(Article publié en juin 1993 dans le n° 39 de la revue REFLEXes)
Jansen & Janssen (en français Dupont et Dupond) est né du mouvement des squatters ; à la suite des problèmes qu’ils ont pu rencontrer avec la police, les squatters ont éprouvé la nécessité de créer un groupe qui contrôlerait ses activités.
Par rapport au reste de l’Europe, la politique hollandaise est très libérale, et on ne sait pas encore si elle sera affectée par l’harmonisation européenne. Il est en effet difficile de connaître les politiques européennes et l’impact de la coopération policière car les négociations restent secrètes et les décisions sont prises à différents niveaux. Même les parlements nationaux ne reçoivent que très peu d’informations, ils ne peuvent donc pas avoir beaucoup d’influence sur les résultats des négociations. Rien ne nous aide à savoir vraiment ce qui se prépare, mais il y a autant de raisons d’être optimiste que pessimiste.
« Je vais tout d’abord vous parler de la politique hollandaise en matière de drogue, et aussi des récentes modifications que l’harmonisation européenne y a apportées. En Hollande, la possession et la vente de drogue ne sont pas légales (seule la consommation est autorisée). Toutefois, pour les drogues douces, au-dessous de 30 g (et 1g pour la cocaïne ou l’héroïne), il n’y a pas de poursuites. Les dealers vendent donc de petites quantités dans les maisons de jeunes et les coffeeshops.
Les autorités ont donné quelques directives pour essayer de garder le contrôle de la situation : pas de vente en grosse quantité, pas de vente de drogues dures, pas de publicité, pas d’incitation à la consommation et pas de vente aux mineurs. La question de la drogue est considérée plus du domaine de l’ordre public que de l’application des lois. Ainsi la police n’intervient-elle que lorsqu’il y a atteinte aux bonnes moeurs ou si cela cause un désagrément public. Cette attitude tolérante est le résultat d’une politique de différenciation entre les drogues douces et dures. Les consommateurs de drogues douces peuvent l’être ouvertement sans être mis au ban de la société.
Deux ministères sont responsables de l’application de la politique en matière de drogue, le ministère de la Santé et celui de la Justice. Jusque récemment, c’est principalement le ministère de la Santé qui mettait des mesures en place et apportait une approche pragmatique de la question. L’application de la loi était subordonnée aux efforts de limitation des effets néfastes de la drogue. Les mesures de santé publique étaient prioritaires, des programmes ont été mis en place pour aider les toxicomanes, pour essayer de les convaincre de décrocher (remplacement par la méthadone pour réduire la dépendance, échange de seringues usagées contre des neuves pour limiter la propagation du SIDA). Pour l’instant cette politique a été très efficace, si on compare avec le reste de l’Europe ou les États-Unis. Il y a moins de toxicomanes, et leur nombre n’augmente pas, moins de décès dus à la drogue, moins de séropositifs. La situation est plus ou moins contrôlée. Mais le ministère de la Justice, plus conservateur, gagne de l’influence avec l’harmonisation européenne, puisque les politiques des autres pays européens sont plus restrictives. C’est lui qui mène les négociations sur la scène européenne. Il est focalisé sur l’application de la loi et soutient ardemment la coopération policière. Néanmoins, il n’y a pas eu de réel changement jusqu’à présent. De nouvelles mesures ont été prises pour défendre la politique hollandaise contre les attaques de l’extérieur. Le ministère de la Justice appelle cela la confirmation de la politique actuelle. Par exemple, il y a une campagne pour renforcer le contrôle sur les coffeeshops. Cela a été nécessaire à cause de l’augmentation rapide du nombre de coffeeshops et de leurs activités illégales (vente de drogues dures, recel). Cette campagne vise aussi à réduire au silence les critiques de l’étranger. Le système proposé est celui des licences. Jusqu’à présent, la police fermait les yeux sur les coffeeshops ou avait des arrangements avec eux. Désormais, il faudra avoir une licence pour tenir un coffeeshop ; à la moindre incartade, la police pourra retirer les licences et faire fermer la boutique. Il y aura aussi une nouvelle législation afin de contrôler la production illégale de cannabis (actuellement la culture en est tolérée jusqu’à 50 pieds).
