REFLEXes

Interview d’un Turc antifasciste après les meurtres de Solingen

3 janvier 2007 ... Et les autres

Les incendies de Solingen et tous ceux qui ont ravagé l’Allemagne cet été ont provoqué des réactions au sein de la communauté immigrée turque : il y a eu des manifestations spontanées, auxquelles se sont malheureusement mêlés des membres des Loups gris, mouvement d’extrême droite turc. Ce mouvement a une longue histoire, il a été interdit en Turquie en 1980, son chef le colonel Turkes a été emprisonné jusqu’en 1985 : l’organisation est toujours active, en particulier dans les communautés immigrées d’Europe de l’ouest où elle essaie de s’implanter. À côté de cela, il existe des associations turques et kurdes qui luttent contre les agressions racistes dans un cadre antifasciste, comme l’Antifa-Gençlik de Cologne.

Agitatore Bene : Lors des manifestations qui ont eu lieu après les meurtres de Solingen, beaucoup de jeunes Turcs ont défilé avec le drapeau turc et ont fait le salut des Loups gris. Est-ce qu’il s’agit là d’extrémistes ou même de Loups gris ?
Antifa-Gençlik : Je pense que la plupart des jeunes qui sont descendus dans le rue à Solingen et ici à Cologne n’ont pas forcément quelque chose à voir avec les Loups gris. Beaucoup d’entre eux manifestent avec un drapeau turc parce que les attentats néo-nazis sont dirigés contre les Turcs. Par le biais du drapeau, ils se construisent une identité contre le racisme et les meurtres fascistes.
Bien sûr, il y a parmi eux des Loups gris, organisés, qui essayent de gagner les jeunes à leurs idées. Par exemple, un jour après la première nuit d’émeutes, à laquelle beaucoup de jeunes peu politisés et peu organisés avaient participé, les Loups gris, extérieurs à ces jeunes, sont venus à Solingen pour montrer leur force, pour montrer qu’eux aussi étaient présents.
Je pense que c’est une erreur de mélanger les Loups gris avec tous les jeunes. Ils sont certes nationalistes, mais pas forcément fascistes. Je pense que nous pourrions les intéresser aux actions antifascistes et effectuer un travail continu parmi eux.

AB : Pourrais-tu nous parler des problèmes qu’il y a eu avec le groupe de jeunes turcs lors de la mobilisation contre la Deutsche Liga[1] le 9 juin à Cologne ? Est-ce qu’il était juste d’écarter ce groupe ?
AG : Il m’a semblé très important d’exclure ce groupe de la manifestation de l’Antifa. Et en voici la raison : il y avait, dans ce groupe, quelques Loups gris bien organisés qui avaient excité les jeunes, si bien qu’on commençait à entendre des slogans comme «Turquie, Turquie», «La Turquie aux Turcs», «Mort aux Kurdes» et d’autres du même genre.
Bien que quelques personnes aient discuté avec ces jeunes et aient essayé d’expliquer à quoi ce drapeau avec l’étoile et le croissant de lune correspondait en Turquie (il symbolise le génocide des Kurdes et la terreur fasciste), les jeunes n’ont pas voulu baisser les drapeaux et ont provoqué les Antifas, puisqu’ils portaient le symbole des Loups gris.
Il m’a donc semblé politiquement juste de les exclure. Mais je pense que nous devrions essayer de prendre contact avec ceux qui n’appartiennent pas aux Loups gris.
Les organisations turques de gauche ont adopté un autre comportement. Ils disent que ce sont des fascistes, qu’ils doivent les combattre et qu’ils n’ont rien à faire avec eux.
Voici ce que pense la gauche turque de ce qui s’est passé à Solingen, de cette radicalité spontanée des jeunes, et plus tard de l’arrivée là-dessus des Loups gris. Tous ceux qui portent des drapeaux turcs sont pour eux des fascistes. Mais en disant ça, ils les jettent dans les bras des fascistes. Je pense que c’est une faute politique. Je pense qu’ici, à Cologne, le 9 juin et lors des cérémonies de deuil, il y avait aussi des jeunes de familles démocratiques et kurdes qui se sont identifiés à ce drapeau. Cette attaque (à Solingen) était dirigée contre des Turcs. Et, bien sûr, les jeunes ne savent pas comment se défendre contre des attaques racistes. La seule chose qui les rassemble, c’est ce drapeau. C’est aussi la politique du gouvernement turc. Ce que la troisième génération a perdu ici en sentiment national, il essaie de le lui donner avec ce drapeau.
Si la gauche turque réagit ainsi et colle une étiquette de fasciste à tous ceux qui portent le drapeau, je pense qu’elle en viendra finalement à s’isoler.

