L’auteur du texte que vous pouvez lire ci-après s’appelle Dhoruba Bin Wahad. Dans l’Amérique raciste, on le connaît mieux sous le nom de Richard Moore. Lorsqu’il fut condamné, le 28 avril 1973 à vingt-cinq ans de prison, toutes les sirènes de police de la ville se mirent à hurler pour saluer le verdict, le secrétaire général des Black Panthers de New-York payerait au prix fort son engagement. Accusé d’avoir abattu deux policiers new-yorkais, Dhoruba contre-attaqua en menant une procédure civile contre l’État et le FBI, soupçonnés d’avoir monté de toutes pièces une machination contre lui. Pendant cette procédure qui durera plus de 10 ans, les avocats découvrirent la teneur du plan de déstabilisation et d’élimination des plus en vue du Mouvement noir américain baptisé Cointrelpro.
En fin de compte, le 22 mars 1990, après 17 ans de prison dont 7 en isolement total, Dhoruba fut libéré. Il reste néanmoins sous la menace d’un nouveau procès, le procureur général ayant fait appel à la décision de remise en liberté. Une fois dehors, il n’aura de cesse de se battre pour les dizaines de prisonniers politiques encore enfermés aujourd’hui dans les centrales de force de l’état américain. De passage à Paris, il nous livrera un témoignage sur son parcours qui le mènera de la délinquance du ghetto du Bronx à la fin des années 50 au leadership des Panthers 10 ans plus tard. Ce témoignage est disponible en cassette audio[1].
Aujourd’hui les sirènes de l’intégration résonnent des mêmes relents racistes de chaque côté de l’Atlantique. La police assassine la jeunesse des quartiers et fait régner la terreur. Les média entreprennent d’effacer toute trace de subversion, en faisant mentir l’histoire afin que la jeunesse européenne puisse continuer à s’identifier au rêve américain d’intégration par le fric et le sport. Alors que la misère envahit les quartiers où règnent la violence et l’ennui dans un pays où 35 millions d’habitants vivent au-dessous du seuil de pauvreté, le fantôme de Malcolm X réapparaît. Pourquoi_? Telle est la question à laquelle répond Dhoruba.
Al Hay al Malik Shabazz, Malcolm X, Détroit Red, Malcolm Little. Ce sont les noms d’un même homme noir qui reflètent chacun une étape dans l’évolution d’un révolutionnaire ; chaque nom étant une borne sur le chemin d’un être humain en quête de la vérité.
On enseigne que la vérité libère. Et la quête de cette vérité libératrice par Malcolm X a servi de phare pour toute une génération de Noirs, d’Africains déboussolés par l’oppression raciste, par la haine de soi-même, par les contrevérités.
En même temps, l’image et la vie de Malcolm X purent aussi servir de métaphores pour une autre génération, pour ceux qui ont bénéficié des luttes des années 1960, tous les opportunistes, les capitalistes noirs, les maquereaux, les parasites qui ont réduit Malcolm à l’état d’objet de consommation et la lettre X au symbole de la société américaine d’aujourd’hui représentée sur les blousons en cuir de Spike Lee. Qu’on ne pense surtout pas que la commercialisation de Malcolm X survient par hasard. Si la jeunesse noire marginalisée n’avait pas redécouvert Malcolm et les Black Panthers, il y a fort à parier que Malcolm représenterait peu d’intérêt pour les industriels du cinéma et de la mode à l’heure actuelle. Une autre figure importante, celle de Martin Luther King, contemporain de Malcolm X n’a pas été commercialisée de la même manière en dépit de tous les efforts de sa veuve. Il est facile de voir pourquoi, car King manquait de cet attrait militant fondamental ; son image a été vendue par le pouvoir américain de façon très différente de Martin Luther King, on a homogénéisé, et vendu son fameux rêve et on l’a vendu aux Blancs comme aux Noirs, et en particulier à ces néo-noirs des classes moyennes, ces petits bourgeois occupés à gravir péniblement l’échelle sociale, manquant de courage pour se battre et désireux uniquement de participer au système.