Le système des licences développe la politique hollandaise dans une voie plus libérale. La Hollande étant autosuffisante en drogues douces, avec du cannabis de très bonne qualité (le nederwiet), elle peut donc avoir une politique indépendante. Le mois dernier, le parti socialiste a proposé de réguler la vente et la production de drogues douces. Les licences pour les coffeeshops et les producteurs de cannabis placeraient la fourniture du marché et la qualité des produits sous le contrôle du gouvernement. Le crime organisé perdrait son emprise sur la vente et la production, et l’État pourrait percevoir des taxes. Ce projet, émanant sûrement du ministère de la Santé, n’a pas obtenu la majorité au parlement et le ministère de la Justice s’y est opposé (c’était trop près d’une légalisation des drogues douces).
Une véritable bataille se joue entre les ministères de la Justice, conservateur, et de la Santé, plus progressiste. Il y a toute une tendance qui serait pour simplement contourner les accords internationaux. Mais l’idée d’un tourisme de la drogue empêche la mise en place de mesures libérales. Une étude a montré que les touristes sont attirés par Amsterdam à cause de son caractère permissif. Mais les habitants d’Amsterdam sont fatigués de voir les touristes venus pour la drogue déambuler comme des zombies. Actuellement, la Hollande importe les problèmes de drogue des autres pays européens.
En février dernier, j’ai été très étonné d’entendre à la radio le porte-parole du parti conservateur hollandais défendre farouchement la politique hollandaise en matière de drogue. En fait, c’est simplement que le Bureau international de contrôle des narcotiques des Nations unies venait tout juste de publier son rapport critiquant la politique hollandaise. Mais celle-ci bénéficiant d’un soutien national unanime, le ministère de la Justice annonça qu’il ne changerait pas de politique.
Dans le cadre de l’harmonisation européenne et des tentatives d’accords sur une politique commune, la Hollande est étudiée de façon très critique par les autres pays européens. Une multitude d’accords de toutes sortes, de groupes de travail et d’organismes travaillent à tous les niveaux pour mettre en place une politique commune face à la drogue. En 1988, le CELAD (Comité européen de lutte anti-drogue) a été mis en place afin de coordonner les différentes initiatives.
En juin dernier, la Commission européenne a proposé de monter un observatoire européen pour échanger des informations sur la drogue et la toxicomanie. Dans la circulaire qui accompagnait cette proposition, la Commission européenne se voyait octroyer le droit d’émettre des directives en ce qui concerne la production et le trafic de drogue, et le blanchiment de l’argent, ce qui va bien au-delà des compétences de la Commission telles qu’elles sont définies dans le traité de Maastricht. On craignait la fin de la politique hollandaise ; le parlement s’est réuni pour essayer de mieux appréhender les effets de la politique européenne, mais aucune réponse claire n’a pu être trouvée à cause du caractère secret de ce type de négociations. Le parlement, comme toute réponse, fit adopter une loi imposant au gouvernement de le consulter avant de pouvoir accepter les propositions de la Commission européenne. C’est une mesure tout à fait inhabituelle dans la politique européenne en Hollande.
Le même mois, le parlement hollandais, mis sous pression à cause de sa politique libérale, finit par ratifier les accords de Schengen. Ces accords sont, entre autres, un engagement à lutter contre la drogue. Les effets négatifs de ces accords furent évités grâce à la mise en place du même système de consultation parlementaire.
Europol est la plus récente initiative en matière de coopération policière européenne. Europol est un projet de l’Unité européenne de drogue mis en place par les signataires de TREVI. Pour l’instant, ce FBI européen a des limites imposées dans les échanges d’informations et n’a pas de pouvoir exécutif. Mais la France, l’Italie et l’Allemagne font pression pour étendre ses pouvoirs. Dans la dispute entre la France et la Hollande pour le siège d’Europol, la France a attaqué la politique libérale de la Hollande. La Hollande pourrait retourner l’argument ; en Hollande par exemple le contrôle sur les armes à feu est très strict, alors qu’il est facile de s’en procurer en France ou en Belgique.