AB : Comment réagissent les organisations kurdes ?
AG : Après Solingen, la presse allemande et la presse turque ont raconté que les émeutes avaient été menées par des Kurdes ; les combats entre fascistes et gauchistes ont été transformés en combats entre Turcs et Kurdes.
Là-dessus, le ERNK[2] a fait un tract dans lequel il condamnait les meurtres de Solingen mais expliquait qu’il voulait se tenir loin des actions, parce que des fascistes turcs participaient à beaucoup d’actions et de manifs antiracistes.
Quelques Kurdes pensent que les services secrets turcs ont pris part aux meurtres de Solingen pour conquérir les immigrés de RFA et combattre la lutte de libération nationale au Kurdistan.
Il y avait quelques Kurdes aux manifs, mais les organisations kurdes ne sont pas venues.
Beaucoup de Kurdes ont même été menacés par des fascistes turcs, quelques appartements, locaux et associations ont été attaqués par des fascistes turcs, des Kurdes ont été tabassés dans la rue, d’autres ont reçu des lettres de menaces.

AB : Penses-tu que ce soit un hasard si la cérémonie funèbre pour les victimes de Solingen a eu lieu à la mosquée de Ditib (c’est une mosquée fondamentaliste) ?
AG : Ça pourrait être un hasard. Mais je ne le pense pas, car selon certaines informations, la famille Genç, de Solingen, y a été contrainte par un imam qui insistait pour que cela ait lieu à Cologne.
Il est possible qu’ils aient voulu le faire à Cologne pour renforcer les sentiments nationaux et religieux des gens. Et aussi pour montrer que des milliers de musulmans peuvent prier ensemble, qu’ils peuvent être des dizaines de milliers et qu’ils constituent une communauté soudée.

AB : Quels sont les principaux buts des Loups gris en RFA ?
AG : On ne peut rien affirmer. On peut seulement spéculer. Je pense qu’en premier lieu, ils veulent diffuser leur idéologie parmi les immigrés de nationalité turque et construire de bonnes relations avec les fascistes allemands, afin de devenir un pouvoir plus fort en Turquie et d’avoir voix au chapitre dans l’avancée fasciste européenne et internationale.
Ensuite, et je l’ai déjà souligné, ils veulent renforcer le sentiment national des jeunes afin qu’ils progressent dans leur projet : «la Grande Turquie», des Balkans jusqu’à l’Asie mineure.

AB : On a entendu parler d’une collaboration entre le FAP et les Loups gris. Que sais-tu de ça ?
AG : Ça s’est passé en 1992, avant l’affaire de Mölln ; le président des Loups gris, Turkesh, est venu en Allemagne. Ils voulaient organiser une rencontre à Duisbourg pour sa visite, afin de propager les thèses de la «Grande Turquie».
Pour cela, ils ont pris contact avec le FAP, qui a loué pour eux une salle à Duisbourg, sous prétexte de tenir un meeting pour la «Solidarité avec le Kurdistan». En 1992, il y avait en effet un soulèvement populaire au Kurdistan, à Cisre et à Cirnak, et en RFA, il y avait beaucoup d’actions menées pour le Kurdistan, des actions de solidarité venant des Kurdes, des Turcs ou des Allemands.
Le FAP a donc loué la salle sous ce prétexte, et a ensuite demandé la protection de l’État, c’est-à-dire des flics, parce que la rencontre risquait d’être attaquée par les fascistes turcs !
Mais il s’est créé à Duisbourg une très forte alliance antifasciste, allant des autonomes jusqu’à la gauche turque et kurde, afin d’empêcher cette rencontre de fascistes turcs. La rencontre fut finalement interdite par la ville qui avait compris qu’il ne s’agissait pas de Kurdes, mais de fascistes allemands et turcs.
Il y a encore d’autres choses à dire sur les relations existant entre le FAP, le Nationale Front (NF), la Deutsche Liga (DL) et les Loups gris (Bozkurt en turc ; Boz veut dire gris et kurt loup). Je dis exprès Bozkurt afin que les gens sachent à quoi s’en tenir s’ils lisent ce mot sur des affiches, tracts, etc. Ils n’écriront jamais Loups gris sur les affiches, seulement Bozkurt, «Ulusal Gençlik» ou alors «Hür Gençlik» (Jeunesse nationale ou Jeunesse libre).
La scène fasciste turque est bien informée sur les associations turques et kurdes de gauche. Ils peuvent à tout moment, si l’occasion s’en présente, préparer des actions et comme les Anti-antifas ou les néo-nazis, déclencher des incendies.
Et, contrairement aux fachos, la gauche turque est relativement faible dans ce domaine. Ils ne connaissent absolument pas leur ennemi. Bien sûr, ils combattent le fascisme, le capital, l’impérialisme ; mais lorsqu’on passe à la pratique, ils ne savent plus où est l’ennemi.
La gauche kurde, il faut la mettre un peu à part, car ils savent parfaitement où les fascistes turcs s’organisent.

