Publié en 2001
Il y a plusieurs niveaux d’analyse dans la défaite de 1933. Cet article aborde essentiellement les responsabilités des deux grands partis de gauche de l’époque, sans lesquels le combat antifasciste était impossible. Sans vouloir dresser de parallèles avec la situation actuelle, il est indéniable que la connaissance de ces événements doit faire partie de la culture politique des militants antifascistes d’aujourd’hui.
Un Parti communiste aveugle
Issu de la ligue spartakiste de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, le Parti communiste allemand (KPD) de la période 1928-1933 n’a plus rien à voir avec ses origines. Passée l’ère des révolutions et des soulèvements (1918-1923), le KPD devient vite un jouet entre les mains de Moscou. Premier parti communiste européen (après le parti bolchevik), il est un instrument clé dans les mains de l’Internationale Communiste. La direction politique du KPD obéit totalement aux fonctionnaires soviétiques de l’Internationale. Dès lors, le KPD n’agit plus en fonction de la situation réelle allemande. Il fait appliquer à ses militants une ligne que ceux-ci ne peuvent aucunement infléchir. La soumission à Moscou est totale et s’applique à tous. Ainsi en 1931, l’Internationale oblige le KPD, malgré l’avis de sa direction, à prendre position pour un référendum demandé par les nazis et les nationalistes. Le comité central s’incline et obéit.
“classe contre classe”
Durant la phase terminale de la République de Weimar (1928-1933), le mot d’ordre de l’Internationale va être «classe contre classe». L’Internationale qui perçoit (?) le début d’une crise capitaliste mondiale pense que cette crise peut déboucher sur une nouvelle période révolutionnaire. Charge aux différents partis communistes européens d’être à la tête du mouvement ouvrier pour préparer cette révolution. Pour cela, il faut détrôner la social-démocratie, parti majoritaire chez les ouvriers. Les héritiers des spartakistes n’ont pas oublié que le parti social-démocrate avait été à la tête de la contre-révolution en 1918-21. Pour les militants révolutionnaires d’alors, il est hors de doute que le parti social-démocrate est du côté de la bourgeoisie. Dans le combat classe contre classe, le parti social-démocrate est un ennemi. Le KPD considère alors que l’élimination de la direction social-démocrate est un préalable à la révolution qu’elle prédit.
“front unique à la base”
Pour attirer les ouvriers social-démocrates en les séparant de leur direction, le KPD utilise comme mot d’ordre « front unique à la base ». Mais la plupart du temps, ce mot d’ordre est en fait lettre morte. Les attaques ne visent pas seulement la direction social-démocrate mais bien aussi les militants de la base social-démocrate. D’autre part, le KPD lutte également contre les militants communistes qui appliquent réellement la tactique du front unique à la base. Pour la direction du KPD, le mot d’ordre « front unique » est purement formel. La direction du KPD élimine les dirigeants du parti qui prônent le rapprochement avec les organisations social-démocrates, sous l’accusation de « dérive droitière ». Le KPD lutte à mort contre les sociaux-démocrates, allant même jusqu’à s’entendre parfois avec la base nationale-socialiste pour empêcher la tenue de meetings du SPD.
Compétition avec les nazis
Lors des élections législatives qui se déroulent entre mai 1928 et novembre 1932 (il y en aura 4) le KPD progresse comme le parti nazi mais dans des proportions moindre. Il passe de 10 % à 17 % des suffrages, de 54 à 100 députés au Reichstag. Les nazis passent eux de 2,5 % à 33 % après avoir culminé à 37 % en mai 1932. Fort de ses succès électoraux le KPD s’enferre dans sa politique, et dans ses illusions d’une révolution proche. La base du KPD se trouve alors à 80 % chez les chômeurs. Son électorat n’a pas la combativité que lui imagine le parti. La « radicalité » du parti tranche avec celle de ses électeurs. D’autre part, le KPD remporte ses succès avec un discours des plus ambigus. En 1930, le KPD avance un programme de « libération nationale et sociale » où il tente de se rallier un électorat nationaliste en critiquant le traité de Versailles. De plus en plus, la propagande communiste insiste sur le culte du chef Thälmann baptisé « chef du prolétariat ». La compétition avec les nazis se fait plus clairement dans la rue, où le Front du Combattant Rouge, la milice d’autodéfense du KPD affronte les nazis. Mais privé de l’aide des militants social-démocrates elle ne peut espérer endiguer la masse combattante nazie.