L’aspect positif de l’engagement européen est qu’il a permis qu’on se remette à débattre en Hollande sur la politique en matière de drogue. Dans le milieu des années 1980, la discussion avait été close lorsqu’il devint clair qu’une politique encore plus libérale était impossible et qu’on ne pouvait plus revenir en arrière ; la politique hollandaise avait atteint les limites de ce qui lui était permis dans le cadre des traités européens signés par la Hollande, il y avait une entente tacite pour qu’elle s’en tienne à ce point.
Il y a un engouement croissant en Europe pour la politique hollandaise, simplement parce que c’est la seule qui fonctionne. Elle n’est pas parfaite, mais c’est de loin la meilleure alternative. Malheureusement, l’intérêt est souvent limité aux hommes politiques qui sont confrontés aux problèmes de la drogue, et sur les plans politiques nationaux il y a toujours beaucoup de résistance. Les régions allemandes frontalières de la Hollande ont tendance à adopter la même politique qu’elle. De grandes villes européennes comme Amsterdam, Francfort, Zurich, Zagreb, et récemment Baltimore aux États-Unis ont signé la résolution de Francfort qui défend une politique semblable à celle de la Hollande. L’exportation de la politique hollandaise en matière de drogue crée une confrontation qui profite à la Hollande. Depuis bon nombre d’années, elle a tellement eu à défendre sa politique contre les critiques de l’étranger qu’elle ne l’a pas développée plus avant. Dans les autres pays européens, de nouvelles initiatives sont proposées : à Francfort pour vendre les drogues douces dans des magasins d’État, à Liverpool pour fournir les toxicomanes en héroïne.
Les autorités hollandaises ne veulent pas abandonner la politique actuelle, certains veulent même la développer. Les conseillers municipaux d’Amsterdam ont proposé de légaliser les drogues douces à un niveau européen, un haut fonctionnaire du ministère de la Santé a proposé de « revoir le statut du cannabis dans la convention des Nations Unies ». Des spécialistes hollandais sont envoyés dans les autres pays européens pour venir en aide aux projets qui se mettent en place. La probabilité d’une extension de la politique hollandaise n’est pas mauvaise.
En Hollande, on peut s’attendre à ce que les autorités qui auront à mettre en place les mesures restrictives de l’harmonisation européenne fassent du sabotage constructif. Le chef de la police de Rotterdam a suggéré que l’on légalise les drogues douces et son collègue d’Amsterdam approuvait : « Nous avons été le premier pays à autoriser la vente des drogues douces, nous devons maintenant être les premiers à en autoriser le trafic ». En Hollande, ce sont le chef de la police, le maire et le procureur local qui mettent en place concrètement la politique en matière de drogue. Un délit n’est pas systématiquement poursuivi. Le ministère de la Justice émet des directives en général plus libérales que la loi. C’est aux autorités locales de décider dans quelle mesure ils suivront les directives, c’est la consultation triangulaire du maire, du chef de la police et du procureur. Ce sont eux qui décident d’éventuels durcissements de la loi après avoir considéré les différents facteurs et donné priorité à la santé et à l’ordre public.
Il y a un paradoxe évident dans la politique hollandaise en matière de drogue. C’est un compromis entre un renforcement de la loi et une mesure de santé. On peut même se demander si c’est vraiment une politique ; comment peut-on autoriser la consommation de drogue quand on en interdit le trafic ? Il en résulte que ce sont toujours les organisations criminelles qui contrôlent le marché et en tirent d’énormes profits, c’est à elles que profite le paradoxe. Il y a un rapport assez alarmant sur le développement du crime organisé et son infiltration dans la société. La petite délinquance croît aussi, entre autres à cause des toxicomanes qui doivent voler pour trouver l’argent de leur shoot. La police et la justice sont débordées de cas de petits délits en relation avec la drogue. C’est là le talon d’Achille de la politique hollandaise. La plupart des gens sont conscients de ce paradoxe, mais la Hollande doit s’accomoder de ce compromis car la Communauté européenne et sa « guerre à la drogue » ne lui laissent aucune autre alternative.
