De Saint-Nicolas du Chardonneret, fief des traditionalistes de Mgr Lefevbre, sont partis depuis une dizaine d’années ce que la presse a appelé les «commandos anti-IVG». Cette branche radicale des catholiques pratiquants lutte pour un retour à l’ordre moral. Auraient-ils fait leur la phrase de Malraux : «Le XXIe sera religieux ou ne sera pas» ? Dieu seul le sait.
Le combat pour l’ordre moral passe par une opposition systématique à la pornographie, à l’homosexualité et à la contraception. Afin de défendre les valeurs traditionnelles, la famille apparaît comme le premier pilier de cet ordre moral. Face à la chute de la natalité, à la baisse des mariages religieux, l’intégrisme a trouvé son principal cheval de bataille : la lutte contre le droit à l’avortement instauré partiellement par la loi Veil du 17 janvier 1975. Dans la lignée de leurs grands frères américains, les traditionalistes français vont se lancer dans cette nouvelle croisade visant à rétablir l’ordre moral chrétien.
La famille comme modèle social
Encouragées par Jean-Paul II dans sa Lettre aux familles, des associations familiales catholiques (AFC) ne cessent de se créer. Elles sont au nombre de 480 et comptent dans leurs rangs 45 000 adhérents. Ayant une politique nataliste semblable (salaire maternel, croisade anti-IVG) et, suivant la tradition pétainiste, un désir commun du retour de la femme au foyer «soumise et procréatrice», AFC et partis d’extrême droite sont, le plus souvent, liés. Parallèlement à la création de ces AFC, des associations anti-avortement se constituent pour lutter contre ce qu’ils qualifient de «crime contre l’humanité». Depuis la fin des années 1980, plus d’une centaine d’actions commandos ont été commises à l’encontre des centres IVG. Provie, l’AOCPA, l’ACPER-vie, SOS Tout-Petits et Trêve de Dieu sont, parmi la cinquantaine d’associations anti-IVG existantes actuellement, les plus actives.
Les croisés contre l’avortement
Ces «croisés» justifient leur opposition à l’avortement à l’aide de trois critères : laïque, religieux et raciste.
• À la base, leur position est religieuse : la vie commence dès la conception. L’homosexualité et l’hétérosexualité, si il y a plaisir, sont condamnées par les chrétiens traditionalistes car le rapport sexuel est alors détourné de son unique but : la procréation.
• L’UFRAM[1], elle, adopte une position laïque combattant activement le «féminisme moderne des années 1970», jugé destructeur des valeurs familiales et responsable de la légalisation de l’avortement (la loi Veil).
• Enfin, cette loi est qualifiée de loi «raciste anti-française» ou de loi «génocide» par la plupart des associations anti-IVG fréquemment affiliées aux mouvements d’extrême droite : «la loi Veil est une loi raciste anti-française [...] seules les Françaises sont victimes de cette loi génocide alors que la grossesse des femmes immigrées est au contraire protégée». Ils s’appuient sur le fait que les femmes étrangères ne peuvent en effet avorter que si elles séjournent depuis plus de trois mois sur le territoire français.
