité (il faut dire qu’il y a une astuce : le Grand Capital a financé tout le monde sauf le KPD !). L’aide du patronat est surtout venue du refus de ce dernier de reconnaître la République de Weimar. Le patronat a bénéficié du régime mais le NS ne peut être considéré seulement comme un instrument. Une série de décisions allèrent d’ailleurs contre les intérêts patronaux et industriels. C’est le cas de l’extermination planifiée qui du point de vue capitaliste était une aberration.
Autre domaine d’étude : l’inflation. La crise en Allemagne ne s’est pas développée après une phase d’expansion comme en France. L’explication est donc aussi à chercher dans l’ère Bismarck avec la survivance de structures précapitalistes (la bureaucratie en premier lieu). Alors qu’aux USA il n’y a pas eu de révolte des classes moyennes, l’Allemagne a été caractérisée par des différences énormes entre ouvriers et employés. La fierté de ces derniers de ne pas être ouvriers était un sentiment très fort et la prolétarisation leur a été insupportable. Le NS a offert à ces classes moyennes la possibilité d’une révolte sociale contre l’évolution de la société sans être assimilées au prolétariat (alors même que le parti NS était un parti inter-classiste). La structure para-féodale héritée de l’ère Bismarck a finalement été un atout décisif pour le NS.
Cette thèse est bien sûr très séduisante puisqu’elle montre que la crise en elle-même n’explique pas tout et surtout elle rappelle le rôle des élites conservatrices dont l’accord a été déterminant dans l’accession au pouvoir. Cette explication est en outre compatible avec les deux autres thèses.

Conclusion limitée

Il est clair que le phénomène est complexe et qu’aucune analyse ne convient parfaitement. C’est bien sûr un aspect qui peut gêner les amateurs de prêt-à-penser. Ce n’est pas notre cas il nous semble. Par contre, il est non moins vrai que l’utilisation de ces analyses historiques pour comprendre le phénomène FN s’avère difficile et cela montre la distance qui sépare ce parti et les résurgences modernes de fascisme des modèles d’avant-guerre. Toutes ces réserves mises à part, l’Histoire étant l’un des principaux enjeux de la lutte politique, autant bien connaître celle de l’antifascisme.

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