Idéologiquement, le rêve de Martin Luther King implique que certains peuvent s’en sortir aux dépends des autres ; en d’autres termes, que la liberté peut être atteinte par les Noirs de manière individuelle dans une culture et une société raciste, malgré l’absence de liberté et de pouvoir noir collectif, et sans qu’il y ait besoin de renverser l’ordre blanc masculin sur lequel repose la « démocratie » américaine.
Bien que Malcolm et Martin Luther King aient été tous les deux la cible du gouvernement américain, le FBI savait bien quelle tendance idéologique il redoutait le plus. Dans un texte de 1968 il disait, je cite : « Les jeunes Noirs ont besoin de croire en quelque chose et on doit leur montrer que s’ils succombent à l’idéologie révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts ». Ce texte du FBI s’inscrit dans le programme baptisé COINTRELPO et destiné à éradiquer les mouvements nationalistes noirs.
Pas besoin d’être un génie pour comprendre que l’intérêt actuel pour Malcolm X, la commercialisation de son image et le dénigrement de ses idées font partie d’une guerre psychologique menée contre la jeunesse noire.
Le film de Spike Lee doit aussi servir de base, comme le souhaite l’ennemi, à un débat autour de Malcolm et de sa vie. Ce film peut être utilisé comme une distraction pour détourner l’attention de la nécessité de construire un mouvement de libération noir et de développer une réflexion puissante pour guider ce mouvement.
Si tout se passe comme le souhaite Spike Lee, il gagnera beaucoup d’argent de toutes ces controverses qui entourent le film. Etant donnée la notoriété de Spike Lee et ses relations étroites avec la presse, il nous fera certainement le numéro de l’artiste noir attaqué, harcelé, poursuivi par la critique et la censure.
La question est de savoir si un artiste noir « progressiste » a des comptes à rendre au mouvement de libération noir, ou en l’absence d’un mouvement solide, s’il est tenu de participer au renforcement de ce mouvement. Cette question se poserait dans n’importe quel projet artistique qui se donne pour but, quelque soit la forme choisie, d’évoquer l’histoire. Mais le cinéma et la télé ne sont pas de simples formes d’expression artistiques. Ce sont des instruments de propagande qui servent à tromper ou aident à percevoir. Se pose alors une question plus large, du moins pour ceux d’entre nous qui sommes sur le front du combat militant et peuvent perdre la vie ou la liberté du fait de cette propagande ennemie. Celle du sabotage intentionnel d’un processus de libération nationale. Peu importe alors que le sabotage soit motivé par le profit, l’ignorance ou l’arrogance. Les Noirs ayant très peu de pouvoir réel aux États-Unis, devrions-nous nous réjouir de la réussite de quelques individus, même si elle a lieu aux dépens de la communauté entière, par les forces hostiles d’Hollywood ou d’ailleurs, qui gardent la bride sur le cou de leurs stars néo-blacks ?
A-t-on tellement besoin de voir des Noirs sur l’écran que nous sommes prêts à tout pour cela ? Si les artistes noirs comme Spike Lee étaient prêts à une véritable éducation politique et prenaient part au processus de libération de leur peuple, on pourrait alors penser qu’ils agissent en vertu d’une analyse politique profonde de l’oppression de leurs frères et non pas pour réaliser leurs propres fantasmes et faire avancer leur carrière individuelle.
Mais puisque des metteurs en scène comme Spike Lee sont arrogants et refusent de rendre des comptes à leur communauté, en criant à la censure, ils méritent une critique plus sévère. Car c’est précisément cette approche individualiste des problèmes qui limite notre liberté collective et transforme le mode d’expression artistique en armes pour l’ennemi.
Malcolm X a illuminé la vie des Noirs dans l’Amérique blanche et a amené une génération entière de militants noirs sur le seuil de la prise de conscience révolutionnaire tout en donnant à des millions de noirs un sentiment de fierté profonde. Le message de Malcolm n’allait pas seulement dans le sens d’une transformation. Il ne nous a pas seulement dit que nous devions changer, il nous a montré clairement que tout changement était lié au pouvoir et qu’un changement dans notre intérêt n’était pas possible dans le cadre d’un pouvoir érigé sur un privilège racial et sur une forme de colonialisme intérieur.
Malcolm X nous a poussé en avant et nous a aidé à passer de l’état de victimes inconscientes de l’Amérique raciste à celui de révolutionnaires, signe avant coureur potentiel du déclin de l’Amérique.