«Le plus grand génocide de tous les temps»
Leur champ lexical fait essentiellement référence au génocide commis par les nazis. En comparant les victimes de l’Holocauste à celles prétendues de l’avortement, ils ne se veulent pas négationnistes. L’aspect on ne peut plus violent de leur comparaison leur permet de donner une dimension plus agressive à leur combat : ils sont les réels pionniers d’une croisade visant à stopper ce qu’ils considèrent comme le «nouveau génocide». Il en découle le vocabulaire suivant : au cours «d’opérations sauvetages» (actions commandos), «ces esprits du bien luttant contre le mal» tentent de sauver «des enfants à naître» (fœtus). Ils sont en guerre contre le «zyklon B moderne» (la pilule abortive RU 486) et le «pesticide anti-humains» (pilule). Le «gazage» (l’avortement) est pratiqué dans des «avortoirs» (centres IVG) par des «bouchers» ou des «avorteurs» (médecins). Ces macabres comparaisons ont donné le genre d’actions suivantes : lors d’une manifestation devant le siège des laboratoires Roussel-Uclaf (qui commercialisent la pilule abortive mise au point par le professeur Beaulieu), c’est habillés en déportés que les militants de l’AOCPA scandent : «vous transformez l’utérus en four crématoire». L’UNEC est une association qui a organisé, depuis sa fondation en 1989, trois pèlerinages à Auschwitz contre l’avortement, continuant ainsi le parallèle entre la Shoah et cet «infanticide prénatal» qu’ils jugent par ailleurs plus important numériquement. Lorsque Jean-Paul II, lors d’un voyage en Pologne en juin 1991, compare «les cimetières des avortements» à celui des camps d’extermination, il ne fait que renforcer la détermination des groupes anti-IVG, voire justifier la création de nouvelles associations ; Trêve de Dieu est l’une d’entre elles.
«De quoi je suis coupable pour qu’on me mette à mort»[2]
Trêve de Dieu est une association créée à l’occasion de la venue du Pape en Alsace-Lorraine en octobre 1988, pour empêcher tout avortement lors de sa «sainte» visite. Elle fut officiellement fondée le 26 octobre 1988 par Claire Fontana (ex-présidente), dont la mère (madame Gobry) fut militante dans la plus vieille association française contre le droit à l’avortement : Laissez-les vivre (créée en 1971).
Au cours d’opérations dites «opérations sauvetages», leur devoir est avant tout un «devoir de conscience». En effet, les commandos de Trêve de Dieu répondent à trois règles :
1) Discipline et silence. Les militants sont tenus de garder le silence lorsque les porte-parole s’adressent à la police, à la presse, aux femmes enceintes ou au personnel hospitalier (médecins, infirmières, directeurs…).
2) Leur but est de rester le plus longtemps dans le centre IVG : «ne nous laisser expulser par la police que pour donner tout le retentissement à notre action face au silence complice de notre société et nous amener aux conséquences ultimes de notre sacrifice». Lorsque Trêve de Dieu attaque un centre IVG, ses membres s’enchaînent aux tables d’opération, déstérilisant ainsi le bloc opératoire et tout le matériel ; ils détruisent les stocks de RU 486, rentrent dans les chambres des malades, consultent les dossiers…
3) Culpabiliser les femmes et les médecins. Pour cela, lors des actions commandos, slogans et banderoles en appellent à la conscience des femmes et des médecins pratiquant l’avortement (autres moyens de pressions, les mini-cercueils ornés de photos de fœtus).
La sœur aînée de Trêve de Dieu, SOS Tout-Petits, fondée en 1986, prêche pour un activisme moins violent. Son action reste dans un certain cadre légal : la pression morale sur les médecins et les femmes enceintes. L’organisation de Xavier Dor est connue pour ses multiples interventions contre des cliniques (Ordener, Colombes…[3] où les militants prient allongés à même le sol, distribuent des tracts annonçant «qu’ici on tue des bébés», chantent des cantiques religieux et, tout comme Trêve de Dieu, attendent l’arrivée de la police.
Le cri silencieux
Trêve de Dieu doit son activisme à son actuel président, Thierry Lefevre, qui est par ailleurs vice-président de l’ACPER-vie. Ce dernier a fait ses classes avec Joseph et Anne Scheildler, opposants les plus radicaux à l’IVG et fondateur du mouvement Pro-Life Action League. Thierry Lefevre a un rôle essentiel dans le développement des réseaux de Trêve de Dieu en Allemagne (antenne à Berlin). Les mouvements pro-life américains comme la National Right to Life fournissent à la Trêve de Dieu informations, tracts (qu’ils traduisent et reprennent) et cassettes vidéos. Deux films sont disponibles : Le Cri silencieux et Opération sauvetage. Le Cri silencieux, réalisé par le docteur Nathanson, pionnier de l’avortement aux États-Unis et désormais «repenti», est la véritable expression des pro-life américains. Ce film montre notamment un fœtus se tortillant à l’arrivée d’une sonde qui le déchiquette.