Malgré son échec évident, la guerre à la drogue a amené une intensification de la lutte contre le trafic de drogue, et puisque nous sommes sur la voie de l’abolition des frontières internes, cela pourrait affecter la politique libérale hollandaise (Europol, Schengen et d’autres initiatives luttent contre le crime organisé, le trafic de drogue et le blanchiment de l’argent). En juillet dernier, l’homme qui avait été la grande figure de la politique libérale au ministère de la Santé a donné sa démission, à cause de l’influence croissante du ministère de la Justice dans la politique en matière de drogue. La Hollande prenait une part de plus en plus grande dans la guerre à la drogue par son engagement dans la politique américaine aux Caraïbes. Les Antilles hollandaises sont un haut lieu de blanchiment de l’argent, le Surinam, ancienne colonie qui dépend toujours beaucoup de la Hollande, est un pays de transit pour la cocaïne, Rotterdam, en tant que plus grand port européen, et Amsterdam à cause de son aéroport, sont deux points d’entrée importants de la drogue en Europe… mais la Hollande a signé un traité de coopération contre le trafic de drogue et le blanchiment de l’argent.
Toutes ces mesures de renforcement de la loi et les efforts faits pour commencer la guerre à la drogue pourraient affecter, de façon détournée, la politique hollandaise. La Hollande va devenir plus vulnérable. C’est LE pays européen producteur de cannabis, la production illégale se développe et on exporte de la nederwiet. Le cannabis partage avec la tomate la sixième place sur la liste d’exportation des produits agricoles (en valeur, pas en volume). Je ne pense pas que la police allemande passe la frontière pour démanteler les serres, mais la pression sur la police hollandaise augmente pour qu’elle le fasse elle-même. Il y a de plus en plus de raids sur les plantations, alors que d’elles-mêmes, les autorités hollandaises auraient préféré les ignorer. Des agents allemands et américains opèrent déjà sur le territoire hollandais. Récemment, huit cultivateurs hollandais ont été arrêtés par la DEA et Scotland Yard. Pour contourner les autorités hollandaises, ils avaient attiré les huit hommes hors des frontières, ils les ont alors arrêtés. Ce n’est qu’un exemple de la longue liste des interventions d’organismes étrangers de lutte contre la drogue. Je pense que cela aura pour impact un renforcement des lois sur la production de nederwiet, et une baisse de l’assistance aux toxicomanes étrangers en Hollande. Cela risque de poser un problème à la Hollande dans sa politique de réduction des dommages de la drogue car les toxicomanes ne partiront pas du jour au lendemain, la police sera donc confrontée aux problèmes de répression ; l’augmentation des mesures de police pourrait rendre le rapport des travailleurs sociaux aux toxicomanes plus difficile. Le choix se placera alors entre plus de répression, ou la légalisation des drogues douces. La faiblesse de la Hollande lui permettra difficilement de garder sa politique libérale. On ne peut pas éliminer les délits liés à la drogue, ni le trafic à grande échelle. En comparaison avec les autres pays d’Europe et les États-Unis, la Hollande a réussi à réduire les dommages de la drogue sur la santé publique. Mais à moins que la Hollande ne soit capable d’exporter sa politique comme premier pas vers la légalisation, la pression augmentera pour mettre en place une politique européenne commune plus restrictive.
Les spécialistes considèrent la guerre à la drogue perdue d’avance. Pour éviter des prolongements absurdes, il faut trouver une solution pour légaliser les drogues douces d’une façon ou d’une autre. Mais en Hollande, en Europe et au sein de la communauté internationale, rien ne laisse présager que cela arrivera dans un futur proche. En attendant, le trafic de drogue est utilisé comme prétexte pour renforcer les mesures de police contre le crime organisé, mais celui-ci grossira tant que les drogues seront interdites. Il faudra peut-être un jour ouvrir les yeux sur ce cercle vicieux ! »
Tom Blickman
Buro JANSEN & JANSSEN
POSTBUS 10591
1001 E N AMSTERDAM
Mis en ligne le 9 décembre 2006
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