La plus grande leçon peut-être à retenir de Malcolm X, de sa vie, de son message, de son idéologie, c’est que c’était quelqu’un en mouvement perpétuel vers les idées les plus progressistes, quelles qu’en soient les conséquences.
Malcolm X était toujours en mouvement vers la vérité. Spike Lee a dit : « Je ne suis pas Whoopi Goldberg, ça ne me gêne pas d’être un metteur en scène noir. J’ai fait ce film Malcolm X parce que cela fait longtemps qu’il aurait dû être fait. C’est une histoire qui doit être racontée et le public doit savoir qu’il ne s’agit pas seulement de porter une casquette ». Je ne crois pas que cela gêne Whoopi d’être noire, tant que cela lui permet de gagner de l’argent et de ce point de vue je soupçonne Spike Lee et Whoopi de se ressembler étrangement.
Et bien que Spike Lee ait fait le film parce qu’effectivement cela fait longtemps qu’il aurait dû être fait, les Blancs d’Hollywood lui ont donné l’argent pour le faire parce que cela fait trop longtemps que l’idéologie de Malcolm aurait dû être récupérée à des fins mercantiles. Ce n’est pas pour rien qu’on a autorisé Spike Lee à être le premier de la classe. De même que le public doit comprendre que Malcolm X c’est plus que de porter une casquette, de même les gens comme Spike Lee doivent comprendre que Malcolm X c’est plus qu’un film pour lequel on verse des pourboires à des centaines de personnes afin d’obtenir leur aval et d’acquérir leur neutralité politique.
Où serait Malcolm aujourd’hui s’il était vivant et s’il avait poursuivi son évolution idéologique comme nationaliste noir révolutionnaire ? Si l’on se base sur le programme COINTRELPRO de destruction du mouvement noir par le gouvernement américain, Malcolm X serait probablement aujourd’hui un des 150 prisonniers politiques incarcérés aux États-Unis.
Et Spike Lee aurait-il fait un film sur la vie de Malcolm X s’il était prisonnier politique noir ? J’en doute.
Étant donné la forte propension de Spike à défendre les causes qui ne risquent pas grand-chose, il y a peu de chances que Malcolm ait constitué dans ce cas le sujet d’un de ses films.
Il y a beaucoup de prisonniers politiques noirs aux États-Unis. Des militants noirs qui défendent les causes défendues par Malcolm, et Spike Lee, comme l’ensemble de la communauté artistique noire, a à peine remarqué leur existence. Il ne s’agit pas seulement de porter une casquette, il s’agit de principes et d’engagement qui donneront du pouvoir aux Noirs plutôt que d’exploiter leur confusion et leur douleur et de réduire notre expérience au niveau d’une expérience américaine folklorique parmi d’autres.
Dhoruba Bin Wahad
Encart
Libérez Geronimo Pratt.
Geronimo Pratt, leader des Black Panthers à Los Angeles à la fin des années 1960, a été accusé à tort d’un meurtre commis à Santa Monica (Californie) en 1969 et condamné alors à la prison à perpétuité.
Cinq ans plus tard, au cours d’une investigation menée par le Congrès américain, un projet nommé Cointrelpo mis en place par le FBI a été rendu public. Son but : calomnier et porter le discrédit sur les luttes telles que celles des Noirs aux États-Unis. C’est de ce projet que Geronimo Pratt est victime.
De plus, le FBI maintenant une surveillance continue sur Geronimo Pratt, détient des documents démontrant que celui-ci se trouvait à Oakland au moment du meurtre. Cependant, Geronimo Pratt est toujours emprisonné. Le 21 mai, une commission s’est réunie pour décider si Geronimo Pratt devait être enfin libéré sur parole ou maintenu en prison.
Ecrivez-lui : Geronimo Pratt, B 40319 San Quentin Prison, Tamal CA 94976, USA.
Mumia Abu-Jamal: journaliste, membre du Black Panthers Party (Parti des Panthères noires). Accusé d’avoir assassiné un policier le 9 décembre 1981. Condamné à mort. Attend son exécution depuis le 3 juillet 1982. Au cours de son procès, tous les témoins à charge ont donné des versions différentes de l’assassinat. Le procureur a systématiquement récusé les jurés noirs, à l’exception d’un seul…
Ecrivez-lui : Mumia Abu Jamal, M 8335, Huntingdon Strate Prison Drawer R., Huntingdon, PA 16652, USA.