AB : Nous pensons que pendant les manifestations et les actions qui ont suivi les meurtres de Solingen, une nouvelle conscience de l’immigré en RFA s’est exprimée, à savoir que les immigrés ne regardent pas la terreur fasciste progresser sans réagir. Que peux-tu en dire ?
AG : Pour nous aussi, cette évolution est assez positive. Nos parents, qui sont venus ici pendant les années 1960 ou 1970, qui se présentaient eux-mêmes comme des travailleurs immigrés, disaient que nous ne devions pas nous élever contre l’État allemand ou contre la population allemande, que nous ne devions pas nous défendre. Nous devions tout accepter, comme eux-mêmes l’avaient fait.
La nouvelle génération, c’est-à-dire la troisième et aussi la quatrième, a compris à la fin des années 1980, c’est-à-dire avec la chute du Mur, que les immigrés devaient s’organiser, résister et se défendre contre le fascisme et le racisme – qu’il vienne de l’État ou de l’individu. Lors des derniers événements, c’est-à-dire Mölln et Solingen, on a vu que beaucoup de gens étaient frustrés et en voulaient à l’État pour tout ce qui leur arrive, parce qu’on les traite comme des moins que rien ; et que finalement, ils en avaient marre d’être traités ainsi, et qu’ils avaient compris qu’ils devaient s’organiser.
Mais je pense qu’il y a un danger : que les Loups gris utilisent à nouveau cette révolte, ce réveil des immigrés.
Ce que nous, en tant qu’immigrés, pouvons faire après de telles attaques, c’est de mieux nous organiser, de nous donner des buts à atteindre, d’organiser des groupes de protections dans les quartiers. Il y en a déjà dans différentes villes : ce sont des groupes antifascistes et indépendants qui sont dans les rues tous les soirs et tous les week-ends, qui surveillent ce qui se passe dans les quartiers et qui réagissent vite. Je pense qu’on en est arrivés à un point tel que chaque quartier doit avoir son groupe de protection pour défendre le quartier contre des attaques racistes, fascistes et sexistes.
Et nous devons aussi essayer de réunir ces groupes, afin d’avoir un groupe de coordination pour que la résistance soit plus visible.
Mais il y a un autre danger. Après Solingen et Mölln, beaucoup de jeunes ont agi d’une façon émotionnelle, comme pris d’une colère aveugle. Ils ont enfin compris que la vie n’était pas si facile ici, qu’ils devaient d’une façon ou d’une autre s’armer. Mais quand les attaques fascistes ne feront plus la une des journaux, la radicalité des jeunes risque de disparaître automatiquement.
C’est pour ça que nous, immigrés antifascistes organisés, devons effectuer un travail politique parmi ces jeunes-là. Nous devons nous rencontrer, faire des fêtes, des réunions, des concerts, des choses comme ça, afin de rester en contact. Nous devons montrer que ces attaques n’ont pas seulement été le fait de quelques jeunes éméchés, mais de fascistes organisés, soutenus par des politiciens, que ces attaques s’apparentent à la politique du gouvernement. Le fait que ces attaques et ces meurtres aient eu lieu tout de suite après l’abrogation du droit d’asile montre comme nazis et politiciens travaillent bien ensemble.

Agitatore Bene, c/o AL, Bobstraße 6, 50676 Köln

Mis en ligne le 3 janvier 2007]

  1. Deutsche Liga für Volk und Heimat, Ligue allemande pour le peuple et la patrie, voir p. 19[]
  2. Organisation kurde.[]
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