Un parti social-démocrate dépassé par les événements
Le Parti Social-démocrate (SPD) a penché durant toute la République de Weimar du côté droit. Dès novembre 1918, le SPD avec notamment Ebert essaye d’être présentable aux yeux des dirigeants bourgeois. Dans son zèle pour se faire accepter par les milieux réactionnaires, il n’hésite donc pas à réprimer dans le sang des ouvriers les tentatives d’émancipation réelle de 1918-1921. Le surnom de Noske le ministre social-démocrate de l’intérieur est le « chien sanglant » parmi les ouvriers. Il est d’ailleurs significatif que pour faire son travail, Noske ait employé les corps-francs. Ces soldats démobilisés qui sont utilisés comme police auxiliaire et verront leurs chefs gagner rapidement le mouvement nazi. Cette élimination physique des éléments révolutionnaires (et d’eux seulement) laissera, à terme, le champ libre aux forces réactionnaires.
« la politique de la tolérance »
Le SPD est un des piliers de la République de Weimar. La plupart des gouvernements se font soit avec lui, soit avec son soutien. De 1923 à 1928, il soutient tous les gouvernements, avant de revenir au pouvoir entre 1928 et 1930. Cette omniprésence du SPD s’explique par son attention à ne pas offusquer les partis de droite avec un programme trop socialiste. Les exigences sociales du SPD sont telles que la bourgeoisie libérale accepte de gouverner avec lui sans trop de difficultés. Après son départ du pouvoir en 1930, le SPD rentre dans un jeu encore plus pervers. Le SPD soutient implicitement les gouvernements de droite (qui n’ont pas la majorité au Parlement). Il laisse ainsi passer la plupart des lois antisociales d’un gouvernement de plus en plus contrôlé par la réaction. Cette politique, le SPD la mène sous le nom de « politique de la tolérance » (Tolerierungspolitik), qu’elle justifie par la peur d’un glissement plus à droite de la République. Cette politique culmine avec les élections présidentielles de 1932, où le SPD ne présente pas de candidat et soutient le maréchal Hindenburg, vieux fossile réactionnaire de la période impériale. Hindenburg bat effectivement le candidat Hitler, mais l’appellera au pouvoir moins d’un an plus tard.
La crise s’accentue
Le SPD par sa politique de tolérance permit l’adoption de mesures antisociales qui sont toutes prises au nom de la lutte contre le chômage. La crise financière américaine de 1929, se répercute en Europe au début de l’année 1930. Du fait des lourdes « réparations de guerre » à payer aux vainqueurs de 1918, l’Allemagne est plus sévèrement touchée. Une partie de son industrie privée de capitaux et de débouchés s’effondre. Le chômage augmente de façon vertigineuse. De 800 000 chômeurs en 1927, on passe à 4,5 millions fin 1930, pour atteindre 6 millions lors de l’hiver 1932. A ces chômeurs, il faut ajouter les personnes qui connaissent également un chômage, mais partiel. Cette question du chômage devient centrale dans la politique allemande. Le dernier gouvernement social-démocrate, puis les gouvernements de droite discrètement appuyés par le SPD font à peu près la même politique de classe. Les impôts augmentent, les cotisations pour l’assurance-chômage augmentent aussi, tandis que les prestations pour les chômeurs diminuent. Les salaires des fonctionnaires sont diminués. Seul le budget de l’armée est augmenté… Dans le même temps, malgré la surproduction, les prix ne baissent pas, pour le plus grand profit des gros industriels. Les prix agricoles sont maintenus hauts artificiellement pour favoriser les grands propriétaires terriens qui ont l’oreille du pouvoir. Ces propriétaires reçoivent en plus des subventions.