Sylvia Baraldini : citoyenne italienne. Condamnée à 43 ans de prison pour refus de coopérer avec une commission d’enquête recherchant des informations sur des militants indépendants portoricains et aide à l’évasion d’une militante de la Black Liberation Army.
Encart Malcolm X
Malcolm X
Les discours inédits rassemblés dans le livre de Malcolm X. Derniers Discours permettent de se rendre compte de l’évolution de Malcolm dans les derniers moments de sa vie. Au sein de Nation of Islam, Malcolm reprenait les enseignements du leader Eliah Muhammad. Par la suite, et après un voyage au Moyen-Orient et en Afrique, il se sépare des Black Muslims, les critique ouvertement pour leurs positions réactionnaires et racistes. Ne reniant aucunement ses racines, ni son engagement en tant que musulman, Malcolm déclare à Rochester le 16 février 1965 : « Nous ne jugeons pas un homme selon la couleur de sa peau. Nous ne vous jugeons pas parce que vous êtes blanc ; nous ne vous jugeons pas parce que vous êtes basané. Nous vous jugeons d’après vos actes, nous vous jugeons d’après vos habitudes. Tant que vous aurez l’habitude du mal, nous serons contre vous. Et à nos yeux la pire forme du mal consiste à juger un homme d’après sa couleur de peau… Cette société est grosso modo aux mains de partisans du racisme, de gens qui pratiquent la ségrégation, la discrimination… Non, nous ne sommes pas contre ces gens-là parce que ces gens-là sont blancs. Non ! Nous sommes contre ces gens-là parce qu’ils larguent des bombes sur d’autres êtres humains à cause d’une simple différence de couleur de peau. Et parce que nous sommes contre tout cela, la presse prétend que nous sommes violents. Nous ne sommes pas pour la violence. Nous sommes pour la paix. Mais les gens à qui nous avons à faire, eux, sont pour la violence. Comment voulez-vous garder votre calme face à des gens pareils ? » Le 21 février 1965, Malcolm est assassiné… par le FBI ou les Black Muslims ? Les uns comme les autres avaient tout intérêt à voir disparaître un homme qui à partir d’un retour aux sources africaines (fondateur de l’Organisation de l’unité afro-américaine), d’une réappropriation de la mémoire d’un peuple, d’une auto-organisation des Noirs dans la société américaine, prônait l’alliance entre tous les peuples soumis au colonialisme et à l’impérialisme occidental.
A l’heure où dans les banlieues, les pouvoirs publics s’emploient à faire faire le tri entre les bons et les mauvais immigrés par les immigrés eux-mêmes, à créer des divisions et à précariser la vie des populations étrangères, à mettre à toutes les sauces le mot intégration et dans le même temps restreindre les droits (réforme du code de nationalité), la relecture de Malcolm X s’impose. En effet, en dehors des clichés médiatiques – style Spike Lee – la référence à Malcolm X donne lieu parfois à de biens curieuses interprétations et on oublie souvent les conclusions qu’il tirait à la fin de sa vie. Le Black Power n’est pas vu par celui-ci comme une attaque contre les Blancs parce que blancs, mais parce que dominants et racistes. Son combat pour la réappropriation de la mémoire du peuple noir, pour que celui-ci créée sa propre force politique, qu’il développe une autonomie de pensée et d’action n’a pas comme finalité le lobbying vis-à-vis des institutions et ainsi d’assurer le rôle de leadership, de médiateur à certains secteurs de la communauté mais se veut l’étape première et nécessaire pour créer les conditions pour la jonction avec d’autres communautés et d’autres forces. La fraternité naît de la dignité et de l’égalité entre les peuples et les individus…
Malcolm X. Derniers discours. Éditions Dagorno. 90 F (disponible à REFLEX)
Mis en ligne le 8 décembre 2006
- Cassette audio disponible à Parloir Libre, 129 avenue du Pdt Wilson, 93 La Plaine-St-Denis.[↩]
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