REFLEXes

Voir Dyarbakir… pour y croupir ?

26 février 2003 Non classé

La ville la plus importante du sud-ouest anatolien kurde dresse ses remparts à une centaine de kilomètres au nord-est de la frontière irakienne Bien éloignée de l’agitation militaro-médiatique qui secoue la région depuis l’intervention turque dans la zone de protection de l’ONU, la ville de Diyarbakir est un microcosme résumant toute la complexité de la situation des Kurdes en Turquie.

«Il y a deux ans, nous étions trois cent cinquante mille habitants ici, aujourd’hui, nous en comptons près de deux millions». Dans les rues des bidonvilles, Mehmet ne retient pas sa colère contre un gouvernement qui l’oblige à vivre ici : «Le premier drame fut d’être chassés de nos villages et regroupés de force en ville». La raison de cet exode forcé des campagnes vers les villes, c’est la paranoïa du gouvernement, persuadé que chaque village sert de base au PKK. «Sans aucune structure prévue pour nous accueillir, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, et c’est là notre second drame.

Pas de travail, pas de logements, aucune aide de l’État ou de l’extérieur car les organisations humanitaires ne sont pas autorisées à nous rendre visite. Il reste seulement les petits boulots occasionnels pour nous, mais aussi pour les enfants qui ne peuvent êtres scolarisés. D’une part, c’est un problème financier insurmontable pour les parents, et de plus, un enfant qui travaille permet toujours une amélioration de l’ordinaire.» La vie quotidienne des populations victimes de la politique de regroupement du gouvernement se révèle une catastrophe sociale dont personne ne veut ou ne peut s’occuper.

À travers toute la Turquie, les victimes de la diaspora kurde perdent peu à peu toute illusion quant à une éventuelle amélioration de leurs conditions de vie. «De plus, nous constituons ainsi une main d’œuvre bon rnarché, facilement malléable. Quel pays pourrait ainsi se passer de plusieurs millions de travailleurs presque réduits à l’esclavage !». Sur cette situation de précarité vient se greffer un sentiment plus fort que tout : la peur. Peur de la répression, des arrestations arbitraires, des disparitions inexpliquées. Dans Diyarbakir, la police et l’armée sont omniprésentes, organisées en un remarquable réseau de surveillance auditive et visuelle. Impossible de faire un pas sans être suivi, de sortir du centre ville sans être arrêté, de parler librement aux gens dans la rue, il est dangereux pour tous, témoins ou acteurs, de raconter la réalité de la situation. Pour survivre ici, il faut aussi savoir se taire et fermer les yeux. Suprême raffinement de ce système de surveillance : les guides spontanés, qui abordent tous les étrangers et se proposent de leur faire visiter la région. Simples informateurs ou policiers en civil, ils se disent tous sympathisants de la cause kurde, mais veulent surtout connaître les raisons de la présence des étrangers, les personnes rencontrées, leur avis sur la question kurde. Tout ceci afin de donner une vision plus correcte de la situation, de montrer des populations kurdes vivant en paix dans des sites touristiques remarquables, là où la philosophie kémaliste prend toute sa signification, à savoir «qu’en Turquie, il n’y a que des Turcs».

Si une partie des Kurdes exige l’indépendance, la majorité se contenterait d’une reconnaissance de sa culture et surtout de sa langue. Mais le gouvernement d’Ankara a toujours fait la sourde oreille à ces revendications, et il applique une politique de répression qui, paraphrasant Goebbels, peut se résumer ainsi : «Quand j’entends le mot kurde, je sors mon revolver». Seule concession faite, l’autorisation de se différencier par la dénomination de l’une des montagnes. Autrement dit, rien de bien significatif, puisque même les fêtes traditionnelles sont interdites.

Par exemple le nouvel an qui, pour le peuple kurde, se fête le 21 mars. Toute la nuit, ils chantent et dansent à la lueur de gigantesques brasiers érigés ainsi chaque année depuis plus de deux mille ans : c’est le Newroz. À Diyarbakir, cette cérémonie est devenue le symbole des revendications kurdes. Ces dernières années, les célébrations ont été marquées par de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Diyarbakir est désormais présente dans la longue liste des civils-martyrs. Mais cette année, rien ne se passe, aucune clameur ne résonne dans les rues, aucun brasier ne vient illuminer les vieilles rues du centre. Cette année, le gouvernement a fait du Newroz une fête turque, selon la plus pure doctrine kémaliste, et malgré leur extrême nervosité, les forces de l’ordre présentes à chaque coin de rue resteront calmes. La «turquisation» de la fête a conduit les Kurdes à un acte politique de résistance pacifique. Pas de bruit, pas de fumées, rien qui puisse légitimer la naissance de ce Newroz turc. Toute manifestation organisée dans un but de pure propagande comporte des trésors d’ingéniosité déployés dans des scènes grandioses, certes, mais qui confinent parfois à la farce, voire à la bouffonnerie, lorsque les acteurs et organisateurs en font trop. Le Newroz à la sauce turque fait hésiter entre la condescendance et la franche rigolade. Un seul détail empêche d’éclater franchement de rire, c’est la présence de gardes armés tout autour du gymnase qui sert de décor à cette magnifique opération de relations publiques. Rien ne manque à la mise en scène. Une dizaine d’équipes vidéo filment en permanence une série d’intervenants locaux, issus des milieux notables expliquent à un public attentif les bienfaits de la civilisation des Kurdes en Turquie. Petit problème : le public en question est composé de deux-tiers d’enfants, et le reste de policiers en civil. De temps en temps, des écoliers en costume bleu ciel présentent chants et danses traditionnels sous le sévère regard d’un immense portrait de Mustapha Kémal entouré de fleurs. Dommage que Leni Riefenstahl ne soit pas venue filmer tout cela. À la fin de l’après-midi, tout était fini, la fraîche nuit anatolienne recouvrit Diyarbakir de son paisible manteau. La nouvelle année kurde s’annonce calme, mais combien de temps encore les millions de Kurdes de Turquie accepteront-ils ce genre de clownerie politique ? Le seul espoir pour les populations kurdes d’être reconnues, c’est la possibilité d’une entrée de la Turquie au sein de la communauté européenne, ce qui obligerait le gouvernement à respecter et à appliquer la convention internationale des Droits de l’Homme. Cela permettrait une résolution pacifique du conflit, et pas seulement en Turquie. Car dans cette région du monde, les Kurdes sont une sorte de «Wargame» international et tous les pays viennent jouer.

Malheureusement, une semaine après la signature d’un accord commercial entre l’Union européenne et la Turquie, les troupes turques franchissaient la frontière irakienne, violant ainsi les règles les plus élémentaires du droit international et faisant de nombreuses victimes parmi les populations civiles placées sous la protection de l’ONU.

Paru dans REFLEXes N°47, oct./nov. 1995

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