Apathie social-démocrate
Cette offensive réactionnaire se déroule parallèlement à la progression du parti nazi. Celui-ci est de plus en plus soutenu par les milieux économiques (Krupp, Thyssen, etc.) tout en s’affirmant leur adversaire. Cette dualité, Hitler la résoudra rapidement en faveur des gros industriels et grands propriétaires terriens. Il abandonne de son programme la nationalisation des trusts, ou encore « la réforme agraire sans indemnisation ». Les dernières attaques contre les riches sont dirigées contre les propriétaires juifs. Pour terminer de rassurer les milieux de pouvoir, Hitler affirme vouloir respecter la légalité. Pourtant, la violence politique des sections d’assaut (SA) nazies croît sans cesse. Le SPD qui dispose pourtant d’une milice d’autodéfense, la Bannière du Reich (Reichsbanner), l’utilise peu . Même quand c’est le SPD qui est directement visé. Quand en 1933 Hitler la dissoudra, il n’y aura pas de résistance. Sur le plan syndical, l’ADGB, puissant syndicat contrôlé par le SPD, se refusera à suivre l’appel à la grève des communistes lors de la prise du pouvoir par Hitler. Avant cela en novembre 1932, lors de la grève des transports à Berlin le syndicat social-démocrate refusa d’entrer dans une grève illégale mais populaire. Les communistes, à l’origine du mouvement, se trouvèrent alors bientôt rejoints par les nazis qui en occupant le terrain laissé par les social-démocrates tentaient de mordre sur l’électorat ouvrier. L’unité d’action était refusée, ce qui profitait aux nazis et démobilisait la base ouvrière. Dès 1932, le SPD fait preuve de passivité lors de la destitution illégale par le pouvoir du gouvernement du Land de Prusse. Déjà, comme il le fera donc en janvier 1933, il refuse la grève proposée par les communistes. Cette apathie du SPD est là encore causée par une analyse erronée de la situation. Le SPD pense que les nazis respecteront la légalité, et qu’ils ne resteront pas longtemps au pouvoir. Le SPD se refuse par ailleurs à toute alliance de fait avec les communistes. Lorsqu’il crée le Front de fer pour lutter contre les nazis, c’est une alliance essentiellement électorale avec une partie de la droite. Ces erreurs de la social-démocratie entraînera des réactions au sein du SPD avec la scission en 1931 du Parti social des travailleurs (SAP). Ce dernier étant favorable au front unique avec les communistes. La Bannière du Reich comprend mal l’apathie social-démocrate et souhaitera sans succès une lutte active contre le nazisme.
Epilogue
On le voit, les deux principaux partis de la gauche allemande ont commis de nombreuses erreurs. Même si elle n’est évidemment pas totale, leur responsabilité est grande dans l’arrivée au pouvoir des nazis. Cette responsabilité est partagée. Le KPD par sa cécité politique, son incompréhension des rapports de force et son dogmatisme a sacrifié une génération de militants dont la plupart étaient sincères. Ils furent d’ailleurs nombreux à continuer la lutte et donc à périr après janvier 1933. Le SPD que l’on dédouane souvent de ses responsabilités, à fait preuve d’une apathie criminelle. Il a surtout, en soutenant les politiques économiques réactionnaires, contribué à créer le terreau favorable à la montée du nazisme.
A lire : Ossip Flechtheim, Le KPD sous Weimar, Maspéro 1971 ; Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature, Maspéro 1970 ; Claude Klein, Weimar, Flammarion 1968 ; Pierre Ayçoberry, La question nazie. Les interprétations du nazisme 1922-1975, Points-Seuil. A voir : Erwin Leiser, Mein Kampf, diffusion Arte 1961.
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