Trêve de Dieu est aussi en relation avec Rescue Outreach, mouvement pro-life anglais du Père Morrow. Ils participèrent ensemble à un «sauvetage» à Brighton en août 1990 lors de la Family Life Conference ; ils ont été condamnés à 10£ d’amende !!
Thierry Lefevre était par ailleurs présent à Wichita durant l’été 1991 pour l’action la plus importante jamais réalisée aux États-Unis. Pendant un mois, les cliniques ont été assiégées par les pro-life, et les avortements n’ont été effectués qu’en présence de la police (2400 arrestations).
États-Unis : Fontana puissance dix
1994 : deux médecins, deux réceptionnistes de clinique et un garde du corps ont été assassinés. Les militants pro-life, qui depuis 15 ans défrayent la chronique, sont passés à un degré supérieur dans leur lutte contre l’avortement. Au cours de ces six dernières années, 600 agressions ont été recensées : meurtres, menaces, effractions, kidnapping. Si la situation américaine diffère de celle de la France, c’est entre autres parce que le délai d’interruption volontaire de grossesse peut aller jusqu’à six mois (10 semaines en France). De plus, les centres IVG, contrairement à la France, ne sont pas rattachés à des hôpitaux et sont donc plus vulnérables. Quant aux moyens de pression, ils sont beaucoup plus extrêmes : en 1988, les activistes de Pro-Life Action League ont ramassé les déchets d’embryons et de fœtus avortés de seize cliniques de Chicago et les ont exposés sur le trottoir d’une artère de la ville. Le lobby pro-life est tel que tous les candidats à la présidence des États-Unis doivent prendre position personnellement sur la question de l’avortement.[4]
«Tout responsable d’avortement est frappé d’excommunication»[5]
Concernant la lutte menée par les traditionalistes français contre le droit légitime de toute femme à se faire avorter, deux grands problèmes se posent à l’heure actuelle.
1) Le vide juridique. La recrudescence des attaques de commandos anti-IVG a malheureusement bénéficié d’un incontestable vide juridique. La peine la plus importante prononcée par un tribunal à l’heure actuelle est de un an de prison avec sursis et de 10 000 francs d’amende[6]
… Le laxisme du système judiciaire ne peut que permettre la multiplication des actions contre les cliniques pratiquant l’avortement.
2) L’appui du Vatican et de l’Église. L’influence, qui n’est plus à démontrer, de l’Opus Dei sur le Vatican et sur les structures «classiques» de l’Église a permis la création de passerelles indéniables entre les adeptes de Lefebvre et le Vatican. À cet égard, la position de Jean Paul II est des plus troubles : il n’a jamais officiellement condamné les commandos.
La situation française n’a pas atteint le paroxysme des États-Unis dans le sens où aucun mort n’a encore été déploré. Rappelons toutefois qu’une personne est morte lors d’un attentat contre la diffusion du film de Martin Scorcese, La dernière tentation du Christ. Pour contrecarrer le mouvement traditionaliste (riche en fonds et en militants), il faut passer par une réelle mobilisation des militants et des militantes. Certains pourraient affirmer que ce combat doit être mené par les militantes ; mais la lutte pour nos droits ne doit pas être le fait d’un seul sexe. Face aux intégristes, la lutte doit être construite pour que les «343 salopes» soient épaulées par «343 salauds».
Paru dans REFLEXes n° 46, mai 1995
Publié en juin 1995
- Union Féminine pour le Respect et l’Aide à la Maternité.
[↩] - Claire Fontana dans son livre Lettre aux sauveteurs.[↩]
- Sos Tout-Petits est une association sans statuts, ce qui la met à l’abri des poursuites.
[↩] - Clinton s’est prononcé contre.
[↩] - Jean-Paul II in Libération, 24 novembre 1994.[↩]
- Libération, 15 mars 1995[↩]
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